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tome 1, Chapitre 12 « Vers le Cratère Sylvestre » tome 1, Chapitre 12

La première chevauchée, sous la surveillance muette de l’elfe, fut un supplice. Tapie dans l’ombre de la capuche de Célia, elle murmurait à intervalles réguliers de ne pas ralentir, sans compassion, sans répit. Chaque foulée de Quiro secouait les corps des humaines. La douleur martelait leurs reins et la selle brûlait leurs cuisses malgré l’épaisseur du pantalon. Le cuir des rênes entaillait les paumes de l’aînée, tandis que la cadette s’agrippait à sa sœur comme une naufragée à un radeau malmené par les flots.

À plusieurs reprises, Célia tenta de convaincre l’elfe de ralentir ou de faire une pause, mais ses demandes furent systématiquement rejetées. À un moment, incapable d’endurer ce supplice plus longtemps, l’aînée tira violemment sur les rênes. Quiro s’arrêta dans un hennissement surpris. Célia se laissa glisser de la selle, le corps engourdi et alla s’effondrer sur une souche moussue, le souffle court. L’elfe bondit de la capuche, ses dagues déjà en main.

— Remonte, ordonna-t-elle. Je ne tolérerai aucun retard.

— On ne peut pas continuer comme ça ! répondit Célia, les mâchoires serrées. Pas à ce rythme-là ! On va s’écrouler avant même d’apercevoir votre fichu Cratère !

— J’ai accepté de vous protéger, mais vous suivez mes instructions sans broncher. Remonte.

Célia se releva d’un bond. L’elfe fut plus rapide. En une fraction de seconde, sa lame froide vint effleurer la gorge de l’humaine, qui en cet instant ne ressentait aucune peur : seule la colère dominait.

— On ne tiendra pas une semaine comme ça ! Vous croyez qu’on va fuir ? On n’en a pas la force, et on n’en a plus l’envie ! Mais si vous nous tuez à petit feu… !

Le regard de la créature se durcit.

— Alors vous n’auriez pas survécu à la première embuscade. Ou alors, tu serais parvenue par miracle à regagner ton village, la honte au ventre, et le sentiment de n’avoir servi à rien.

Célia serra les dents. Chaque mot avait ce goût amer de ceux dictés par une logique froide. Son père, ou même Rick… Elle détestait cela, mais à chaque fois, la personne qui les exprimait avait raison sur le fond. L’humaine ne baissa pas les yeux pour autant.

Après un long silence tendu, le regard de l’elfe glissa vers Aelia, dont les yeux imploraient un peu de répit. Un soupir finit par échapper des lèvres de leur guide. Elle fit disparaître sa lame et s’approcha de la cadette. D’abord aussi méfiante qu’un animal blessé, Aelia se laissa finalement aider. Allongée, la petite s’assoupit presque instantanément.

L’elfe fixa ce visage aussi innocent qu’insouciant. Soudain, une vision la frappa. Celle d’une autre enfant, aux traits si semblables qu’elle crut, l’espace d’un battement de cœur, que c’était elle. Une frêle silhouette au sourire timide…

La combattante cligna des yeux et chassa ce souvenir intrusif. Elle s’adressa à Célia, d’un ton plus neutre.

— Mangez un peu. Nous repartirons… à un rythme moins frénétique.

Elle se redressa et s’éloigna de quelques pas. Elle alla s’adosser à un arbre, croisant les bras, sans jamais quitter des yeux les humaines. Célia fouilla dans le sac de provisions et en sortit quelques vivres. Le pain était encore tendre, le fromage juste assez salé, et les fruits fermes. Elle prépara deux portions, les disposa sur un morceau de tissu, puis appela doucement Aelia.

La petite ouvrit à peine les yeux et mangea à petites bouchées. Célia l’aida à boire quelques gorgées. À un moment, l’aînée osa tendre un morceau de pain dans la direction de l’elfe. Un court moment passa avant que cette dernière ne s’avance, ne le prenne, et ne retourne à sa place.

— Ce n’est pas un gage d’allégeance, précisa-t-elle.

— Ni une dette, répondit Célia, sans baisser les yeux.

