Dix-sept heure quinze. J'angoisse. Ils ne sont toujours pas revenus. J'en viens à regretter d'avoir réveillé Jeremiah une heure auparavant, même si ça m'a bien amusée de l'arroser à l'eau froide. Il a gardé ses reproches pour lui quand il a remarqué la nourriture qui l'attendait sur sa table de chevet et constaté qu'il aurait été en retard sans mon intervention.
Enfin, il apparaît dans mon hall. Seul.
– Avant que tu montes sur tes grands chevaux, elle arrive un peu plus tard. On s'est dit que ce serait plus discret comme ça.
Le doute m'assaille mais je ne réponds rien. Amaryllis lui aurait parlé de nos conversations ? Ou comment l'a-t-elle convaincu de revenir ici ? Pendant que je m'interroge, Jeremiah se dirige vers les fameux escaliers, prenant garde à ce que personne n'y prête attention. Il grimpe les marches et s'assoit sur la plus haute. Quelques minutes plus tard, Amaryllis le rejoint et s'affaire avec le cadre qui représente mon portrait. J'étais toute fraîchement bâtie, à cette époque. Le peintre qui m'a représentée était l'un de mes étudiants favoris. C'est son atelier secret qui dort derrière ce mur, abandonné depuis tant d'années à présent. Le mur s'ouvre dans un bruit sourd que j’atténue de mon mieux.
– Waouh… laisse échapper Jeremiah.
Je ressens une petite pointe de fierté face à cette réaction.
– Allez, viens !
Amaryllis ne cache pas son enthousiasme et le prend par la main pour s'engouffrer dans le couloir sombre où j'allume les torches avec ma magie. Jeremiah tressaille à ce contact inattendu mais se laisse entraîner sans rien dire. Je me demande ce qu'ils ont bien pu se raconter, à l'extérieur…
Avec une lenteur théâtrale, je laisse ma lourde porte s'ouvrir sur la pièce cachée. Je l'ai dépoussiérée pour eux, j'espère que l'endroit leur sera agréable. Les chandeliers éclairent faiblement l'espace encombré par quelques toiles recouvertes et le matériel de peinture que j'ai bien rangé dans un coin. Je ne m'attendais pas à ce que ce bric-à-brac intéresse Jeremiah. Les yeux brillants d'émerveillement, il s'approche, effleure les palettes et les pinceaux des doigts, puis découvre l'une des toiles. Un portrait inachevé se dévoile, croquis à peine esquissé.
– Tu peins ?
Amaryllis a l'air aussi surprise et curieuse que moi.
– Je peignais, corrige Jeremiah.
Je ressens sa mélancolie nostalgique l'espace de quelques secondes, puis il recouvre le chevalet et s’en désintéresse aussi subitement qu'il y avait arrimé son attention.
– Bon, lance-t-il en s'asseyant avec légèreté sur l'un des fauteuils rembourrés. Pour commencer, il faudrait savoir quelle est la nature de ton pouvoir. Tu as sûrement déjà connu quelques événements qui t'ont parus étranges, lorsque tu étais angoissée ou en colère ?
– Euh… Oui, mais je ne saurais pas trop comment l'exprimer.
Amaryllis triture ses doigts, soudain nerveuse. Jeremiah croise les jambes et la fixe avec attention.
– Pourquoi est-ce que tu restes debout ? Assieds-toi, plutôt, propose-t-il en désignant un siège similaire face à lui. Ce sera plus confortable pour discuter…
Elle acquiesce en silence et prend place, droite comme un i, se tordant toujours les mains.
– Décris-moi juste ce qu'il s'est passé, ça pourra peut-être nous donner des indices.
– Eh bien… Je ne sais pas… Parfois, il y a comme un… un flou autour de moi ! Oui, voilà, tout s'estompe.
Jeremiah reste perplexe. Difficile d'identifier quoi que ce soit avec ça, j'en conviens.
– D'accord… Rien d'autre ? Je veux dire, tu n'as pas observé d'effets extérieurs, par la suite ?
– Non… Non, je ne crois pas. Je suis désolée…
– Ne t'excuse pas. Je ne suis pas là pour te juger. Je comprends que ça puisse t’effrayer, tout ça, mais tu n'es plus toute seule, ok ?
Amaryllis relève la tête et lui renvoie un regard reconnaissant, esquissant même un sourire que Jeremiah lui rend.
