Le lendemain, le soleil déjà haut filtrait par la petite fenêtre. Les deux sœurs émergèrent, le corps plus léger, l’esprit apaisé. L’angoisse et les questions de la veille s’étaient dissipées, remplacées par une énergie neuve. Elles s’habillèrent en hâte, remirent un peu d’ordre dans la chambre, puis descendirent. Le tavernier, occupé derrière son comptoir, releva la tête à leur arrivée.
— Bien dormi, mesdemoiselles ?
— Très bien, merci, répondit Aelia avec un sourire tranquille.
Célia, elle, semblait déjà ailleurs, happée par la prochaine étape de leur voyage.
— Pourriez-vous nous indiquer comment rejoindre les villages d’Esmara et de Brakel ?
Le tavernier hésita, puis sortit de sous le comptoir un parchemin usé qu’il déroula lentement. C’était une carte grossière, tachée et gondolée par le temps.
— Vous êtes ici, dit-il en désignant un recoin boisé du dessin. Esmara est là, vers le nord-est. Comptez deux ou trois jours à cheval.
Son doigt glissa jusqu’à l’extrémité orientale, là où un point isolé se perdait aux frontières des Plaines d’Ashon.
— Brakel, c’est bien plus loin. Comptez une semaine entière. Mais, vous ne vouliez pas aller à la capitale ?
Célia échangea un bref regard avec sa sœur avant de répondre, la voix mesurée :
— Les pèlerins doivent toujours connaître les lieux où ils pourraient offrir leur aide aux plus démunis. Ces deux villes seront sans doute nos prochaines étapes après avoir reçu la bénédiction de l’Ordre des Paladins.
Le tavernier leur lança un dernier regard inquiet, songeant aux dangers qui les attendaient.
— Restez prudentes, même à la capitale.
— Merci pour tout, dit Célia en réglant la chambre et glissant discrètement une pièce supplémentaire pour les informations.
Elles quittèrent la taverne et gagnèrent les écuries. Le maréchal-ferrant, penché sur les sabots d’un cheval brun, redressa la tête à leur approche. Il essuya ses mains puis s’avança d’un pas lourd.
— Ah, vous revoilà. Votre monture se porte à merveille. Je lui ai donné un peu de fourrage. Le pauvre avait l’estomac dans les talons.
— Vraiment ? Merci infiniment, répondit Célia avec un sourire sincère. Combien vous doit-on ?
Il fit un geste évasif, presque gêné.
— Allons… rien du tout. Ce cheval était un ange. Ça me change des vieux canassons grincheux qu’on m’amène d’ordinaire. Voyez cela comme ma modeste contribution à votre pèlerinage.
— Votre aide nous est précieuse, répondit-elle en caressant doucement le flanc de Quiro.
Le maréchal esquissa un sourire attendri, puis son regard se voila.
— Faites tout de même attention. Les routes ne sont plus ce qu’elles étaient.
Après de dernières politesses, elles quittèrent les écuries et prirent la sortie opposée à celle de leur arrivée. Elles enfourchèrent Quiro.
— Alors, Esmara ou Brakel ? demanda Aelia.
— Esmara, répondit Célia sans hésiter. C’est plus proche, donc moins risqué.
— Tu crois… qu’on tomba sur des démons en chemin ?
La question, simple et sincère, serra le cœur de Célia. Une image fugace s’imposa à elle : des ombres mouvantes, des griffes luisantes, des taches violettes en guise d’yeux. Elle resserra les rênes, priant pour qu’Aelia ne remarque pas le léger tremblement de ses doigts.
— Quiro est rapide, la rassura-t-elle. Et si jamais nous n’avons pas le choix… je me battrai.
Aelia hocha la tête, consciente du danger et des efforts de son aînée pour masquer ses propres craintes. Les deux sœurs reprirent la route. Le maréchal-ferrant les observa s’éloigner, l’air pensif, jusqu’à ce qu’elles disparaissent au détour du sentier.
