Le lendemain matin, les sœurs retrouvèrent Claire devant l’auberge. L’air était encore humide, mais le ciel dégagé promettait une journée agréable. La jeune femme les attendait, emmitouflée dans son manteau de laine usé, le visage éclairé d’un sourire sincère. Célia avait évoqué la veille son souhait de préparer la suite du voyage. Claire n’avait pas hésité une seconde à leur proposer son aide.
— L’allée des marchés est bondée pendant les saisons chaudes, expliqua-t-elle, mais avec l’hiver qui approche, les commerçants préfèrent rester à l’intérieur. Qu’est-ce que vous cherchez, exactement ?
Célia prit un instant pour réfléchir, énumérant les besoins à mesure qu’ils lui revenaient en tête : des provisions fraîches, une carte de la région… Peut-être même des vêtements plus adaptés à la chevauchée, surtout pour Aelia, dont la robe était sale et déchirée un peu partout.
— Alors on commence par le tailleur, proposa Claire en se mettant en marche. Venez, je connais quelqu’un de vraiment gentil.
Les sœurs se laissèrent guider. Malgré une nuit complète, Aelia avait le teint pâle et les yeux cernés, trahissant un sommeil agité. Elle marchait un peu en retrait, surveillant d’un œil inquiet le moindre détail louche. Le trio arriva devant la boutique du tailleur, nichée dans une ruelle calme, à l’écart des artères principales. Une clochette grinçante tinta à l’ouverture de la porte, révélant un intérieur à la fois étroit et chaleureux.
L’air y était chargé d’une douce odeur de tissus neufs, de cuir tanné et de lavande séchée. Des rouleaux de drap, de laine et de lin étaient empilés contre les murs, certains maintenus par des cordes de jute, d’autres débordant de leurs étagères comme s’ils avaient trop attendu d’être choisis.
Une table centrale croulait sous les épingles, les galons, les rubans, et des carnets de croquis aux pages couvertes de silhouettes esquissées à l’encre brune. Assis derrière un comptoir bas, un homme aux cheveux poivre et sel leva les yeux. En reconnaissant Claire, son visage s’éclaira.
— Oh, cela faisait longtemps. Quel malheur, ce qui est arrivé à votre compagnon…
Claire baissa légèrement les yeux, mais son sourire ne vacilla pas.
— La douleur est toujours là… mais elle s’est atténuée, répondit-elle doucement. Est-ce que vous pouvez aider ces deux jeunes filles ? Elles préparent un long voyage.
Aelia et Célia le saluèrent poliment. L’aînée expliqua plus en détail ce qu’elles cherchaient : des vêtements solides, conçus pour chevaucher, sans être encombrants.
Le tailleur observa d'abord Célia. Il nota ses bottes usées, sa cape tachée, les coutures fragilisées de son pantalon.
— Je vois, murmura-t-il. J’ai ce qu’il vous faut. Attendez ici.
Il disparut derrière un rideau. Quelques bruits de coffre et froissements de tissu se firent entendre, puis il revint et déposa un ensemble sur la table : une tunique de laine noire aux reflets bruns, longue jusqu’à mi-cuisses, renforcée aux épaules et aux poignets. Le pantalon assorti, épais mais souple, offrait une bonne liberté de mouvement. La cape, d’un vert très sombre, était doublée de laine fine, avec une capuche profonde et une broche discrète au col.
— Vous pouvez l’essayer dans cette pièce, là-bas, indiqua-t-il en désignant une porte.
Célia s’éloigna, pendant que tailleur s'occupa ensuite d’Aelia. Il choisit pour la plus jeune une tunique crème bordée de coutures grises, plus légère mais doublée d’un fin molleton. Elle se resserrait à la taille par une ceinture tressée, pratique et élégante. Le pantalon gris clair était souple et resserré aux chevilles, orné de discrètes broderies végétales. Sa cape, d’un bleu ardoise, doublée d’un tissu doux, se fixait grâce à une agrafe en forme de feuille.
— Ils vous tiendront chaud et ne vous gêneront pas à cheval, précisa-t-il, lorsqu’un grincement de porte le coupa.
— Oh… ?
Célia revint, vêtue de ses nouveaux habits. La tunique sombre ajustée lui allait parfaitement. La cape tombait avec élégance. Le tailleur hocha la tête, satisfait. Aelia, admirative, s’éclipsa aussitôt pour enfiler les siens. À peine quelques instants plus tard, un cri aigu retentit dans la pièce d’essayage.
— Aelia ?! s’inquiéta Célia. Tout va bien ? J’entre !
Elle ouvrit la porte. Aelia, partiellement changée, était debout, tremblante, le regard fixé sur un coin de la pièce.
— Elle a… Elle a bougé toute seule ! cria-t-elle, montrant son ancienne vieille cape au sol.
Célia s’approcha, sceptique, et souleva le tissu du bout de l’épée. Rien.
— Tu es sûre qu’elle n’a pas juste glissé ?
— Non ! Je te le jure ! C’était comme si… comme s’il y avait un animal dessous !
