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tome 1, Chapitre 23 « Elysée » tome 1, Chapitre 23

Célia resta figée. Son souffle était court, haché, comme si ses poumons refusaient encore de croire à ce qu’ils sentaient. Quelques instants plus tôt, elle hurlait, l’âme arrachée à son corps. Et à présent, elle se trouvait dans cette chambre… comme si rien ne s’était passé. Son regard glissa lentement de la fenêtre aux poutres, puis revint vers Aelia à son chevet.

— Tout va bien ? demanda la cadette, tout sourire. Tu as fait un cauchemar ?

— Qu’est-ce que je fais ici ? souffla Célia, le cœur affolé. J’étais dans la tanière de Ludan ! Des lianes… elles m’ont attrapée, elles m’ont… !

Une petite tape sur la tempe, suivie d’un rire léger, la coupa net.

— Tu as sûrement trop écouté d’histoires effrayantes à la taverne hier soir. Descendons manger, il est déjà midi.

La cadette, vêtue d’une sur-robe claire par-dessus un chemisier immaculé, quitta la pièce en trottinant.

Abasourdie, Célia porta une main à son front. Chaque meuble, chaque recoin de la pièce lui semblait familier. Tout était exactement à sa place. De ses vêtements habituels pliés sur la vieille chaise, en passant par la commode grinçante menaçant de s'écrouler sur elle-même, à la table de chevet rafistolée.

Elle se leva lourdement, s’habilla, et quitta la pièce à son tour. Dans les escaliers, une agréable odeur vint lui chatouiller les narines. Intriguée, elle accéléra le pas et se précipita vers la cuisine.

Ses parents riaient avec Aelia autour de la table. Célia s’arrêta net en voyant les plats disposés : viande encore fumante, poisson grillé, légumes colorés, pain aux céréales, fromage affiné. Jamais un tel festin n’avait été servi dans cette maison. Pourtant, rien ne semblait étrange aux autres membres de la famille, qui mangeaient comme si cela avait toujours été ainsi.

— Te voilà enfin debout, lança son père en riant. On commençait à croire que tu hibernais !

— Laisse-la, murmura Anyse avec tendresse. Elle doit encore être toute bouleversée à l’idée du grand voyage…

— Nous partons ? s'étonna l'intéressée.

— Tu as déjà oublié ? fit Aelia en souriant. Il y a trois jours, un riche marchand a fait escale au village. Tu as discuté avec lui, il t’a proposé un emploi. Il est reparti à la capitale pour trouver un logement. Il revient cet après-midi nous chercher.

— Pour aller à la capitale ?!

— Tu vas enfin pouvoir t’épanouir, s'émut la mère. Nous n’avons jamais été aussi fiers de toi.

Célia sentit sa gorge se nouer. Elle ne comprenait rien, mais ses parents la regardaient avec un tel amour qu’elle n’osa pas les contredire. Elle se força à sourire malgré son trouble et s’installa à table.

Elle attrapa un morceau de pain chaud. La croûte croustillante craqua sous ses doigts, la mie tiède lui fondit sur la langue. Une réminiscence d’enfance l’effleura, fugace.

Elle goûta ensuite à la viande juteuse, parfumée d’herbes, aussi savoureuse que chez les elfes. Le poisson grillé se délita entre ses dents, relevé d’un sel subtil. Chaque bouchée lui apportait une chaleur douce, trop parfaite.

Célia mangea avec appétit, le cœur gonflé d’une émotion qu’elle n’arrivait pas à définir. Lorsqu’elle eut terminé, elle aida machinalement à débarrasser la table, comme si ce geste lui avait toujours paru normal. Le rire de son père flottait encore dans la pièce, mêlé aux bavardages d’Anyse et d’Aelia. Une harmonie simple, familière… qui lui donnait l’illusion de retrouver quelque chose que les Neantys lui avaient arraché. Repues, les sœurs sortirent de la maison.

Le soleil baignait Uleth d’une lumière sereine et les habitants s’affairaient à leurs activités quotidiennes. Au passage des sœurs, tous les félicitaient et leur souhaitaient un bel avenir.