– Voilà ! C'est mieux comme ça, t'es bien plus belle quand tu souris, Jolie Fleur.
La jeune fille rougit jusqu'aux oreilles et détourne les yeux. Quel charmeur, celui-là !
– Il n'y a pas un moyen de savoir ? interroge-t-elle précipitamment pour recentrer la conversation.
– Pas à ma connaissance, en tout cas. Chacun découvre son pouvoir à son rythme. Pour certains, pas avant leur dix-neuvième anniversaire. Mais si tu en as déjà ressenti les manifestations, on pourra peut-être travailler là-dessus.
– Il y en a beaucoup ? Des personnes qui ont un pouvoir ? s'étonne-t-elle.
– Nous sommes discrets, et nous restons une minorité, mais quand même, oui. On pourrait démarrer par la magie de base, celle qui peut servir au quotidien et que chaque mage maîtrise plus ou moins bien. Déjà, je pense qu'on peut éliminer tout ce qui est pouvoir élémentaire, tu en aurais saisi les manifestations. Peut-être un pouvoir en lien avec l'esprit…
– Qu'est-ce que tu appelles la magie de base ?
– Du genre… pour déverrouiller une porte, tu vois ?
– Oh ! Tu peux m'apprendre ça ?
Si j'en avais été capable, j'aurais éclaté de rire devant la moue dépitée de Jeremiah.
– Je sais pas pourquoi j'ai choisi cet exemple… ronchonne-t-il en soupirant. Mais bon…
– Ô grande Aeternalis… Nous autorises-tu à utiliser cette porte pour nos expériences ?
– Si gentiment demandé…
– S'il te plaît ?... ajoute-t-il sur un ton plus incertain.
– Avec plaisir. J’ai hâte de voir comment tu t'en sors en tant que prof.
Sans relever ma pique, il se lève et s'approche de la porte en bois massif, puis claque des doigts devant la serrure et le cliquetis du loquet retentit.
– Tu l'as verrouillée ! s'exclame Amaryllis en se levant à son tour.
Ce n'est pas en réagissant comme ça qu'elle le fera descendre de son piédestal… Bien que je le trouve étrangement sage de ce point de vue, pour l'instant. Il réitère son mouvement et obtient l'effet inverse.
– Et comment tu fais ça ?
– Eh bien… le truc, c'est que ça dépend de ta magie. Moi, par exemple, je me focalise sur mon objectif et le mouvement qui en résultera. Si j'avais un pouvoir élémentaire, j'aurais peut-être pu me concentrer sur la température ambiante pour en modifier la fluctuation… Si comme je le soupçonne tu possèdes plutôt une magie de l'esprit, ton fonctionnement pourrait être similaire au mien.
– C'est ton cas ?
– Oui. Tu veux essayer ? élude-t-il en s'écartant.
– Mais oui ! Alors… Je me focalise…
Elle ferme les paupières et fronce les sourcils.
– Garde plutôt les yeux ouverts, pour ce type d'exercice. Fixe ton objectif et imagine-le, comme si l'action te semblait naturelle.
Jeremiah place ses mains de part et d'autre de la serrure, formant une cible pour son élève qui suit ses conseils à la lettre. Je suis captivée par sa manière d'aborder toutes ces étapes. Je n’aurais pas été capable de l'expliquer de manière aussi parlante. Après un moment passé à fixer intensément la poignée, Amaryllis claque des doigts.
La même sensation de flottement que lorsqu'elle s'était enfuie face à Joseph m'envahit.
– Wow… Ça va ? s'inquiète Jeremiah.
– J'ai réussi ! T'as vu ça ??
Il la scrute, incrédule. Le sourire de la jeune fille s'évanouit.
– Tu pensais que j'y arriverai pas.
– Non, pas ça ! réfute-t-il. Tu n'as rien senti ? C'était… bizarre.
– Bizarre ?
– Je crois que j'ai compris ce que tu voulais dire tout à l'heure. Durant un instant tu es devenue… Floue ? À quoi t'as pensé, exactement ?
– Je crois que… Oui, c’est ça, j’ai revu le moment où le loquet s'est verrouillé.
– Le moment… répète Jeremiah, pensif. Réessaie, pour voir ?
Amaryllis réitère l'expérience avec le même effet.
– C'est bien ça, j’ai visualisé le moment où tu as toi-même verrouillé et déverrouillé la porte.
