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tome 1, Chapitre 7 « En quête de réponses » tome 1, Chapitre 7

[Jour 11 – Colline de Grises-Pierres]

Nous avons maintenant une bonne petite fortune. Père est vraiment incroyable dans ses négociations. Nous accumulons les offrandes pour la Reine Sorane. J'espère qu’avec cela, elle accordera le rang que notre famille mérite. Mère, je pense à vous…

Aujourd'hui, nous avons croisé un vieil ermite. Il a dit avoir vu les “bêtes sans âme” dans les bois. Les yeux dans le vide, il traçait des symboles étranges sur la pierre. Père a préféré l’éviter. Moi, je suis resté un instant. Il m’a dit que “la terre elle-même vomira ce que le ciel n’a pas su purifier.” Charmant… Je doute qu’il soit une source fiable, mais je note tout de même son témoignage.

[Jour 16 – Le village d’Esmara]

Les informations s’amenuisent. Les humains ont peur. Certains refusent de parler, d’autres balbutient des idioties. Ce soir, j’ai croisé une jeune femme un peu ivre au détour d’une rue. Elle m’a confié que son frère est mort récemment. Je l’ai prise dans mes bras. Elle tremblait. Elle m’a invité chez elle, voulant que je reste avec elle pour la soirée. J’ai accepté de la suivre, elle s’est endormie seule dans son lit. Heureusement… Moi, un noble et puissant Lumiailes, dormir avec une misérable humaine ? Quelle insulte à mon sang ! J’ai songé à consigner ce moment dans mon rapport officiel, mais je doute que la Reine Sorane s’intéresse à ce genre de détail.

Résultat : quelques pièces supplémentaires, des bijoux, et de la nourriture, qui pour une fois à bon goût.

Assise dos contre un arbre, Célia avait osé ouvrir à nouveau le carnet de voyage d’Eldan. Le feu de camp, allumé non sans mal grâce à la flamme de la lanterne, crépitait doucement. Elle ne le regardait pas. Elle n’avait plus froid, plus faim, plus sommeil. Ce qu’elle ressentait surpassait cela. Ce n’était ni la peur ni la douleur, mais un malaise diffus et poisseux. Pas celui qu’on éprouve face à la violence du monde, mais face à une laideur plus insidieuse. Celle qui se dissimule derrière les bonnes manières et les sourires polis.

Jael et Eldan, ces deux marchands qu’elle avait côtoyés… n’étaient rien de ce qu’ils prétendaient être. Il s’agissait d’espions venus d’une Cité Céleste nommée Stelaris, dirigée par une certaine Reine Sorane. Leur mission semblait noble. Leur conduite, elle, ne l’était pas. Le fils écrivait des choses si abjectes.

– Moi, un noble et puissant Lumiailes, dormir avec une misérable humaine ?

Un souffle échappa des lèvres de la jeune fille. Elle se souvint à nouveau de son regard, flottant entre amusement et condescendance. De son sourire voilé d’élégance, et de cette façon qu’il avait de parler. Il l’avait jugée, évaluée, et apparemment, elle n’était pas la première. Célia s’en rendait compte maintenant : elle avait failli devenir un souvenir de plus dans ses jeux de passage. Un frisson lui remonta la colonne. Peut-être était-ce déjà le cas, à la fin du carnet. Elle n’osa pas le vérifier.

Qu’un homme cherche à s’amuser, elle le comprenait. Mais que quelqu'un comme lui soit en vérité aussi vulgaire… Une brève envie de brûler le petit ouvrage la prit, mais elle devait rester forte. Au milieu des bassesses et des relents de mépris, il y avait aussi des informations utiles.

Neantys. Ce mot revenait plusieurs fois. Il n’était jamais expliqué, comme s’il allait de soi. Célia devina rapidement qu’il s’agissait du nom donné aux démons. Et si ces créatures étaient connues jusqu’à cette mystérieuse Cité Céleste, alors cela voulait dire qu’elles n’étaient pas qu’un simple fléau local, mais un phénomène plus vaste.