Aelia les remerciait chaleureusement, pendant que Célia gardait une attitude réservée. Pensive, elle cherchait à comprendre. La tanière de Ludan, les lianes, la sensation d’arrachement… Elle se souvenait de tout, jusqu’au moment où son corps lui avait échappé. Ensuite, le vide.

Elle détaillait chaque maison, chaque visage. Rien n’avait changé. Alors la question jaillit, presque malgré elle.

— Qu’est-ce qu’on a fait, hier matin ?

— Récolte en forêt, troc sur la place. Comme d’habitude.

— Mais… Papa refusait qu’on aille en forêt à cause des Neantys…

— Des quoi ?

Célia blêmit. Aelia les avait vus, impossible qu’elle ait oublié. Elle tenta d’expliquer, sa voix hachée par le doute.

— Des démons ? répéta Aelia avec un petit rire. Tu es sûre de ne pas les avoir rêvés ?

Que pouvait répondre Célia sans passer pour une folle ? Elle n’insista pas, mais un malaise lui serrait la poitrine.

Un tumulte la tira de ses pensées. La foule s’animait, se ruant vers la place centrale.

— Les marchands ! cria quelqu’un. Ils sont revenus !

Le visage d’Aelia s’illumina davantage. Elle prit le bras de sa sœur et l’entraîna. Tout échappait à Célia, mais elle pouvait au moins découvrir ces mystérieux voyageurs.

Leur chariot s’était arrêté au milieu de la place du marché, encerclé par les villageois. Célia se glissa dans la foule, le cœur battant à tout rompre. Lorsqu’elle distingua enfin les deux hommes, son teint devint livide.

Le plus âgé arborait des habits amples, richement brodés, et le port altier d’un homme habitué aux foules. À ses côtés, son fils se tenait droit dans un pourpoint sobre mais élégant, décoré de discrets motifs. Ses cheveux noirs soigneusement coiffés et son maintien lui donnaient fière allure. Il adressait aux villageois des sourires courtois, le regard assuré.

— Ah, Célia, vous voilà ! lança-t-il avec chaleur. Vous avez une mine affreuse… On dirait que vous avez vu un fantôme.

Face à elle, bien vivants, se tenaient Jael et Eldan. Le visage déformé par l’effroi, Célia recula d’un pas et les pointa d’un doigt tremblant.

— Vous…! Vous… ! Vous êtes censés être morts !

Un silence perplexe s’abattit. Les regards se tournèrent vers la jeune fille, incompréhensifs. Jael, lui, se contenta de sourire avec la placidité d’un homme sûr de lui.

— Je ne saisis pas le sens de vos paroles, mais passons. Comme promis, j’ai trouvé un hébergement à la capitale pour vous et votre sœur. J’ai dû payer grassement l’ancien propriétaire, mais cet investissement sera vite rentabilisé grâce à vos incroyables compétences.

Heureuse, Aelia resserra sa prise sur le bras de Célia. Cette dernière, tremblante, ne voyait pas les visages polis et suaves de ces deux hommes, mais ceux des perfides Lumiailes en mission pour leur Reine.

— Je sais très bien qui vous êtes ! lança-t-elle, la voix tremblante. Des Lumiailes ! Des espions déguisés, à la solde de la Reine Sorane ! Vous n’êtes que des menteurs ! Des voleurs !

Un murmure d’incompréhension parcourut la foule, vite teinté d’indignation.

— Qu’est-ce qui te prend, gamine ? gronda une voix grave derrière elle.

Elle se retourna brusquement. C’était Rick, les bras croisés, la toisant avec dureté.

— Ils t'offrent la chance de ta vie, et tu leur craches dessus ?

Des hochements de tête appuyèrent ses paroles. Célia sentit ses joues brûler et ses entrailles se tordre. Sous le poids des regards accusateurs, la culpabilité la gagnait.

— Du calme, mes amis, tempéra Jael d’une voix douce. La perspective de ce voyage doit certainement la perturber. Je comprends ses doutes. Quitter sa maison pour une nouvelle vie n’est jamais facile. Moi-même, j’étais nerveux quand j’ai laissé derrière moi ma cité d’origine. Mais voyez où cela m’a mené… Aujourd’hui, je suis l’homme que vous connaissez. Le même destin pourrait bien attendre ces deux jeunes filles, et vos encouragements seront pour elles source de motivation !