Le calme revint peu à peu. Aelia, en se voyant dans le miroir vêtue de sa nouvelle tenue, sentit sa peur s’atténuer. Célia paya le prix sans hésiter, prenant aussi un second sac pour sa sœur, et quelques chiffons propres en cas de blessure. Elle remercia le couturier et le groupe passa à la boutique suivante : un scribe.
Dans l’échoppe aux murs tapissés de cartes et de manuscrits, les sœurs trouvèrent une carte détaillée de la région. Célia la déroula sur le comptoir, les yeux brillants. Elle suivit du doigt le tracé des sentiers qu’elles avaient déjà empruntés : Uleth, le Hameau Forestier, les bois, et enfin Esmara. À l'endroit d’une formation rocheuse notée Chutes de Brumes, elles reconnurent l’emplacement approximatif de la grotte.
Aelia leva les yeux vers sa sœur. Un petit sourire complice passa entre elles, silencieux mais chargé de sens : leur petit secret. Leur route n’était pas terminée. Célia nota également le trajet le plus simple pour rejoindre leur prochaine destination : le village de Brakel, au nord-est.
Le trio enchaîna avec l’achat de vivres pour la suite du voyage. Les senteurs de pain chaud et d’épices séchées se mêlaient au parfum plus rustique des fromages et des viandes fumées. Célia choisit l’essentiel : du pain, de la viande salée, des fruits secs et quelques noisettes. Aelia insista pour prendre un pot de miel et quelques galettes aux baies.
Claire les guida ensuite vers un apothicaire où elles prirent des herbes médicinales de base, une gourde neuve et quelques chiffons propres pour les soins. Tout était maintenant prêt.
À la fin de cette matinée, il ne restait plus qu’une vingtaine de pièces d’or dans la bourse de Célia, ainsi que quelques pierres précieuses. Souriant tendrement, la jeune épéiste donna tout à Claire, qui ouvrit de grands yeux, confuse.
— Il s’agit de l’argent que Jael et Eldan ont volé pendant leur voyage, expliqua Célia. Il est normal que tu récupères ce qu’il t’a pris.
Claire eut les larmes aux yeux. Elle entrouvrit les lèvres, mais aucun mot ne vint. Elle serra spontanément Célia dans ses bras, longuement. Ce geste ne ramènerait pas son amant, mais il l’aida à fermer enfin la blessure laissée par Eldan. Le trio reprit le chemin vers l’auberge.
À côté d’elles, malgré ses vêtements neufs, Aelia frissonnait. Un froid étrange, intérieur, coulait le long de sa nuque, descendait dans son dos, s’insinuait jusqu’à ses jambes. Elle tenta d’ignorer cette sensation.
Alors qu’elles traversaient une ruelle baignée de lumière, la plus jeune tourna machinalement la tête vers un mur. Elle aperçut son ombre projetée, et s’arrêta. La forme noire ne lui semblait pas normale. Elle suivait ses mouvements, oui… mais paraissait plus grande, plus élancée. Elle ferma les yeux, secoua la tête. Lorsqu’elle rouvrit les paupières, son ombre était redevenue familière. Petite. Frêle.
Son cœur s’emballa. Entre le froid ressenti à l’auberge, le mouvement inexplicable de sa vieille cape, et maintenant ça… Si elle en parlait à Célia, elle risquait de l’inquiéter pour rien. Alors, elle garda tout pour elle.
Après le repas du soir, Aelia préféra aller se coucher plus tôt. Peut-être que le sommeil chasserait ce malaise grandissant. Elle sombra vite… et rêva.
Elle était de retour près de cette cascade, cachant l’entrée vers leur petit sanctuaire secret. Aux côtés de Célia, elle emprunta le tunnel éclairé par les pistils scintillants. Mais au fur et à mesure de leur avancée, les fleurs luminescentes commencèrent à pulser irrégulièrement. Les parois rocheuses se courbaient, étirées, comme déformées. De fines et nombreuses racines noires serpentaient au sol, craquant sous leurs pas comme du bois sec. Elles arrivèrent au bout, Aelia se figea d’horreur.
L’immense caverne s’ouvrait devant elles, baignée non plus de lumière… mais d’un reflet blafard et malade. La végétation avait fané. Elles ne diffusaient plus qu’une lueur mauve, faible et tremblante. Les trois arbres trônaient toujours au centre, morts. À leurs branches, plus aucune feuille accrochée, et leurs troncs, fendillés comme des veines ouvertes, suintaient d’une sève noire.
Les volutes argentées qui s'élevaient du gouffre étaient désormais d’un violet inquiétant. L’air, lourd et suffoquant, était chargé d’un parfum de fleurs pourries. Et dans ce silence oppressant… quelque chose attendait, face au gouffre.
Une silhouette élancée, vêtue d’une tenue sombre, tenant une dague dans chaque main. La personne se retourna lentement, un voile d’ombre dissimulant ses yeux. Le cœur d’Aelia s’emballa. C’était elle, la créature qui avait violemment désarmée Célia d’un simple geste : le démon aux lames.
