[Jour 11 – Colline de Grises-Pierres]
Notre fortune s’accroît de jour en jour. Père excelle dans l’art des négociations, et les offrandes destinées à la Reine Sorane s’amoncellent déjà. Avec un tel trésor, elle ne pourra qu’accorder enfin à notre famille le rang qu’elle mérite.
Mère… votre absence me pèse.
Ce matin, nous avons croisé un vieil ermite. Il prétendait avoir vu rôder dans les bois des « bêtes sans âme ». Ses yeux, ternes et vides, semblaient fixés sur un horizon invisible, tandis que ses doigts traçaient dans la pierre des symboles étranges. Père a passé son chemin sans un mot. Moi, j’ai tendu l’oreille. « La terre vomira ce que le ciel n’a pas su purifier. » Charmant présage. Sa raison me semble fragile… mais ses paroles méritent d’être consignées.
[Jour 16 – Village d’Esmara]
Les informations se raréfient. Les humains se terrent dans leur peur. Certains refusent de parler, d’autres se perdent en balivernes.
Ce soir, j’ai croisé une jeune femme éméchée dans une ruelle sombre. Elle m’a confié que son frère était mort récemment. Elle tremblait encore lorsque je l’ai prise dans mes bras. Elle m’invita chez elle, espérant sans doute me garder pour la nuit. J’ai accepté… mais elle s’est endormie seule. Tant mieux. Moi, Lumiailes de sang noble, partager la couche d’une misérable humaine ? Quelle abjection !
J’ai songé à le consigner dans mon rapport officiel, mais je doute que la Reine Sorane se préoccupe de ce genre de détails.
Bilan : quelques bijoux, des vivres corrects… et quelques pièces de plus. Soirée rentable.
Assise contre un tronc rugueux, Célia avait fini par rouvrir le carnet d’Eldan. Non loin, le feu de camp, allumé de justesse à la lanterne, crépitait dans la nuit. Le froid, la faim, la fatigue… tout s’était effacé. La jeune fille ne ressentait plus qu’un malaise visqueux, insidieux.
Jael et Eldan… n’étaient pas ceux qu’ils prétendaient être. Espions d’une Cité Céleste nommée Stelaris, dirigée par une certaine Reine Sorane, ils servaient peut-être une cause noble… mais leurs méthodes, elles, ne l’étaient pas. Le fils couchait sur le papier des phrases d’un mépris si cru.
— Moi, Lumiailes de sang noble, partager la couche d’une misérable humaine ? Quelle abjection !
Célia revit son regard pénétrant, son sourire charmeur, cette façon de dire exactement ce qu’on voulait entendre. Il l’avait jaugée, pesée… prête à n’être qu’un nom de plus griffonné dans ses distractions. Un frisson glacé remonta le long de sa nuque. Peut-être son sort figurait-il déjà à la fin de ses écrits. Elle n’osa pas tourner une page de plus, pour le moment.
L’envie de jeter cette chose immonde dans les flammes la traversa brièvement, mais ce carnet recelait plus de réponses que toutes les rumeurs venues de la capitale.
Neantys. Le mot revenait souvent, jamais expliqué, comme s’il allait de soi. Célia comprit rapidement qu’il désignait les démons. Et si ces créatures étaient connues jusqu’à cette mystérieuse Cité Céleste, alors elles n’étaient pas un simple fléau local.
Elle serra le carnet contre elle, telle une boussole incertaine. Son regard glissa ensuite vers Aelia, endormie, recroquevillée dans sa cape de voyage. Célia se rapprocha, la poitrine nouée d’une tendresse coupable, et lui effleura quelques mèches de cheveux.
— Pardonne-moi de t’avoir entraînée là-dedans…
Sa voix se perdit dans le crépitement du feu. Les flammes continuaient de danser sur leurs visages, projetant une lumière vacillante qui hésitait entre chaleur et inquiétude.
Finalement, l’épéiste en herbe chercha à se changer les idées. Elle se leva, dégaina sa lame, et enchaîna une série de mouvements offensifs. Elle priait de ne jamais croiser la route d’un démon, mais son instinct lui murmurait qu’il valait mieux être prête.