Eldan marcha lentement vers Célia qui recula d’un pas tremblant. Son cœur cognait dans sa poitrine et une sueur glacée lui coula dans le dos. Par réflexe, elle fit un geste pour dégainer une épée… qu’elle n’avait pas sur elle. Le beau jeune homme prit doucement ses mains, sans lui laisser le choix, et plongea son regard dans le sien.

— Chère Célia… j’ose espérer que nous pourrons mieux nous connaître. En toute sincérité, une jeune femme aussi belle qu’intelligente ne peut laisser indifférent aucun homme… et sûrement pas moi.

L’audace d’Eldan choqua autant Célia que les villageois, qui échangèrent des regards attendris. Certains rirent doucement, trouvant la scène adorable.

Mais elle, elle savait. Elle savait qui il était réellement. Dans un sursaut, Célia se dégagea violemment et sa main claqua sur sa joue. Un souffle parcourut la foule, vite suivi d’un grand silence pesant.

— Ne me touchez pas, sale type ! cracha-t-elle, les yeux brûlants. J’ai lu votre journal de voyage ! Vous avez volé des innocents ! Vous avez abusé de femmes ! Vous vous souvenez de Claire ? Espèce de… de monstre !

Eldan porta calmement ses doigts à sa joue rougie. Puis, d’un geste mesuré, il glissa la main dans sa poche intérieure et en sortit un petit carnet relié de cuir. Célia le reconnut aussitôt.

— Osez lire devant tout le monde les horreurs que vous avez écrites ! hurla-t-elle. À moins que vous n’ayez honte de vos actes !

Autour d’eux, la foule chuchotait avec malaise. Eldan leva lentement les yeux vers elle. Son visage n’exprimait qu’une tranquille surprise.

— Je peux vous lire quelques passages, bien sûr. Mais… comment saviez-vous que je tenais un journal ?

— LISEZ ! cria Célia d’une voix si forte que plusieurs villageois reculèrent, effarés. Rien que la première entrée révélera votre vraie nature !

Se forçant à garder une certaine contenance, le jeune homme feuilleta lentement son carnet. Son regard glissa un instant vers la foule, comme pour s’assurer que chacun l’écoutait. Puis il prit une inspiration mesurée, et sa voix claire résonna sur la place.

[Jour 1 – En route !]

Nous avons quitté la cité à l’aube, le cœur empli d’espoir. Notre objectif est simple : rapporter des marchandises rares et trouver de nouveaux partenaires commerciaux. Mère, j’aimerais que vous voyiez la détermination de Père. Il n’a qu’un seul souhait, assurer un avenir plus sûr à notre famille.

Ce voyage sera difficile, mais je suis persuadé qu’il portera ses fruits.

Au fil de la lecture, un silence respectueux avait envahi la place. Nombreux furent émus par son courage, son honnêteté, la noblesse de ses intentions. Célia, elle, restait figée. Son sang battait dans ses tempes. Ce n’était pas ce qu’elle avait lu. Eldan continua.

[Jour 6 – Village de Brakel]

Nous avons fait halte au village de Brakel. L’accueil fut chaleureux, et l’aubergiste nous fit goûter leur vin local. Certes un peu acide à mon palais, mais on sentait l’effort sincère d’un terroir qui cherche à s’affirmer.

Ses deux filles, pleines de bonne volonté, s’appliquaient à servir avec gentillesse. Père, comme à son habitude, prit le temps de discuter longuement avec les habitants afin de mieux comprendre leurs traditions et leurs besoins.

En remerciement de leur hospitalité, nous avons fait l’acquisition de quelques caisses de baies rouges locales. Je suis convaincu qu’elles trouveront preneur sur les marchés de la capitale.

Ce séjour, bien que bref, m’a rappelé combien chaque communauté a à offrir, dès lors qu’on prend le temps de l’écouter et de la valoriser.