Au même moment, un grincement de roues retentit à l’autre extrémité du Hameau. L’artisan se retourna, intrigué, et aperçut une charrette bringuebalante, tirée par deux chevaux. Trois silhouettes se tassaient à l’avant, et un chien trottinait à côté du véhicule.
Il reconnut aussitôt l’un des passagers et accourut.
— Rocvin ! Eh ben ça alors ! Ça fait une éternité ! Tu reviens travailler avec nous ?
Le bûcheron sauta au sol. Son visage fermé, assombri d’agacement, suffisait à répondre pour lui.
— On cherche mes filles. Elles ont fugué hier soir.
Le sourire du maréchal s’effaça net.
— Célia et Aelia ? Tu les avais pas ramenées ici depuis… pff… des années ! Elles doivent avoir sacrément poussé depuis ! À quoi elles ressemblent, maintenant ?
Les deux sœurs chevauchaient en silence, n’échangeant que quelques mots épars. Célia tenait les rênes d’une main et, de l'autre, le carnet d’Eldan. Elle en tournait les pages avec lenteur. Chaque ligne dévoilait un peu plus l’horrible vérité sur les faux marchands, et, plus inquiétant encore, celle qui les avait envoyés.
[Jour 22 – Capitale humaine]
Nous voilà enfin arrivés dans leur fameuse capitale, après des jours à traverser des routes infestées de Neantys. Je devrais adresser mes respects au forgeron qui m’a conçu cette lame. Un chef-d’œuvre, forgé et enchanté pour résister à ces choses.
Ce lieu est vraiment un cloaque. Un chaos de bruits et de poussières, de murs ternes et de toits tordus. Les rues empestent la crasse et le rat crevé. Les hommes grouillent comme des insectes affolés, les femmes braillent leurs loques, les enfants volent au grand jour. J’en ai giflé un, surpris la main dans ma poche ; il méritait bien pire.
Quant à leur garde… pitoyable. Questions absurdes, exigences infondées, et cette taxe de passage aussi grotesque que leur existence.
Si notre Reine voyait cela… un souffle de son pouvoir suffirait à réduire cette ville en cendres. Elle l’a souvent répété : certaines gangrènes ne se soignent pas, elles se purgent.
Célia déglutit. Ces lignes exhalaient une haine si dense qu’elle paraissait suinter de l’encre elle-même. Cette Sorane prônait une doctrine glaciale, fondée sur le rejet de tout ce qui échappait à ses critères de pureté. Une idéologie implacable, sans la moindre nuance. La jeune fille poursuivit malgré tout.
[Jour 23 – Témoignages]
Enfin, des informations concrètes sur les Neantys ! Les survivants sont profondément marqués. J’ai dû payer cher certains pour délier leur langue. Leurs descriptions des démons ne font que confirmer ce que notre Reine savait déjà, mais un détail m’a frappé. Dans plusieurs récits, revient toujours “la même femme”. Masque noir, lame aussi sombre que les créatures qu’elle pourfend… C’est bien elle, la cible mentionnée dans nos ordres. Un guerrier religieux, ayant surpris l’une de mes discussions, a menacé de m’emprisonner. Père a su intervenir à temps.
À partir de la page suivante, le carnet cessait d’être un journal de voyage pour devenir une longue liste d’observations, saturée de ratures rageuses et de corrections hâtives. Célia tomba enfin sur ce qu’elle cherchait ; un soupir lui échappa, qu’Aelia entendit. La petite se redressa par-dessus son épaule.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Eldan a tout noté. Des détails, des témoignages… Et surtout, il parle d’elle.
— De la Pourfendeuse ?
Célia acquiesça, grave.
— Ils voulaient l’emmener à Stelaris, de gré ou de force. Ils prétendent que les Neantys lui sont liés, qu’elle les attire… ou même qu’elle les contrôle. D’après eux, chaque attaque serait minutieusement orchestrée, la guerrière en noir surgissant toujours au moment décisif…
— Tu crois que c’est vrai ?
— Non !
Le mot jaillit, plus fort qu’elle ne l’aurait voulu. Elle inspira brusquement, comme pour repousser la boule qui étranglait sa gorge.