Cet entraînement improvisé, ponctué de l’entretien du feu, la maintint parfaitement éveillée jusqu’aux premières lueurs de l’aube.
Quand l’horizon se teinta de gris, Célia ruisselait de sueur, le souffle court. Elle s’agenouilla près d’Aelia et lui toucha doucement l’épaule. La cadette émergea lentement, arrachée à un songe trop court. Elle se redressa, bâilla, puis s’étira. La raideur de la veille s’était déjà un peu adoucie.
— On y va ? murmura l’aînée.
Après un maigre en-cas, elles éteignirent soigneusement le feu, remontèrent sur Quiro et reprirent la route.
Célia, aux aguets, balayait chaque ombre du regard ; Aelia, droite derrière elle, entourait la taille de son aînée d’une étreinte muette où perçait sa nervosité.
Vers la fin de la matinée, l’écoulement lointain d’une rivière parvint à leurs oreilles. Célia la reconnut aussitôt et désigna la berge d’un signe de tête.
— Le Hameau Forestier n’est plus très loin. On peut faire une dernière halte ici.
Aelia n’hésita pas. Elle descendit de Quiro, s’agenouilla près de l’eau, et s’aspergea le visage d’une eau glaciale qui lui arracha un frisson. Ses gestes étaient lents, lestés par la fatigue.
Le chagrin monta sans prévenir. L’image de leur mère rongée d’inquiétude, celle de leur père consumé par la colère, traversèrent son esprit. Elle ne pleura pas : cela n’aurait rien changé. Célia vint lui poser une main sur son dos. Elles restèrent ainsi quelques instants, silencieuses, soudées dans ce mutisme qui disait plus que les mots. Après un repas frugal, elles reprirent leur route.
Le sentier s’enfonça sous les frondaisons, les ombres s’épaississant à mesure que la lumière déclinait. Puis, à la nuit tombée, quelques lueurs chaudes et soulageantes percèrent entre les troncs.
Niché au cœur des bois, le Hameau Forestier servait avant tout de camp de base aux bûcherons de la région. Célia connaissait bien l’endroit. Enfant, elle y accompagnait Rocvin, échangeant des espiègleries avec les enfants des autres bûcherons, courant entre les piles de rondins, les doigts poisseux de résine.
Mais aujourd’hui, ce village familier avait changé. Une palissade récente l’encerclait, réponse évidente aux rumeurs de démons.
À l’approche de la porte, elles aperçurent un homme armé, affalé sur une chaise bancale, une couverture râpée sur les genoux. La tête penchée, il somnolait plus qu’il ne montait la garde.
À leur arrivée, il releva lentement le visage, cligna plusieurs fois comme pour chasser un voile devant ses yeux, puis se redressa avec raideur.
— Halte. Qui êtes-vous ? lança-t-il d’une voix méfiante, encore alourdie de sommeil.
Célia tira doucement sur les rênes de Quiro, stoppant la monture à sa hauteur. Elle força un sourire humble malgré la fatigue qui tirait ses traits.
— Nous sommes des pèlerines en route vers la Capitale. Nous avons vu vos lumières… et nous voici. Pourrions-nous passer la nuit à l’abri ?
Le garde les observa longuement, puis fit signe qu’elles retirent leurs capes. Les deux sœurs obéirent sans protester. Rien de remarquable sur elles… jusqu’à ce que son regard accroche l’éclat froid d’une garde argentée. Même sous la lueur vacillante de la lanterne, l’épée d’Eldan brillait d’une noblesse qui appelait les questions.
— Et ça ? demanda-t-il, la voix soudain plus ferme.
Célia posa la main sur la poignée, geste à la fois protecteur et mesuré, comme si elle caressait une relique sacrée… ou se préparait à s’en servir.
— C’était l’épée de notre père, dit-elle d’une voix grave. Il est tombé en combattant une tribu barbare qui ravageait notre région. Nous comptons l’offrir à l’Ordre des Paladins, dans l’espoir d’être acceptées parmi les prêtresses. Ce n’est pas grand-chose… mais c’est notre seule arme.