Des applaudissements étouffés montèrent peu à peu, accompagnés de sourires ravis. Célia, elle, se sentait seule, isolée, comme étrangère dans son propre village. Ne croyant pas aux mots du jeune homme, elle se précipita vers lui.

— Donnez-moi ça !

Dans un geste brusque, elle arracha le carnet des mains d’Eldan et feuilleta frénétiquement les pages. Son cœur bondit : voilà la preuve ! L’entrée d’Es­mara… Claire… enfin ! Mais à mesure que ses yeux parcouraient les lignes, la stupeur l’écrasa.

[Jour 16 – Village d’Esmara]

Notre séjour à Esmara fut bref, mais riche en échanges. Les habitants, bien qu’inquiets pour leurs proches disparus récemment, ont trouvé en nous une oreille attentive. Ce soir, j’ai croisé une jeune femme ivre qui venait de perdre son amant. Elle s’appellait Claire. J’ai fait de mon mieux pour la réconforter, et j'espère que ma simple présence l’a un peu apaisée.

Avant de repartir, nous avons conclu quelques modestes transactions : quelques bijoux, des vivres de bonne qualité et un petit lot de pièces. Rien d’exceptionnel, mais suffisant pour que chacun y trouve son compte.

Ce genre de rencontre nous rappelle que notre métier dépasse le simple commerce. Il s’agit aussi d’écouter, de tendre la main, et d’offrir un peu d’humanité quand l’occasion se présente.

Célia dévora les lignes une dernière fois, incrédule. Sa vision se brouilla, ses mains se mirent à trembler. C’était impossible… chaque mot sonnait faux… rien ne ressemblait à ce qu’elle avait lu. Le carnet glissa de ses doigts et s’écrasa dans la poussière. Elle chancela, vidée de toute force, et s’effondra à genoux. Sa bouche s’entrouvrit, mais aucun son n’en sortit.

Autour d’elle, les visages s’effaçaient dans une masse indistincte de silhouettes et de murmures. Sa gorge se serrait, et son cœur cognait si vite qu’elle crut qu’il allait éclater. Ses genoux touchaient la terre, mais elle avait l’impression de s’enfoncer malgré tout. Ses doigts griffaient la poussière, s’accrochant à l’insignifiant.

— Célia, je… commença Eldan d’une voix empreinte de tristesse. Je ne sais pas ce que vous espériez trouver dans mes écrits, mais…

Il s’approcha, posa un genou devant elle et lui tendit une main hésitante, ses yeux reflétant une compassion désarmée.

— Si je peux vous aider à retrouver un peu de sérénité…

Alors, deux bras l’enlacèrent doucement par-derrière, et un front chaud se posa contre son dos. Ce simple contact ô combien familier fit céder progressivement la tension de ses épaules.

— Cela va être un grand changement pour nous, chuchota la voix douce de sa cadette. Je serai toujours à tes côtés pour t’apaiser. Toujours, je te le promets.

— Je… Je… balbutia son aînée.

— Tu es une personne généreuse, toujours tournée vers les autres. Il est temps de remettre les profiteurs de la capitale à leur place.

— Oui… évidemment. Mais…

— Et puis… tu l’as toujours espéré, ce prince charmant, pas vrai ? Aujourd’hui, il est là, et il n’attend que toi.

Les mots d’Aelia s'insinuaient lentement dans l’esprit de Célia. Ils chassaient sa détresse, la remplaçant par un vertige étrange.

— Rendons nos parents fiers et reprenons tout ce que le vieux seigneur nous a volé avec ses taxes injustes. Comme tu l’as toujours souhaité…

Le souffle de l’aînée s’apaisa malgré elle. Ses pensées étaient semblables à un miroir qui se couvrait de buée.

— Accepte cette nouvelle vie, partons ensemble.

Les Lumiailes, les elfes, l’Ordre des Racines… Et si toutes ces péripéties n’avaient été que le fruit de son imagination ? Certainement… Aucun danger, aucun démon. Les Plaines d’Ashon restaient un havre de paix. Quant à la Pourfendeuse de Démons, un simple récit extravagant de conteurs itinérants…

La richesse lui tendait les bras. Aelia serait à ses côtés… ainsi qu’un bel homme, à la fois séduisant et généreux. La fille de bûcheron qu’elle était ne pouvait rêver plus beau destin.