— Non… Je l’ai vue, elle n’est pas des leurs. Je dois comprendre pourquoi elle agit seule, ce masque, son arme enchantée… et pourquoi tous veulent sa tête, même au-delà des Plaines d’Ashon. Il y a plus que ça, j’en suis certaine.
Aelia passa ses bras autour de ses épaules et posa sa joue contre sa nuque. Un geste tendre pour lui rappeler qu’elle n’était pas seule.
— Tu ne peux pas tout saisir d’un coup, murmura-t-elle. L’important, c’est d’avancer. Pas vrai ?
Ces mots simples, dépourvus de reproches, calmèrent les remous du cœur de Célia. Le reste de la journée s’étira dans une quiétude fragile, rythmée seulement par le froissement des feuilles et le martèlement régulier des sabots de Quiro.
Le crépuscule n’apporta ni paix ni répit : l’humidité glaciale s’infiltrait déjà par leurs manches et sous leurs capes. Les sœurs quittèrent le sentier à la recherche d’un abri discret. Elles attachèrent Quiro à un arbre, puis s’installèrent dans un endroit plat et à l’abri du vent.
Elles allaient enfin savourer la chaleur d’un feu lorsque, parmi les murmures de la nuit, un craquement sec brisa l’harmonie naissante. Aelia étouffa un gémissement, s’agrippant à sa sœur. Célia, elle, se figea, chaque nerf tendu, ses sens soudain aiguisés par la peur. Quelque chose approchait. Une bête… ou pire.
Se redressant d’un geste fluide, elle dégaina la lame d’Eldan et prit une posture défensive. Les buissons frémirent, libérant de sourds grognements.
Des silhouettes s’extirpèrent lentement de l’ombre. Paniqué, Quiro tirait frénétiquement sur la corde, ses hennissements semblables à des appels au secours. Les créatures avançaient sur quatre membres griffus, drapées d’une épaisse fumée noire, percée de deux lueurs violacées en guise d’yeux.
Célia les reconnut aussitôt. Des Neantys. Ces mêmes monstres qui l’avaient prise en traître lors d’une matinée de récolte et poursuivie dans ses cauchemars. Mais cette fois, elle tenait une arme enchantée. Peut-être, enfin, avait-elle une chance de les terrasser seule.
L’une des créatures bondit. Célia leva son épée trop tôt, trop haut. Les griffes virint heurter le métal dans un choc assourdissant. La vibration remonta jusqu’aux epaules de la jeune fille, lui arrachant un cri étouffé. L’arme fut repoussée, tout comme elle, rejetée au sol, le souffle coupé. Elle se releva aussitôt, les muscles en feu, l’adrénaline rugissant dans ses veines. Elle enchaîna des coups d’épée dans le vide pour maintenir l’ennemi à distance. Le démon recula, moins offensif.
Célia fixa alors la lame d’Eldan, le cœur battant plus vite que sa respiration. Pourquoi n’avait-elle pas tranché la créature ? Était-elle vraiment enchantée ?
Autour d’elles, les autres monstres se rapprochaient dangereusement.
— Elle va venir… Elle va venir…
Les mots se coinçaient dans sa gorge, répétés comme une prière désespérée adressée à une lame bien plus vive que la sienne. Aelia se blottit contre sa grande sœur, tremblante et résignée. Ce contact fit éclore une pensée inattendue dans l’esprit de Célia. Des paroles simples, portées par une chaleur nouvelle qui s’éveillait en elle :
— Pourquoi mourir maintenant ? Tu as une sœur à protéger… une famille qui attend ton retour… et un immense secret à découvrir…
Oui… mourir ici serait trahir toutes ses promesses. Revigorée par une énergie nouvelle, Célia raffermit sa prise sur l’épée et écarta doucement sa sœur.
— Ne bouge pas…
Un démon bondit dans un grognement bestial, Célia abattit sa lame dans un puissant cri. L’impact claqua, sec, et le monstre se disloqua dans une gerbe de poussière noire. Galvanisée par ce premier succès, elle se jeta aussitôt sur les autres avec une férocité inattendue.