Le garde ne répondit pas tout de suite. En d’autres circonstances, il les aurait renvoyées sur-le-champ, comme tout visiteur qui n’était ni bûcheron, ni marchand, ni acheteur de bois. Pourtant, son regard oscillait entre prudence et lassitude. Peut-être ne voyait-il, derrière l’acier poli, que deux silhouettes épuisées, incapables de représenter une menace.
Il haussa finalement les épaules.
— Bon, passez.
Célia joignit les mains dans un geste calculé, inclinant légèrement la tête comme si elle lui accordait une bénédiction.
— Votre bonté vous honore, brave soldat. Que les dieux veillent sur vous.
Elles remirent leurs capes et franchirent l’entrée. Célia tenait les rênes, Aelia étouffa un rire discret : sa sœur n’avait rien perdu de son art d’inventer l’histoire parfaite pour se tirer d’affaire.
Le Hameau se résumait à quelques maisons basses aux toits sombres, des écuries dont les planches s’étaient gondolées sous l’humidité, un entrepôt de bois, une petite scierie… et une taverne que Célia reconnut aussitôt.
Elles mirent pied à terre, attachèrent Quiro à un vieux poteau, puis poussèrent la porte.
Dès l’entrée, une chaleur mêlant odeur de bois brûlé et de résine fraîche les enveloppa. La lumière, tamisée par quelques lanternes fumeuses, glissait sur les tables où quelques hommes, voûtés, murmuraient à voix basse.
Derrière le comptoir, un tavernier à la barbe poivre et sel frottait machinalement une chope déjà luisante, geste plus dicté par l’habitude que par l’entrain. Célia et Aelia choisirent une table en retrait et s’y installèrent.
— Et la prochaine fois, tu diras quoi ? souffla Aelia, un éclat malicieux dans le regard.
— Je ne sais pas encore… murmura Célia. Peut-être que nous cherchons nos parents disparus… ou que je protège la fille cachée d’un noble en exil.
— Et moi ?
— L’héritière au destin tragique, bien sûr.
Elles échangèrent un sourire étouffé, comme deux enfants partageant un secret, avant que la silhouette massive du tavernier ne vienne rompre leur bulle.
— Alors, mesdemoiselles ? demanda-t-il, d’un ton las.
— Juste de l’eau fraîche, s’il vous plaît, répondit Célia avec politesse.
— Tout de suite.
Il s’éloigna brièvement, puis revint avec deux chopes ébréchées et une cruche en bois remplie qu’il posa devant elles.
— Voilà. On ne voit plus beaucoup de visiteurs… avec tout ce qui circule, ces temps-ci.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— D’où est-ce que vous venez, au juste ?
— Nous sommes des pèlerines de la région voisine, en route vers votre Capitale, mentit à nouveau Célia, adoptant une innocence feinte. Qu’entendez-vous par… tout ce qui circule ?
Un silence s’abattit. Le tavernier jeta un regard furtif vers l’autre table, puis tira une chaise pour s’asseoir face à elles. Ses mains tordaient et lissaient sans fin son chiffon, comme s'il était son dernier ancrage avant d’oser parler.
— Vous n’êtes pas au courant des rumeurs ? murmura-t-il finalement, avant de se pencher légèrement. Des créatures… des sortes de démons. Ils rôdent. On ne retrouve jamais les corps. Seulement des éclats d’armes, des lambeaux de vêtements… et des traces de lutte.
— Des… démons ? répéta Célia dans un souffle tremblé, pas entièrement feint. Mais… personne ne peut les arrêter ? L’armée de la Capitale n’est-elle pas redoutable ?
— Ils envoient bien des soldats… Mais rares sont ceux qui reviennent. Pendant ce temps, on ne produit plus rien. Plus de livraisons, plus d’acheteurs, plus de bras pour la coupe.
— Vous voulez dire que votre village comptait plus de monde ?
— Bien sûr. Avant, les bûcherons des alentours venaient prêter main-forte, et les convois partaient presque chaque jour, sans crainte.