Célia dégaina aussitôt son épée et chargea. La créature des ténèbres fit de même, avec une rapidité surnaturelle. L’aînée n’eut pas le temps d'abattre sa lame qu’elle subissait une profonde entaille latérale dans le torse. Nul sang n'éclaboussa, nul râle ne s'échappa de ses lèvres. Célia s’effondra, face contre terre, sous les yeux d’une cadette horrifiée. La silhouette accrocha son regard luisant de ténèbres à celui pétrifié d’Aelia. L’avertissement etait clair : elle était la suivante. La jeune fille cligna des yeux, elle se retrouva instantanément avec une dague à la gorge, figée, le teint d’une pâleur mortelle.
La créature était maintenant dans son dos, tel un fantôme. Certaines parties de son corps traversaient la roche, entourées d’une aura ténébreuse. Enfin, elle approcha son souffle glacé de l’oreille de sa proie, murmurant des mots incompréhensibles.
Ne pouvant plus contenir sa peur, Aelia hurla de toute sa voix… et se redressa d’un coup dans le lit de l’auberge. Le drap vola. Célia se réveilla en sursaut, alertée par sa sœur paniquée.
— Aelia ?! Aelia ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu as ?!
— Il…! Il est revenu…! Le démon aux lames ! Il… Il est là !
La cadette suffoquait, les mains plaquées contre sa gorge, comme si la lame y était toujours. Célia la saisit par les épaules et la serra contre elle. Aelia s’accrocha à sa robe de chambre, enfouie dans ses bras, racontant toutes les choses étranges qu’elle avait vu ou vécu. L’aînée la berça, le menton posé sur ses cheveux.
— Je suis là… C’est fini…
Célia continua à murmurer des mots doux, jusqu’à ce que les tremblements cessent. Cependant, une étrange sensation parcourut aussi le corps de l’aînée.
Elle se souvenait très bien du regard de cette créature, et de la force avec laquelle elle l’avait désarmée d’un seul geste. Une brève douleur se manifesta dans ses bras, comme une réminiscence, et une pensée glaçante s’imposa soudain dans son esprit : cette créature qu’elles avaient croisée dans la forêt… Les aurait-elle suivies jusqu’ici ? Était-elle vraiment là, tapie quelque part, les observant ?
Célia écarta délicatement Aelia pour se lever. Son regard balaya discrètement la pièce, examinant chaque coin sombre, chaque recoin suspect. Les faibles lueurs de l’extérieur filtraient à peine, créant des zones d’obscurité propices à toutes les imaginations. Pour elle, tout semblait normal, mais si Aelia sentait quelque chose, ce ne devait pas être sans raison. L'aînée devait trouver une idée pour a minima calmer sa cadette et au mieux chasser cette présence. Elle pensa soudain à quelque chose de simple. Si cette chose était bien là, dans les ombres... alors il fallait l’obliger à sortir.
Sans détourner le regard des coins sombres, Célia se dirigea vers son sac posé sur la table et, d’un geste prudent mais assuré, en tira la pierre orangée récupérée dans la grotte. Sa lumière baigna instantanément toute la pièce d’une vive lumière ambrée. Elle donna la pierre à Aelia pendant qu’elle alla prendre son épée et la dégainer.
— Si tu es vraiment là, le Neantys aux lames, montre toi ! cria l'aînée sans réelle direction. Bats-toi, ou laisse ma petite soeur tranquille !
L’ainée pensait qu’en réduisant l’obscurité de la pièce, le monstre apparaîtrait. Sauf qu’elle avait oublié un détail important : l’ombre projetée sur le mur dans le dos de sa sœur, plus grande que jamais. Comme une réponse à cette provocation, quelque chose s’en extirpa lentement.
Un bras tenant fermement une dague, qui vint se placer à la gorge d’Aelia. Puis, ce fut au tour d’une tête, dont les yeux et le front étaient toujours voilés de ténèbres, suivis d’un torse féminin. Les oreilles de cette chose étaient d’une longueur et d’une finesse inhumaine.
Pétrifiée de terreur, Aelia n’avait pas besoin de la regarder pour savoir que c'était bien la créature qui l’avait tourmentée toute la journée. Quant à Célia, bien que son cœur battît à lui en faire mal à la poitrine, elle sentit son sang se glacer. Elle déglutit péniblement, le souffle court. Voir ainsi sa petite sœur, impuissante et menacée d’une lame mortelle, réveilla en elle une rage froide mêlée d'une peur viscérale. L'espace d'un instant, ses doigts crispés blanchirent sur la garde de son épée, mais elle parvint à reprendre une apparence assurée, ne laissant pas deviner à son adversaire la terreur qui lui nouait les entrailles.
— Lâchez-la, ordonna-t-elle d’une voix menaçante, l’épée tendue.
La créature appuya sa lame plus franchement sans aller jusqu’à blesser son otage et s’adressa à l'aînée d’un ton froid, presque détaché.
— Tu es une humaine un peu trop maligne pour ne pas savoir des choses utiles. On va parler, mais c’est moi qui poserai les questions. Une seule réponse qui ne me déplaît ou un geste de travers… et tout se terminera ici pour vous deux.
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