– Ça reste à confirmer… C'est plutôt rare, mais peut-être que ton pouvoir a un rapport avec le temps. Il va falloir faire gaffe…
– Le temps ? chuchote Amaryllis. Tu veux dire… Je pourrais remonter dans le passé ?
– Ça ne fonctionne pas vraiment comme ça… C'est un pouvoir complexe. Et je te le répète, c'est à confirmer.
– D'accord…
Amaryllis chancelle un peu mais retrouve rapidement son équilibre avant que Jeremiah n'intervienne, suspendant son geste pour la retenir.
– C'est normal, si tu es un peu étourdie. C'est la première fois que tu utilises sciemment ton pouvoir, et si je ne me trompe pas tu n'as pas encore atteint ton plein potentiel.
– J'aurai dix-neuf ans le 20 mars prochain. J'espère que d'ici là, tu seras toujours partant pour m'aider !
Jeremiah pâlit à l'annonce de cette date. Les remords l’assaillent-ils ? Amaryllis, qui guettait sa réaction, perd son sourire.
– Tu ne le seras plus.
– Je… Bien sûr que si, se reprend-il. C'est pas courant, le jour de l’équinoxe.
La jeune fille pouffe de rire.
– Pas plus que n'importe quelle autre date…
– Je me suis mal exprimé… Les solstices et équinoxes ont une importance particulière pour tous les mages. Ceux qui sont nés l'une de ces journées sont les mages les plus puissants.
Amaryllis écarquille les yeux à cette révélation. Je me demande si lui aussi n'est pas né à l'une de ces dates…
– Ça veut dire que…
– Tu ne dois parler à personne de tes pouvoirs. Tu pourrais être en danger, ne fais confiance à personne.
Amaryllis le regarde droit dans les yeux. Je sais à quoi elle pense, mais elle ne devrait pas jouer à ça.
– Parce que toi, tu es digne de confiance ?
– Non, répond-il sans hésiter.
Décontenancée, la jeune fille sursaute devant cette réponse abrupte.
– Mais t'en fais pas, je ne le dirai à personne… ajoute-t-il avec un clin d'œil en ouvrant la porte. Tu sais, je crois qu'on en a assez fait pour aujourd'hui.
– On se revoit quand ? s'enquiert-elle en le suivant dans le couloir.
Il rit. Je sens venir les paroles enjôleuses.
– Je vais te manquer, Jolie Fleur ?
Qu'est-ce que je disais, je commence à le connaître, le gredin !
– Dis, ça te dirait qu'on mange ensemble, ce soir ? propose-t-elle sans accorder d'importance à son insinuation. J'ai encore plein de questions à te poser !
Mais elle n'a qu'à me les poser, ses questions ! Je m'attends à une réponse positive mais Jeremiah se rembrunit.
– Je viens de te dire que personne ne devait savoir ! Toutes les questions qui concernent la magie resteront dans cette pièce, compris ?
Drôle de changement d'attitude… Pourquoi est-il si froid, tout à coup ? Pourtant, Amaryllis ne se démonte pas.
– On pourrait parler d'autre chose, je sais pas, apprendre à se connaître ?
– On se retrouve ici mercredi, à la même heure, ça te va ?
– Bon… soupire Amaryllis, désappointée. D'accord…
Jeremiah se passe une main dans les cheveux. Je ne le suis plus et j'ai comme l'impression que lui-même ne sait plus sur quel pied danser.
– Ne sois pas déçue, disons que c'est… partie remise.
Le visage d’Amaryllis s'illumine. En tout cas, elle est tombée sous le charme, je n'ai plus aucun doute.
– Super ! Alors, à mercredi !
Elle agite sa main pour lui dire au revoir et il lui renvoie son salut, un peu machinalement. Je me demande à quoi il pense… Toutefois, je resterai sur ma faim, car il ne m’adresse pas la parole, ni durant le reste de la soirée, et évite sciemment les miroirs. Amaryllis, par contre, ne tarit pas d’éloge et s’extasie devant leurs découvertes. Je tempère un peu et la mets en garde, mais je vois bien qu’au fond, elle est déjà persuadée que Jeremiah n’est pas si mauvais… Je ne peux m’empêcher de m’inquiéter pour la suite. Qu’adviendra-t-il, s’il la trahissait vraiment ? Si cela devait arriver, j’espère bien être en mesure d’intervenir. Peut-être qu’il serait temps de me trouver un autre allié, quelqu’un qui pourrait espionner pour moi hors de mes murs… voire agir si nécessaire.
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