Il désigna la salle quasi vide d’un mouvement de tête.
— Maintenant… plus personne n’ose franchir la lisière. Ceux qui restent, c’est moi, le maréchal-ferrant, et ces trois poivrots au fond.
Son regard glissa vers la porte close.
— On a construit une belle palissade, mais c’est juste pour rassurer… Si ces choses venues des enfers décidaient d’attaquer...
Le soupir qui suivit sembla lui arracher un peu de souffle, comme si ses mots avaient un goût amer.
— Si seulement on avait… quelqu’un. Quelqu’un capable de nous défendre.
Célia avait enfin guidé l’échange là où elle le voulait.
— Et si une telle personne existait… vous l’accueilleriez à bras ouverts ?
— On accepterait même l’aide d’un mage… ou de l’Ordre des Paladins. C’est dire…
— Et des mercenaires ? Des guerriers errants ? insista-t-elle d’un ton presque anodin.
Le regard du tavernier se durcit aussitôt, comme si elle venait d’effleurer un sujet qu’il préférait taire.
— Qui voudrait risquer sa peau face à ce que l’armée elle-même fuit ?
Sa chaise grinça lorsqu’il se leva.
— Excusez-moi, j’ai du travail. J’espère avoir répondu à toutes vos questions.
Célia lui adressa un sourire poli, sortit deux pièces… puis en fit glisser une troisième, comme pour acheter un mot de plus. Le tavernier hocha vaguement la tête, regagna son comptoir et tourna le dos, la nervosité nouée dans ses épaules.
La jeune épéiste comprit qu’il avait choisi de taire un nom.
— Ça risque d’être plus compliqué que prévu, soupira-t-elle en sirotant son eau.
— Tu crois qu’un autre village parlerait plus librement ? demanda Aelia, déjà à sec de sa choppe.
— J’en doute. Le sujet est trop sensible… et poser les mauvaises questions pourrait vite nous attirer des ennuis.
Elle garda le silence, le regard perdu dans l’eau de sa choppe, comme si son reflet allait lui souffler la marche à suivre. Aelia, à ses côtés, bâilla si largement qu’on aurait cru qu’elle allait se déboîter la mâchoire. Le sommeil la gagnait déjà.
Les sœurs restèrent encore un moment dans ce coin tranquille, savourant la chaleur de la cheminée. Puis Célia se leva pour demander une chambre. Le tavernier hocha la tête et les conduisit à une petite pièce modeste comprenant un lit unique, une table usée et deux chaises bancales.
Tandis que la cadette se déshabillait déjà, l’aînée ressortit et mena Quiro par la bride jusqu’aux écuries. Le maréchal-ferrant, un colosse aux mains tannées par le travail, lui assura que l’animal serait bien traité. Rassurée, elle caressa une dernière fois l’encolure de Quiro avant de regagner la chambre.
Là, Célia resta un long moment assise à la table, les coudes appuyés sur le bois. Devant elle, le carnet d’Eldan reposait, fermé, comme une provocation muette. Elle le fixa, les bras croisés, consciente qu’il recelait encore son lot d’horreurs. Elle ferma les yeux, laissant plutôt résonner les paroles du tavernier… et surtout l’allusion à cette femme qu’il n’avait pas osé nommer.
Derrière cela, il y avait un aveu clair : la Pourfendeuse de Démons inspirait la crainte, mais aussi la protection. Cette pensée fit naître un mince sourire sur les lèvres de Célia, nourrissant l’espoir qu’un jour, cette héroïne reçoive la reconnaissance qu’elle mérite.
Elle finit par se lever, délaissa ses bottes dans un coin, plia ses vêtements sur la chaise et souffla la bougie. L’obscurité s’installa, douce et silencieuse. Elle se glissa sous les draps aux côtés de sa cadette, dont la respiration régulière trahissait déjà un sommeil profond.
— Esmara… Brakel…
Deux pistes. Deux chances d’arracher des témoignages… et, peut-être, de toucher enfin à une première vérité.

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