Quand Aelia eut fini, elle replia ses jambes contre elle et posa la tête sur le flanc de sa sœur. Célia passa un bras autour d’elle. Elle ferma les yeux, respirant l’instant. Droite et immobile, l’elfe observait la scène. Son regard, pourtant braqué sur les deux sœurs, semblait plus perdu que vigilant.

Quand ce fut le moment de repartir, Aelia et Célia se remirent en selle. Cette fois, l’elfe décida de ne pas retourner dans la capuche de l'aînée, mais de courir à l’air libre. Elle emprunta la cape de la plus grande, au cas où le groupe tomberait sur d’autres personnes. Le trio repartit.

Célia crut d’abord que la créature ne tiendrait pas ce rythme démentiel. Une part d’elle, infime mais tenace, espérait même la voir ralentir, faiblir — peut-être la distancer. Mais l’après-midi s’étira, et l’elfe restait toujours là, encapuchonnée, à quelques mètres à peine de leur monture. Même au trot soutenu, elle ne fléchissait pas. Aelia, qui jetait de fréquents regards en arrière, finit par murmurer, presque admirative :

— Elle est incroyable…

Célia ne répondit rien, même si elle partageait ce sentiment. Ce n’était pas tant la vitesse de course de l’elfe qui l’impressionnait… mais sa constance. Elle semblait ne jamais se fatiguer, comme si elle pouvait courir ainsi des jours entiers sans transpirer.

La journée s’étira encore et, lorsque le soleil amorça sa descente derrière les crêtes, une brise fraîche se leva. Célia peinait à garder l’équilibre. Aelia s’affaissait contre elle, à moitié endormie. Même Quiro ralentissait, ses sabots frappant la terre avec mollesse.

L’elfe, toujours au trot, observa l’horizon puis jeta un coup d’œil vers les deux humaines. Elle nota le teint pâle d’Aelia, et les mains crispées de Célia autour des rênes.

— Stop, ordonna-t-elle en désignant le bas-côté. Descendez. Mettons-nous à l’écart du chemin.

Célia arrêta Quiro. Les deux sœurs mirent pied à terre, puis, toujours sous la surveillance de l’elfe, s’éloignèrent vers un espace dégagé, protégé des regards par les arbres et les broussailles.

— Ici ce sera parfait, dit l’elfe. Rassemblez du bois.

Célia s’exécuta, laissant Aelia s’asseoir contre un tronc. Elle revint peu après avec quelques branches mortes. La magie des dagues de l’elfe permit d’allumer le feu. Le soir tomba et les humaines mangèrent tranquillement, pendant que la créature était adossée à un arbre à l'écart. L'aînée des sœurs voulait échanger un peu avec l’elfe. Elle n’eut que le silence en guise de réponse, jusqu'à ce que…

— Pouvez-vous nous en dire plus sur la Reine Sorane ?

L'elfe releva lentement les yeux vers Célia. Son regard violet s'était fait encore plus sérieux. Quand elle prit la parole, sa voix était posée, dénuée de toute crainte mais chargée d'une certaine gravité.

— Sorane est la reine des Lumiailes, dirigeante incontestée de la Cité Céleste de Stelaris. Je ne lui ai jamais parlé directement, mais sa réputation la précède au sein de tous les peuples magiques. Elle est d’une intelligence rare. Elle calcule tout, certains disent qu'elle prévoit même l’imprévisible...

Elle marqua une pause, comme si évoquer Sorane elle-même l’obligeait à plus de prudence.

— Ses créations sont des énigmes, même pour les plus érudits. Ce qu’elle conçoit n’appartient pas toujours à notre logique, et elle déteste ce qui lui échappe. C’est une souveraine redoutable, une personne qu’on ne contrarie jamais deux fois…

Célia resta silencieuse. Les mots de l’elfe faisaient écho à ceux d’Eldan dans son carnet. Il parlait lui aussi d’une femme obsédée par l’ordre, prête à effacer ce qui lui déplaisait sans le moindre remords.

“Un simple souffle de son pouvoir suffirait à réduire cette abomination humaine en cendres”.

Entendre aujourd’hui cette froide lucidité dans la bouche d’une elfe et comprendre que même les autres peuples s’en méfient suffit à resserrer quelque chose dans sa poitrine. La jeune humaine n’avait plus affaire à une figure lointaine : Sorane devenait réelle, dangereusement réelle. Célia n’avait pas envie d’en savoir plus sur cette horrible femme. Ce qui comptait pour le moment, c’étaient ses intentions.