Un rayon filtra entre les nuages et vint caresser son visage, au même instant où un éclat de rire d’Aelia résonna derrière elle. Autour, les murmures de la foule se fondirent en une rumeur douce et rassurante, comme une bénédiction collective. Célia leva les yeux, et un sourire fragile s’épanouit sur son visage, comme une brèche dans l’angoisse. Ses larmes de joie tremblaient au bord de ses cils, et lorsqu’elle saisit la main d’Eldan, la chaleur de sa paume l’enveloppa d’une certitude douce et absolue.

— Pardonnez-moi d’avoir douté de vous, souffla-t-elle avec tendresse. Oui, partons ensemble.

***

Alors que le chaos régnait dans la caverne, les claquements secs des lianes se firent plus rares. La lueur qui émanait de l’âme de Célia s’était stabilisée, voire affaiblie. Le Saule cessa finalement de se débattre. Tous retenaient leur souffle, incapables de comprendre ce qu’ils venaient de voir. Ludan n’osa pas approcher de l’arbre, tout comme Irène et Alma n’osaient revenir près du corps de Célia, demeuré indemne malgré l’agitation.

Un écho lointain rompit cette accalmie. Des bruits de pas précipités résonnaient dans le tunnel menant à l’entrée. Deux silhouettes surgirent, essoufflées. Des Animalfes, leurs traits tirés par l’urgence.

— Le chef Kumro requiert votre aide ! haleta l’un d’eux. Le village est attaqué ! Des créatures des ténèbres !

Ludan plissa les yeux. Sa main noueuse serra plus fermement son bâton. Il sentait effectivement que quelque chose d’inhabituel rôdait en dehors de sa tanière. Ryn porta aussitôt la main à son arc, prête à se battre, tout comme Irène et Alma, leurs épées déjà empoignées.

— Allons-y ! ordonna Tyane, ses dagues en mains.

L’archère et les jumelles lui emboîtèrent le pas, non sans s’accorder une ultime seconde pour fixer le corps de la pauvre humaine. Leur inquiétude se lisait dans ce silence muet, avant qu’elles ne s’élancent dans le tunnel. Cornelia, elle, resta immobile.

Son ressentiment envers les siens l’entravait. Les Neantys frappaient le clan qu’elle haïssait, et une part d’elle-même aurait voulu les laisser périr. Mais elle ne savait que trop bien ce qui arriverait si ces monstruosités blessaient quiconque. Son devoir envers Tyane et l’Ordre des Racines demeurait une loi plus forte que sa rancune. Après un instant de lutte intérieure, elle se mit en marche à son tour, le regard durci par la résolution.

***

Le soleil brillait fort pour une après-midi d’automne, mais l’air mordant rappelait que la saison avançait. Une caravane bâchée roulait doucement vers sa prochaine destination. À l’intérieur, Aelia dormait profondément, bercée par les cahots réguliers de la route.

À l’avant, Jael tenait les rênes, avec son fils et Célia à ses côtés. Emmitouflée dans sa couverture, la jeune fille captivait les marchands en contant l’épopée de deux sœurs lancées à la recherche d’une guerrière légendaire, armée d’une lame magique, pour sauver leur village de créatures des ténèbres.

— C’est un récit incroyable que vous nous proposez là ! s’émerveilla Jael. Où l’avez-vous entendu ? J’ai parcouru bien des tavernes au fil de mes voyages, mais votre histoire dépasse de loin tous mes témoignages !

— Je crois l’avoir lue dans un livre. Quoique, c’était un conteur ambulant. Non, ou peut-être… Je ne sais plus…

Gênée, Célia ne pouvait se souvenir de l’origine de cette histoire. Jael n’en fit pas cas et changea de sujet.

— Nous allons arriver au Hameau Forestier. Je dois y renouveler un accord sur les livraisons de bois pour l’année prochaine. Nous repartirons aussitôt en direction de la capitale, comme promis.