Célia serra le carnet contre elle. Il contenait plus de vérités que toutes les rumeurs échangées autour d’un foyer à la taverne depuis des mois. Ses yeux se posèrent ensuite sur Aelia, endormie près du feu, emmitouflée dans sa cape de voyage. La plus jeune n’avait presque pas fermé l’œil la nuit précédente et leur départ précipité, doublé d’un galop brutal, l’avait visiblement épuisée. Son sommeil était agité, comme si les secousses du cheval résonnaient encore dans ses muscles.

Célia la regarda longtemps, partagée entre culpabilité et tendresse, avant de se déplacer près d'elle pour jouer avec quelques mèches de ses cheveux.

— Pardonne-moi de t’avoir entraînée là-dedans…

Elle murmura ces mots sans espérer de réponse. Aelia ne bougea pas. Le feu crépitait doucement, ses flammes dansant sur le visage des deux filles. L'aînée fixa un long moment les braises, son regard perdu dans leurs éclats rougeoyants.

Elle resserra les doigts sur le carnet d’Eldan, fermé. Il semblait à la fois l’appeler et la repousser. Célia voulait tout lire d’un trait, y trouver des réponses claires… Finalement, l'épéiste en herbe se leva, dégaina la lame et enchaîna quelques mouvements offensifs. Bien qu’elle espérât ne jamais croiser de démons, un instinct profond la poussait à se préparer à toute éventualité.

L’arme parut plus légère, parfaitement équilibrée, et sa nouvelle propriétaire se surprit en exécutant des gestes plus rapides et plus fluides qu'à son habitude. Quelque chose avait changé ?

Cet entraînement improvisé et l’entretien du feu permirent à Célia de rester parfaitement éveillée jusqu’au lever du jour. Encore couverte de sueur, elle revint près de sa sœur pour la réveiller. Aelia ouvrit lentement les yeux. Elle se leva, bailla, puis s’étira en silence, les muscles encore engourdis par la nuit écourtée. Elle se sentait plutôt bien, malgré qu’elle n’eût dormi véritablement que deux ou trois heures.

— On y va ? demanda Célia, après qu’elles avaient grignoté un peu.

Les sœurs remontèrent sur Quiro et reprirent la route à un rythme lent, s’assurant avant que le feu fût bien éteint.

Célia restait vigilante, guettant le moindre signe de la guerrière en noir, tandis qu’Aelia, nerveuse, craignait une apparition soudaine de démons. En fin de matinée, elles atteignirent une petite rivière que Célia reconnut immédiatement.

— Le Hameau Forestier n’est plus très loin. Faisons une dernière halte.

Soulagée, Aelia s’installa au bord de l’eau. Elle s’aspergea le visage et étira ses muscles. Une vague de tristesse l’envahit soudain. Elle pensait à leurs parents, certainement dévastés. Ce n’était pas la première fois qu’elle laissait échapper son chagrin depuis leur départ et, comme toujours, Célia la rassurait.

Après avoir partagé un maigre repas et pris un court repos, les deux filles repartirent. Elles chevauchèrent tout l’après-midi, et ce ne fut qu’aux dernières lueurs du crépuscule qu’elles aperçurent enfin au loin les lumières du Hameau Forestier.

***

Perdu au cœur des bois, le Hameau Forestier servait avant tout de camp de base pour les bûcherons locaux. Célia connaissait bien cet endroit. Elle s’y était rendue enfant, plusieurs fois, au bras de son père. Elle se souvenait des rires échangés avec les fils des forestiers, des cache-cache entre les rondins, des après-midis pleines de résine et de crasse sous les ongles. Le village, pourtant, ne lui paraissait plus aussi familier. Quelque chose avait changé. La palissade, notamment, semblait neuve. Plus haute, plus rigide, comme dressée dans l’urgence. Sans doute une réponse à la peur et aux rumeurs à propos des démons.

À l’approche de l’entrée, elles aperçurent un homme assis sur une chaise simple, une vieille couverture sur les genoux. Il somnolait plus qu’il ne montait la garde, les yeux mi-clos dans la torpeur nocturne. À leur arrivée, il redressa lentement la tête, cligna plusieurs fois des paupières, puis se leva.

