Le matin se leva sans éclat, comme un souffle discret derrière les volets clos. Une lumière timide filtrait à peine, craignant presque de troubler le sommeil de celle qui reposait encore.
Célia rouvrit les yeux sans savoir à quel moment le sommeil l’avait prise la veille. Elle portait toujours les vêtements d’hier, froissés par une nuit agitée. Lorsqu’elle se redressa, un élancement vif traversa son dos et ses épaules, lui arrachant un grognement entre ses dents serrées.
Sa main chercha aussitôt le carnet : il était toujours là. Elle le dissimula sous une pile de vêtements dans la commode. Pas même Aelia ne devait le découvrir.
Cette précaution prise, elle quitta la chambre.
Dans la cuisine, une odeur de bouillon chaud flottait dans l’air. Rocvin n’était pas là, sans doute déjà au travail, tout comme Aelia.
— Tu as bien dormi ? demanda sa mère, sans se retourner, concentrée sur la marmite.
— Oui, répondit Célia, mentant sans ciller.
Elle avala son repas sans appétit, vidant son bol par habitude plus que par faim. Dès qu’elle eut terminé, elle sortit, fit le tour de la maison et revint vers la pile de bois.
Ses doigts effleurèrent le fourreau, toujours à sa place. Son corps, et plus encore son esprit, avaient besoin de ce contact. Cette sensation enivrante… Elle voulait reprendre la lame, la manier, sentir à nouveau son poids. Son ventre se noua.
— Non… pas en plein jour.
Célia ne voulait pas se risquer à être encore plus sévèrement punie, même si…
Avec un pincement au cœur, elle recula la main et s’éloigna, retournant à la banalité du quotidien.
Comme chaque matin, elle se rendit à la forge, où Rick l’attendait déjà. Elle enfila son tablier et ses gants, saisit un marteau et se mit au travail.
Toute la matinée, elle s’acharna sur une barre récalcitrante destinée à devenir une serpe. Rien n’y faisait : aucune forme ne prenait, aucun rythme ne s’installait. Son bras manquait de précision, son souffle de régularité, et dans un recoin de son esprit, l’éclat rouge de l’épée d’Eldan brillait encore.
— Célia ? appela Rick en martelant le fer. Tu peux ranger les lames affûtées dans le coffre, là-bas ? Fais attention à tes doigts.
Elle s’approcha du râtelier, et à peine eut-elle effleuré la garde d’une épée que ses doigts se refermèrent d’instinct dessus. Son regard se vida ; l’atelier et le fracas du marteau s’effacèrent. Un pas, un demi-tour, et ses pieds se positionnèrent pour une première passe. Elle levait déjà le bras armé, quand…
— Hé ! Qu’est-ce que tu fais ? lança Rick, interloqué.
Célia sursauta. Ses doigts lâchèrent prise et la lame retomba dans le coffre avec un cliquetis étouffé.
— Je… pardon. J’allais juste…
Rick s’approcha, le front légèrement plissé par un pressentiment. Il lui saisit la main droite, retira doucement son gant, et découvrit des ampoules encore fraîches.
— Tu ne t’es pas fait ça ici, hein ?
Ce n’était pas un reproche, juste un constat.
Célia pâlit, incapable de dire la vérité à cet homme qui avait toujours joué franc jeu avec elle. Rick soupira, comme si la discussion n’avait pas besoin d’aller plus loin.
— Je ne veux pas savoir ce que tu fais. Rentre te reposer, et reviens, non seulement quand tu te sentiras mieux, mais aussi quand tu auras la tête plus légère.
Son regard, ferme mais teinté de bienveillance, s’attarda sur elle avant qu’il ne retourne à son enclume.
Sans un mot, Célia quitta la forge. Elle ne rentra pas tout de suite, préférant rejoindre l’endroit où elle retrouvait habituellement Aelia après le travail. Cette fois, elle arriva la première. Elle s’assit contre le vieux muret de pierre, genoux repliés, les bras serrés autour d’eux. Son regard restait fixe, perdu au-delà de la rue.
Aelia la rejoignit près d’une heure plus tard et s’installa à ses côtés.
— Tu as fini plus tôt que moi aujourd’hui, constata-t-elle.
— Je… j’étais pas très en forme, répondit Célia, fuyant son regard.
Aelia hocha simplement la tête. Elle savait pourquoi…
— Ça arrive. Tu sais, on croit qu’on va mieux, et en fait non.
Elle rompit le pain encore tiède et tendit la moitié à sa sœur.