L’excitation monta chez Célia. Sentant son émoi, Eldan glissa sa main sur la sienne. En confiance, elle se laissa aller contre lui. Malgré leur rencontre récente, elle ressentait un sentiment de sécurité en sa compagnie. Il était doux, gentil et d’une galanterie exemplaire. Elle posa sa tête contre son torse et laissa échapper un soupir de bien-être. Était-ce là l’étincelle d’un amour naissant ?

Elle se mit à imaginer un avenir radieux avec lui : travailler, gagner beaucoup d’argent, fonder une famille, élever leurs enfants avec tendresse. Lorsqu’ils seraient en âge, ils pourraient reprendre le flambeau. Et, avec le temps, pourquoi ne pas se retirer à Uleth, rénover et agrandir la maison familiale ?

Deux heures plus tard, ils atteignirent le Hameau Forestier.

Pas de palissade ni de gardes, bien que des animaux sauvages soient parfois attirés par l’odeur de la viande cuite. Célia connaissait bien cet endroit. Son père y avait travaillé après s’être retiré de l’armée. Les autochtones se souvenaient de la gamine volontaire et débonnaire. Ils la saluèrent, ainsi que Jael et Eldan.

Après de brèves discussions amicales, les marchands et les bûcherons se rendirent à la taverne pour parler affaires. Célia alla réveiller sa sœur.

— J’aurais aimé observer les négociations, regretta l’aînée.

— Pourquoi ne pas aller se balader une dernière fois en forêt en les attendant ? proposa la cadette en s'étirant. Nous n’en aurons peut-être plus l’occasion quand nous vivrons en ville.

La cadette avait raison. Autant rendre ce dernier moment en pleine nature inoubliable. Elles quittèrent le village et entrèrent dans les bois. Par habitude, elles scrutaient chaque recoin à la recherche de denrées sauvages. Quelques baies survivaient encore au bord des fourrés, mais le froid mordant les avait flétries. Elles n’étaient plus que souvenirs de l’été.

Célia ne s’en attrista pas, songeant déjà aux délicieux repas qui l’attendaient à la capitale. Ne sachant pas vraiment cuisiner, elle envisagea de s’y intéresser. Après une longue marche, elles arrivèrent dans un bosquet entourant un lac alimenté par une haute cascade. Aelia s’émerveilla devant la beauté du lieu.

— C’est joli ici, sourit-elle. Pas vrai, Cél… ? Célia ?

La petite remarqua que son aînée demeurait aussi immobile qu’une statue, le visage stupéfait. Célia porta ses mains à ses tempes, les traits crispés. Une déchirure aiguë lui vrilla le crâne, et sa vision se couvrit d’ombres mouvantes, comme des souvenirs brouillés qui cherchaient à refaire surface. Elle vit deux formes humanoïdes vaporeuses se déplacer en direction de la chute d’eau et disparaître derrière celle-ci.

Une certitude étrange s’empara d’elle, et elle se mit à courir vers la chute. Derrière la cascade, elle chercha instinctivement une cavité et, malgré une inspection minutieuse, la falaise ne révéla aucun passage. Célia ne se découragea pas et commença à creuser, et Aelia la rejoignit.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Il y a une grotte ici, j’en suis sûre ! Elle mène à un endroit incroyable… Tu te souviens, pas vrai ? Dis-moi que tu te souviens…

Aelia ne répondit pas. Exténuée, Célia finit par tomber à genoux, les mains écorchées. La paroi rocheuse ne présentait aucune entrée de caverne. Elle tourna son regard en pleurs vers sa cadette et énonça à nouveau tous les événements dans les moindres détails. Aelia posa ses mains sur les épaules de son aînée.

— On a vraiment vécu tout ça ? J’en ai aucun souvenir… Retournons au Hameau, Jael et Eldan doivent certainement nous attendre. Ne t’en fais pas, je serai à tes côtés pour t’apaiser dans les moments tristes. Tu deviendras une marchande influente et respectée. Notre rêve s’ouvre devant nous.

Peu à peu, les sombres pensées de Célia s’effacèrent, comme aspirées par la douceur de sa sœur, toujours là pour elle. Aelia avait raison : s’accrocher à une histoire inventée pour faire rêver les enfants ne servait à rien.