— Halte. Qui êtes-vous ? demanda-t-il, le ton méfiant, mais pas agressif.

Célia tira légèrement sur les rênes de Quiro, le faisant s'arrêter, et arbora un sourire humble.

— Nous sommes des pèlerines en chemin vers la Capitale. Nous avons vu au loin de la lumière, et nous voilà devant vous. Pouvons-nous passer la nuit à l’abri dans votre village ?

Le garde les observa longuement, puis leur fit signe d’ôter leurs capes. Les deux sœurs obtempérèrent, dociles. Le regard de l’homme glissa sur leurs vêtements usés, leur peau tirée par la fatigue… jusqu’à ce qu’il s’arrête net sur l’épée que portait Célia. Même à la lumière tremblante d’une lanterne, sa garde argentée brillait d’un éclat trop pur pour appartenir à de simples pèlerines.

— Et ça ? fit-il, d’un ton plus ferme.

Célia posa une main sur la garde, presque comme pour la bénir.

— L’épée de notre défunt père, un grand guerrier. Il est tombé au combat face à une tribu barbare semant la terreur dans notre région d’origine. Nous comptons l’offrir comme offrande à l’Ordre des Paladins, afin d’être acceptées comme prêtresses. Même si nos chances d’atteindre notre destination sont minces, c’est notre unique moyen de défense.

Le garde ne répondit pas tout de suite. Habituellement, seuls les bûcherons, les marchands ambulants ou les acheteurs de bois étaient autorisés à entrer. Son regard hésita entre prudence et lassitude. Finalement, il haussa les épaules, jugeant que ces frêles personnes ne représentaient aucun danger, même avec une arme de qualité.

— Bon, allez-y.

Célia entremêla ses doigts en un geste pieux, inclinant légèrement la tête.

— Votre bonté vous honore, brave soldat. Puissent les dieux vous garder.

Les deux filles remirent leurs capes et franchirent l’entrée. Tandis que Célia guidait leur monture, Aelia laissa échapper un petit rire, discret mais sincère. Elle reconnaissait bien là sa sœur : toujours prompte à improviser une histoire pour s’en sortir.

L’endroit se composait de seulement quelques habitations, d’écuries, d’un entrepôt de bois, d’une petite scierie, et d’une taverne à l’enseigne un peu penchée. En la reconnaissant, Célia la désigna d’un signe de tête. Elles descendirent de cheval, nouèrent les rênes de Quiro à l’un des piliers en bois de la bâtisse, et entrèrent.

L’endroit était modeste. Quelques hommes rassemblés autour d’une table, les voix basses, les gestes lents. Le tavernier, un homme à la barbe poivre et sel, se tenait derrière le comptoir, occupé à frotter une chope propre avec un chiffon douteux. Célia et Aelia choisirent une table isolée.

— Qu’est-ce que tu vas raconter la prochaine fois ? souffla Aelia, un éclat complice dans les yeux.

— Je ne sais pas… murmura Célia en retour. Qu’on est deux orphelines en quête de leurs parents ? Ou que je protège la fille cachée d’un noble exilé ?

Elles échangèrent un sourire complice, mais il était plus pâle qu’auparavant, comme lavé par la fatigue. Le tavernier s’approcha.

— Alors, mesdemoiselles ? demanda-t-il avec lassitude.

— De l’eau fraîche, s’il vous plaît, répondit Célia.

— Tout de suite.

Il s’éloigna et revint presque aussitôt, posant deux gobelets ébréchés devant elle et une cruche remplie en bois au milieu de la table.

— Voilà pour vous. Les voyageurs se font rares, avec tout ce qui se passe en ce moment. D’où venez-vous ?

— Nous sommes des pèlerines en route vers votre Capitale, répondit Célia, feignant ensuite une innocence naïve. Qu’entendez-vous par avec tout ce qui se passe en ce moment ?