Ses bras tremblaient encore, mais ses gestes se firent soudain plus nets, plus précis. Comme si la peur elle-même, au lieu de la briser, guidait son bras. Chaque coup semblait trouver sa cible avec une justesse qu’elle n’aurait jamais cru possible. Les Neantys tombèrent un à un sous ses coups, et Aelia, bouche bée, avait l’impression de ne plus reconnaître sa sœur.
À mesure que les corps d’ombre se dissipaient, un espoir fébrile se rallumait dans son cœur. Ce n’est qu’en voyant le dernier ennemi s’évanouir dans un nuage sombre que les deux filles réalisèrent : elles avaient survécu.
Haletante, Célia resta immobile, presque incrédule. Elle venait d’abattre des démons… seule, et sans la moindre égratignure.
— Célia !
Le cri d’Aelia déchira le silence revenu, sa main pointant quelque chose d’encore plus inquiétant.
Entre deux troncs, une silhouette féminine émergea de l’ombre. Vêtue de noir, élancée, elle paraissait sculptée dans la nuit elle-même. Dans ses mains, deux dagues scintillaient, prêtes à frapper.
Une sombre fumée couronnait sa tête, retombant en une cape vaporeuse jusqu’au milieu du dos. La chose fixait les deux sœurs de ses yeux réduits à deux lueurs violettes… comme ceux d’un Neantys. Était-ce l’un d’eux, imitant une forme humaine ? Peu importait. C’était une menace.
Célia se remit aussitôt en garde et lança un assaut frontal. Elle abattit son épée dans un mouvement descendant, aussitôt contré par une parade fulgurante qui la désarma net. L’arme vola à une dizaine de mètres. Hébétée, Célia tomba à genoux, à la merci de cette chose à la force démesurée.
Sa lame droite déjà levée dans l'élan de son mouvement, le démon s’apprêtait à l’achever… lorsqu’il tourna brusquement la tête sur sa gauche. Il s’élança dans cette direction et disparut dans les ombres, laissant une Célia au regard vide, se croyant déjà dans l’au-delà. Aelia se précipita vers son aînée, les larmes aux yeux.
— Ça va ?! s’écria-t-elle en la secouant légèrement. Qu’est-ce que c’était ?!
Célia eut un soubresaut, arrachée brutalement à son vertige. Sa cadette l’aida à se relever, lui glissa la lanterne entre les mains, puis courut récupérer l’épée.
— On doit vite se mettre à l’abri !
L’aînée acquiesça, rengainant l’arme d’un geste encore tremblant.
Pendant que Célia calmait Quiro, Aelia éteignit le feu du mieux qu’elle put. Les deux sœurs reprirent ensuite la route, chevauchant dans un silence lourd de fatigue et la peur au ventre.
Enfin, après ce qui leur sembla une éternité, la forêt s’ouvrit sur une clairière. Un lac miroitait sous la lueur pâle de la lune, alimenté par une cascade dont le grondement couvrait presque leurs respirations. Célia la fixa un instant.
— On pourrait se cacher derrière pour la nuit.
Elles descendirent de Quiro, l’attachèrent à un tronc solide, puis contournèrent le rideau d’eau.
À leur grande surprise, elles découvrirent une petite cavité dont l’intérieur semblait déjà baigné de lumière. Avec leurs dernières forces, elles agrandirent l’étroit passage, jusqu’à ce qu’il leur permette de se glisser à l’intérieur. Et là, la fatigue céda la place à l’émerveillement.
Des fleurs luminescentes diffusaient une douce lueur bleutée, leurs pétales vibrant imperceptiblement, comme si la caverne respirait. La végétation se densifiait à mesure qu’elles progressaient dans le tunnel, jusqu’à ce qu’un dernier pas les conduise au bout.