— D’accord. Rentrons…

La nuit tomba rapidement sur le chemin du retour. Seules quelques torches au loin guidaient leur retour vers le village. En arrivant, elles le trouvèrent vide, les rues désertes et les fenêtres fermées. L’inquiétude monta en Célia, qui accéléra le pas vers la taverne. La porte était verrouillée. Elle essaya la maison suivante, même résultat, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle les ait toutes essayées.

— Mais qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-elle en se retournant. Aelia ? Aelia !

Aelia avait disparu. La panique la frappa de plein fouet. Célia s’élança dans les rues silencieuses, appelant sa sœur, puis Jael, puis Eldan. Seul le vent lui répondait. Et alors qu’elle continuait de chercher, une silhouette sombre attira son regard. Plus loin, une personne se tenait debout. Célia s’approcha. À mesure qu’elle avançait, la silhouette se tourna, révélant un visage masqué.

— Je savais bien que je n’étais pas folle ! J’avais raison, vous existez vraiment !

La Pourfendeuse de Démons. Son masque, figé dans sa froideur, pivota lentement vers Célia. Aucun mot. Aucun geste. Puis elle s’écarta d’un pas, dévoilant une forme gisant à ses pieds. Célia avança, le souffle court. Quand ses yeux reconnurent les corps déchiquetés de Jael et Eldan, son estomac se contracta violemment. Une nausée monta. Elle recula, sur le point de vomir, quand…

— Tu cherches quelqu’un ? murmura une voix derrière elle.

Célia sursauta et se retourna pour voir Aelia, qui arborait un sourire enfantin malgré l’horreur.

— Que de jolis rêves pour une si petite âme, susurra la cadette. J’aurais pu te bercer d’illusions encore longtemps… mais tu es si savoureuse ainsi, à te débattre dans le doute.

— Qu’est-ce que tu racontes ?! Fichons le camp d’ici avant de…!

Ses paroles furent coupées. Une pression brutale l’enserra et un froid métallique glissa contre sa gorge. Célia retint un cri. La Pourfendeuse s’était approchée sans un bruit, sa lame posée sur sa peau nue, et tenait maintenant la jeune fille captive.

— Alors, petite âme ? Ça fait quoi de comprendre que ton héroïne est une tueuse ? Dis-le moi, que je savoure ton désespoir.

L’effroi et l’incompréhension se lisaient sur le visage de Célia. Pourquoi sa sœur parlait-elle ainsi ? Et pourquoi la Pourfendeuse s’en prenait-elle à elle ? Pétrifiée, la jeune fille se mura dans le silence.

— Bien. Si tu ne veux pas parler, alors…

Aelia s’approcha, les bras tendus comme pour câliner sa sœur. Célia restait paralysée, tiraillée entre l’instinct protecteur et l’effroi. Cette fillette était si différente, si inquiétante. La vraie Aelia était gentille, attentionnée, et apaisante. Le bout des doigts de la petite frôla le torse de son aînée, qui la repoussa violemment d’un coup de pied dans l’abdomen. Celle-ci tomba, puis se releva en pleurs.

— Tu ne m’as jamais frappée, balbutia-t-elle. Pourquoi…

— Tu n’es pas Aelia ! cracha Célia. Sorcière ! Qu’est-ce que tu as fait d’elle ?

L’attitude de la petite changea aussitôt, son visage se tordit en un sourire glacial. Sa voix se déforma.

— Puisque tu as décidé d’être insolente, alors observe le véritable visage de ta geôlière éternelle.

La fillette hurla, un son aussi strident qu’inhumain. Son corps se convulsa. Des lianes sombres jaillirent de son crâne, ondulant comme des serpents. Sa peau se craquela, laissant percer une écorce sombre. Ses doigts s’allongèrent, se courbèrent, devenant des serres végétales. Une abomination mi-enfant, mi-saule, se dressait à présent devant Célia. Et dans ses yeux, l’extase démente de quelqu’un qui s’apprête à torturer une nouvelle âme.

— Bienvenue dans l’enfer du Saule des Âmes, s’exprima la monstruosité en se léchant la lèvre supérieure.


Texte publié par K. Helphine D., 7 septembre 2025 à 17h10
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