— Elle a envoyé Jael et Eldan pour enquêter sur les Neantys et la Pourfendeuse. Vous pensez que…?

— Deux simples pions, coupa l’elfe, avant de plisser les yeux et d’employer un ton plus songeur. Quelque chose me perturbe… Lors de la dernière rencontre entre les souveraines des peuples magiques, ma régente m’a rapporté que Sorane savait déjà beaucoup de choses sur les Neantys. J’imagine, justement, grâce à ces fameux espions. Mais… Jamais il ne fut mention de la Pourfendeuse de Démons dans les discussions.

Célia la regarda, troublée.

— Vous pensez qu’elle vous a caché quelque chose ?

— Le peu que tu m’as raconté au travers de ton carnet le confirme. Le fait qu’elle ait demandé à ces deux-là de négocier d’abord avant d’user de la force, c’est…

Elle poussa un soupir d’agacement.

— Retrouver notre souveraine disparue ne fait pas partie de ses priorités ? Nous sommes pourtant alliés, son peuple et le mien…

Elle détourna les yeux, et quelque chose, dans la tension de sa mâchoire ou dans l’inflexion de sa voix, trahit ce qu’elle ne disait pas. Il y avait plus qu’un désaccord politique. Il y avait… autre chose. Célia l’avait remarqué, mais ne pouvait le définir. L’elfe se ressaisit et coupa court à la discussion.

— Mangez vite, et dormez. Nous repartons dès l’aube.

La nuit s’étira sans dialogue. Chacune s’enferma dans son mutisme, bercée par la fatigue ou les pensées. Rassasiée, Aelia s’endormit, blottie contre sa sœur, qui fixait les flammes avec insistance. Son esprit tourbillonnait. Sorane, les Neantys, la Pourfendeuse… Tout prenait une ampleur démesurée, et le monde lui paraissait plus vaste, plus cruel.

Elle caressa doucement les cheveux de sa sœur, l’air absent. Pour le moment, elle devait mettre ses pensées agitées de côté et supporter la douleur du voyage. Cette première journée avait été éprouvante et bien d’autres les attendaient dès demain.

***

L’aube grignotait lentement les restes de la nuit lorsque le trio se remit en route. En selle, Célia tenait fermement les rênes de Quiro, avec Aelia lovée contre son dos, encore somnolente. Le pas régulier du cheval battait le silence, rythmant leur avancée dans une nature de plus en plus âpre.

L’elfe trottait toujours à leurs côtés, discrète et vigilante, son regard glissant tour à tour sur les fourrés et sur les sœurs, restant attentive au moindre signe de fatigue. D’abord méfiante, elle avait craint qu’un élan de tolérance ne ralentisse leur progression… mais elle leur accordait davantage de pauses au fil des longues chevauchées. Contre toute attente, le rythme ne faiblit pas. Et, surtout, elle ne les entendait plus se plaindre.

Le groupe poursuivait sa route depuis plusieurs heures ce deuxième jour, lorsque Quiro commença à hennir étrangement. Ses oreilles pivotaient, frémissantes, et ses naseaux soufflaient un air court. Il était nerveux. Célia fronça les sourcils, resserrant les rênes.

— Qu’est-ce qui t’arrives ? lui murmura-t-elle.

Soudain, l’elfe accéléra sa course et se plaça légèrement devant le cheval. Elle tendit un bras devant lui, signe qu’il fallait s'arrêter. Célia tira doucement sur les rênes et s’immobilisa. Elle observa les alentours sans un mot, les muscles tendus, les doigts déjà posés sur la garde de son épée. Et puis… le silence se rompit. Un bruissement, à peine audible. Puis un second. Et soudain, des formes noires, rampantes, surgirent des fourrés. Des Neantys. Célia n’eut pas le temps de descendre que l’elfe avait déjà engagé le combat. Les créatures n’étaient pas nombreuses, six à peine, mais rapides et sauvages.

Célia ne pouvait qu’observer l’elfe bondissant, esquivant et tranchant ses adversaires. Sa silhouette fluide et précise se mouvait avec élégance et finesse, ne laissant aux démons aucun répit.