Là, une vaste caverne se dévoilait, baignée d’une clarté presque diurne. Les mêmes fleurs luminescentes tapissaient le sol et grimpaient aux parois, tissant un manteau vivant de bleu et d’argent. Au centre, trois arbres majestueux, aux racines nouées comme les doigts d’une main protectrice, entouraient un gouffre d’où s’échappaient de lentes volutes translucides. L’air tiède, chargé d’effluves floraux, tranchait avec l’humidité mordante de l’extérieur.
L’euphorie balaya toute trace de fatigue chez Aelia. Elle s’élança dans ce décor féerique, faisant s’envoler une nuée de papillons aux ailes scintillantes. Ils virevoltèrent autour d’elle comme des éclats de lumière vivants.
Elle se laissa tomber dans l’herbe, bras écartés, avant de se retourner sur le ventre pour observer de près les plantes.
— Est-ce qu’elles s’éteignent si on les cueille ? se questionna-t-elle, hésitant à tenter l’expérience.
Célia, elle, demeurait songeuse. Comment une telle profusion de vie pouvait-elle éclore ici, sans le moindre rayon de soleil ? Son regard glissa vers le gouffre. Elle s’en approcha, attirée par l’éclat des pierres précieuses incrustées dans la paroi. Elle tenta d’en détacher une, sans succès, puis balaya les lieux du regard.
— Un refuge idéal…
Célia se promit d’en tracer l’emplacement sur une carte dès leur arrivée à Esmara. Elle alla ensuite s’asseoir aux côtés de sa petite sœur, et lui offrit ses cuisses pour oreiller. Aelia s’y installa sans hésiter, levant vers son aînée un regard empli de confiance.
— On est en sécurité ici, hein ?
Célia ne répondit pas, se contentant de lui caresser doucement les cheveux. Un geste plus loquace que n’importe quelle promesse. Aelia s’endormit vite, un sourire aux lèvres.
Avec précaution, Célia glissa ses mains sous sa tête pour se dégager, ôta sa cape et la déposa sur elle comme une ultime protection. Puis elle alla s’asseoir, dos contre l’un des arbres géants, ses pensées happées par le gouffre insondable. Était-il unique ou en existait-il d’autres, dissimulés dans le monde ? Et cette femme-démon… quelle était sa véritable nature ?
L’épuisement finit par étouffer ses réflexions. Sans s’en rendre compte, Célia s’endormit, bercée par l’aura mystique de la caverne, comme si ce lieu hors du temps veillait sur elles.
Après avoir glané quelques informations au Hameau Forestier, Anyse, Rocvin et Tolan reprirent la route en charrette, dans la même direction qu’Aelia et Célia. Le roulement régulier sur la terre battue n’apaisait personne, surtout pas Rocvin.
— Des pèlerines… répéta-t-il, les mâchoires serrées. Qu'est-ce que Célia n’inventerait pas pour embobiner les gens ? Elle va m’entendre ! Et comment ces imbéciles ne les ont pas reconnues ?
Tolan esquissa un sourire sans quitter les rênes des yeux.
— Ta grande est futée. C’est ça qui t’énerve, hein ?
— Ce n’est pas drôle ! tonna Rocvin. Il faut les rattraper, et vite !
Le ton monta, mais le chasseur garda son calme. Il connaissait trop bien le bûcheron pour se laisser entraîner dans ses colères. Sous sa capuche, Anyse se repliait sur elle-même. Ses doigts crispés sur les pans de sa cape semblaient vouloir y enfermer ses peurs. Les mots l’avaient quittée, tout comme la force de lancer reproches ou prières. Elle ne pensait plus qu’à ses filles, qu’elle priait de revoir vivantes.
La nuit était tombée depuis longtemps. Le ciel, sans lune, noyait le paysage d’une obscurité moite. Le silence vibrait d’une menace diffuse. Rocvin et Tolan, en alerte, guettaient chaque bruissement suspect. Soudain, Tolan regarda brusquement dans les fourrés à sa droite.
— Tenez-vous bien ! cria-t-il.