Le tavernier jeta un regard furtif à l’autre table, puis s’assit lentement face à elles. Ses mains gardaient le chiffon, comme un ancrage nerveux.

— Vous n’êtes pas au courant…? Des créatures… des sortes de démons. Ils rôdent. On ne retrouve même pas les corps des victimes. Seulement… des traces de combats.

— Des démons ? souffla Célia, feignant l’effroi. Et personne ne peut les affronter ? On dit pourtant que l’armée de la Capitale est redoutable.

— Hélas, ils perdent plus d’hommes qu’ils ne tuent de ces monstres. Pour être honnête, je crains pour notre petit village. Notre productivité est au plus bas et nous avons de plus en plus de mal à subvenir à nos besoins.

— Vous voulez dire que votre village est d’habitude plus peuplé ?

— Les bûcherons des bourgades alentour viennent travailler ici. Mais depuis l’apparition de ces créatures, ce n’est plus le cas. Tout ce qu’il reste, c’est moi, le maréchal-ferrant, et deux poivrots qui ne veulent pas fuir. Comme vous l’avez certainement remarqué, nos palissades ont été rénovées, mais…

Le tavernier soupira, son désespoir était palpable.

— Si seulement nous avions quelqu’un d’assez compétent pour nous protéger…

Nous y voilà. Célia avait réussi à amener la conversation là où elle le voulait.

— Si une telle personne existait, l’accueilleriez-vous à bras ouverts ?

— Tant que les bûcherons peuvent travailler en sécurité, on accepterait même l’aide d’un mage… ou d’une étrangère…

— Il doit bien y avoir des mercenaires ou des errants capables de se battre dans la région, non ? glissa Célia.

L’homme regarda la pèlerine avec une certaine méfiance, puis se leva.

— Sans doute, mais qui voudrait affronter ces choses sachant que même l’armée est impuissante ? Excusez-moi, j’ai du travail. J’espère avoir répondu à toutes vos questions.

Célia lui adressa un sourire et sortit sa bourse. Elle paya pour l’eau et ajouta une pièce pour la conversation. L’homme retourna à son comptoir. En le voyant essuyer nerveusement des chopes, Célia comprit qu’il n’avait pas souhaité évoquer la Pourfendeuse de Démons.

— Ça va être plus difficile que je l’imaginais, soupira-t-elle en sirotant son eau.

— Tu penses qu’un autre village pourrait mieux nous répondre ? demanda Aelia, qui avait déjà fini sa chope.

— J’en doute. Le sujet est trop sensible, et interroger directement les gens pourrait nous causer des problèmes. Que faire… ?

Tandis que l’aînée réfléchissait, la cadette bâillait à s’en décrocher la mâchoire. Les sœurs restèrent encore un moment, avant de se lever et demander au tavernier s’il avait une chambre pour elle pour la nuit. L’homme monta avec Aelia et lui ouvrit une pièce modeste. Un seul lit, une petite table entourée de quelques chaises. Pendant ce temps, Célia confia Quiro au maréchal ferrant, qui le mena à ses écuries.

De retour dans la chambre Célia resta un moment assise à la table, le regard fixé sur le carnet d’Eldan, posé là. Elle hésitait, ne voulant pas lire d’autres choses dégradantes. Elle préféra oublier un instant les faux marchands et penser aux dernières paroles du tavernier… à propos de la Pourfendeuse de Démons.

La guerriere en noir inspirait peut-être la peur au point de ne pas être explicitement évoquée, mais son utilité était reconnue dans une certaine mesure. Cela redonnait un brin d’espoir à la jeune épéiste, dont les lèvres se tordirent en un petit sourire discret. Finalement, elle laissa le carnet sur la table, et se leva. Elle retira ses bottes, ses vêtements, et souffla la bougie. L’aînée alla rejoindre sa cadette déjà endormie dans le lit.

— Esmara… Brakel…

Deux noms, deux pistes, deux chances d’obtenir des témoignages, et peut-être quelques vérités.


Texte publié par K. Helphine D., 20 avril 2025 à 10h54
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