Un à un, les Néantys tombèrent sous ses dagues et se disloquèrent en volutes noires. Célia voulut descendre pour l’aider, mais le combat était déjà terminé. Le dernier démon désintégré, l’elfe resta encore en alerte.

Célia balaya les bois du regard et, au moment où ce dernier se porta sur son flanc gauche, un septième démon avait surgi, bondissant plus haut qu’aucun des précédents. Célia voulut crier, lever le bras, faire quelque chose, mais c’était déjà trop tard. Elle sentit Aelia se raidir contre elle, un gémissement étouffé vibrer dans son dos, alors que quelque chose fusa dans l’air.

Une dague, lancée avec une incroyable précision, se planta entre les deux yeux de la créature en plein saut. Le Néantys se disloqua avant que ses griffes ne puissent atteindre les humaines terrifiées. Sa poussière obscure poursuivit un instant sa course, les enveloppant d’un voile fugace. Le silence retomba.

Peu à peu, la vision de Célia s’éclaircit. Le cœur encore battant, elle tourna lentement la tête. L’elfe se tenait droite, le bras tendu dans leur direction. Son regard perçant ne trahissait aucune émotion. Célia sentit son cœur cogner contre sa poitrine. Elle voulut parler, mais aucun son ne sortit. Ce n’était pas de la peur, c’était plutôt un vertige. Elle venait de frôler la mort, et n’avait rien pu faire.

L’elfe alla récupérer sa dague sans un mot, et tourna le dos aux sœurs.

— On repart, dit-elle d’une voix neutre.

Le groupe reprit la route. Aucun autre Néantys ne croisa leur chemin durant le reste de la journée, laissant les sœurs se remettre lentement de leurs émotions. Quand le soleil amorça sa chute et que le ciel prit des teintes cuivrées, l’elfe désigna un endroit où s’arrêter. Elles établirent le camp dans une clairière abritée, au pied d’un vieux chêne. Tandis que Célia et Aelia partageaient leur repas à la lumière du feu, leur salvatrice s’était installée un peu à l’écart, comme à son habitude, adossée à un tronc, silencieuse et lointaine.

Après quelques bouchées, Célia leva les yeux vers elle. Elle la fixa un instant, indécise, avant de poser sa ration. Elle jeta un regard à Aelia, recroquevillée contre elle, encore tremblante malgré le calme revenu, puis se leva. L’aînée parcourut la courte distance les séparant de l’elfe, et s’arrêta devant elle.

— Merci pour tout à l’heure…, s’exprima l’humaine avec humilité.

La créature resta muette, indifférente à cette reconnaissance. Consciente que ses mots s’étaient perdus dans le vide, Célia recula sans insister, et rejoignit un coin dégagé entre les arbres. Elle inspira lentement, les poings serrés.

Sa sœur et elle venaient une nouvelle fois de frôler la mort sans même pouvoir réagir. Sans leur guide, elle et Aelia seraient mortes. Ce constat la rongeait plus que la peur. Elle n’avait ni sauté à terre, ni levé son épée. Elle n’avait servi à rien. Elle baissa les yeux vers cette arme, endormie dans son fourreau. Cela faisait trop longtemps qu’elle ne s’était pas entraînée et ce manque de discipline serait de plus en plus fatal. Célia dégaina la lame. D’abord sur ses gardes, l’elfe se détendit en constatant que la jeune fille ne tentait rien à son égard.

Célia se concentra sur sa respiration et s’élança dans une première passe maladroite, puis enchaîna avec un mouvement circulaire que son poignet mal verrouillé rendit tremblant. Son centre de gravité vacillait à chaque pas, ses appuis étaient trop larges et son épée traçait dans l’air des arcs hésitants, parfois inutiles.

L’elfe suivait le tout d’un œil critique, presque consterné. Pour elle, chaque erreur sautait aux yeux : aucune finesse, aucune intention claire. C’était un chaos de gestes brouillons. Cette humaine se déplaçait comme si elle dansait ivre. Elle n’était pas douée, mais elle n’abandonnait pas. Elle continuait, sans relâche, sans se décourager, et ce fut cela que la combattante elfique jugea digne d’intérêt.


Texte publié par K. Helphine D., 1er juin 2025 à 20h30
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