Il fit brusquement accélérer les chevaux. Anyse s’agrippa à Rocvin, le souffle court. Une fois encore, l’instinct du vieux chasseur ne se trompait jamais : une dizaine de silhouettes sombres bondissaient des fourrés, se lançant à la poursuite de la charrette. Tolan fouetta de plus belle, espérant les distancer. Mais d’autres apparurent déjà, plantées au milieu du chemin, prêtes à les cueillir. Il ne ralentit pas, décidé à les écraser.
L’un des démons bondit soudain, frappant la roue arrière gauche. La structure grinça et dérapa. Tolan stoppa les bêtes d’un réflexe sec, évitant de peu la bascule.
Le chariot maintenant arrêté et rapidement encerclé, le groupe put enfin poser les yeux sur ces choses tant redoutées dans la région. Ces monstres terrassant aussi bien convois marchands que soldats de l’armée régulière. Les démons.
Anyse, terrorisée, se cramponnait à Rocvin, décidé à la défendre coûte que coûte. Le chien de Tolan bondit du chariot, aboyant furieusement face aux assaillants. Malgré les cris de son maître lui ordonnant de fuir. L’un des Neantys leva ses griffes… lorsqu’une onde violette jaillit des bois et le trancha net.
Sidérés, les trois adultes tournèrent la tête. Une silhouette drapée d’un manteau noir venait d’émerger des arbres. Elle s’élança aussitôt au combat, sa lame traçant dans l’ombre des arcs violets aussi fulgurants qu’effrayants.
Tolan observait la scène, bouche bée, Anyse remerciait intérieurement les dieux pour cette intervention providentielle, tandis que Rocvin bouillonnait intérieurement. C’était donc elle, cette femme dont parlaient les rumeurs ? Pas bien grande, pas particulièrement massive… mais chaque geste, chaque coup, respirait une maîtrise redoutable. Les démons poursuivant avaient rejoint le combat, mais subirent le même destin funeste que leurs semblables.
Le dernier monstre terrassé, tous descendirent du chariot. Tolan et Rocvin s’empressèrent de constater les dégâts et de détacher la roue de secours. Pendant ce temps, Anyse, encore tremblante, avança lentement vers leur sauveuse.
— Ne t’approche pas d’elle ! lui hurla Rocvin.
Elle n’écouta pas. Ses pas, hésitants mais résolus, la menèrent face à la guerrière en noir. De près, elle paraissait plus irréelle encore que dans les rumeurs, comme si son masque effaçait toute trace d’humanité.
La mère lui saisit doucement la main libre. L’impassible Pourfendeuse se laissa faire.
— Nous… nous vous devons la vie, balbutia Anyse. On vous dit sorcière… mais pour moi, vous êtes une sainte envoyée par les dieux.
Ses doigts se refermèrent un peu plus, presque désespérés.
— S’il vous plaît… avez-vous vu deux jeunes filles ? Mes filles… Nous les cherchons partout…
Le regard masqué de la Pourfendeuse de Démons ne se détourna pas de celui implorant de cette mère qui semblait tenir à ses enfants plus que tout. Finalement, la guerrière fit un pas en arrière, quittant les mains chaudes d’Anyse.
— Retournez à votre village, dit-elle, ne laissant transparaître aucun sentiment. Si vous persistez, vous ne trouverez que la mort, ou bien pire.
— Mais… et nos enfants ?
La combattante ne répondit pas et tourna les talons.
— Attendez !
Elle se figea, jeta un regard par-dessus son épaule. Rocvin avait rejoint sa femme, les doigts crispés autour du manche de sa hache.
— Je ne vous ferai jamais confiance, sorcière, grogna-t-il. Je vous méprise, et je suis convaincu que vous êtes liée à ces choses… mais…
Il marqua une pause, luttant visiblement contre ses propres mots. Sa respiration se calma, ses épaules s’abaissèrent.
— Merci… de nous avoir sauvés.
La Pourfendeuse de Démons le fixa un instant encore, puis s’éloigna en silence. Derrière son apparente froideur, elle avait perçu la colère de ce père tiraillé… mais surtout la détresse de cette mère éplorée.

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