— Je serai toujours là pour toi, dans les moments les plus difficiles. Ne l'oublie jamais…
Célia l’accepta sans un mot. Elles mangèrent lentement, restèrent encore un peu entre elles, avant d'aller faire un tour au marché.
Le soir venu, elles rentrèrent à la maison, partagèrent le repas familial, et regagnèrent leur lit commun, enveloppées dans le silence des non-dits.
Et à nouveau, au cœur de la nuit, croyant Aelia endormie, Célia s’éclipsa pour aller manier l’épée d’Eldan derrière la maison, sans savoir que sa cadette l’observait en silence, le cœur noyé de tristesse.
Les jours s’écoulaient, identiques, comme usés par la même fatigue. Chaque matin, Célia s’arrachait de son lit avec plus de peine que la veille. Son dos la lançait au moindre geste, ses bras tiraient dès qu’elle soulevait quelque chose, même modérément lourd.
Les courbatures s’étaient logées jusqu’à sa nuque, l’épuisant avant même que la journée ne commence. Sa démarche avait perdu toute souplesse ; elle avançait dans un corps crispé, qu’elle dissimulait comme elle pouvait : un sourire vite esquissé, une tasse tenue à deux mains, un regard perdu vers un horizon qui n’existait pas.
— Tu es sûre que tout va bien ? demanda un matin Anyse, posant une main inquiète sur son épaule. Tu devrais te ménager. Je peux parler à Rick, si tu veux.
— Non, ça va…
Le mensonge glissa, mais son corps criait ce qu’elle refusait d’avouer. La jeune fille ne revint pas chez le forgeron, préférant l'observer. Lucide, Rick préférait cela plutôt que son apprenti se blesse ou provoque un incident.
Et chaque nuit, malgré la douleur et l’épuisement, Célia se levait encore et allait retrouver son secret.
Elle ne comptait plus les heures passées à manier cette épée. Ses bras s’étaient durcis, ses mains brûlaient, mais la lame demeurait muette. Ni image, ni voix, ni souvenir…
Ce soir-là, elle frappait pour ne pas s’effondrer. Ses mouvements restaient brouillons, mais elle persistait. Elle devait le faire… pour échapper à ce vide qui menaçait de l’engloutir.
Soudain, sans un bruit, deux bras l’enlacèrent par la taille. Célia se figea net. La lame glissa de ses mains. Son visage se figea dans une expression de stupeur, comme si on venait de la tirer d’un songe.
Elle n’eut pas besoin de se retourner pour reconnaître ces petites mains tremblantes et ce front appuyé contre son dos.
— S’il te plaît… arrête…
La voix d’Aelia était brisée, noyée de sanglots qu’elle ne cherchait plus à retenir.
— Je ne veux pas te perdre. Pas encore…
Le silence pesa, lourd, jusqu’à ce que Célia cède enfin aux mots qu’elle retenait depuis trop longtemps.
— Je dois partir… chercher des réponses que je ne trouverai jamais en restant ici. Tu diras à nos parents que je suis partie en ville pour devenir marchande.
— Je viens avec toi…
— Non ! trancha l’aînée. Tu restes ici, en sécurité.
— Parce que je serais un poids, c’est ça ?
La question toucha, et les larmes d’Aelia redoublèrent.
— Je t’ai vue… Toutes ces nuits… t’acharner, tomber, t’effondrer. Je n’ai rien dit, parce que je croyais que tu avais besoin d’être seule…
Elle renifla, raffermit son étreinte, et sa voix monta malgré elle.
— Tu ne peux plus l’être. Je ne sais pas ce que tu cherches, mais tu ne le trouveras pas en te détruisant.
Elle inspira, puis laissa éclater ce qu’elle retenait encore.
— Je préfère mourir avec toi que rester ici sans savoir si tu reviendras vivante !
Le cri résonna, sincère, déchirant. Célia se retourna lentement. Aelia soutint son regard, les yeux embués mais brûlants d’une détermination égale à la sienne.
Et, alors que l’aînée allait répondre…
— Il y a quelqu’un ? lança une voix masculine, tout près.
Un pas précipité résonna sur les graviers, accompagné du grésillement d’une lanterne brandie à hauteur de visage. Un garde.
Ses yeux balayèrent l’arrière de la maison et ne trouvèrent qu’une lanterne posée au sol. Ses sourcils se froncèrent.
— Encore un oubli… grommela-t-il.
Il souffla la flamme et fit demi-tour.
Derrière la pile de bois, les deux sœurs retenaient leur souffle. Quand il fut hors de vue, elles échangèrent un petit rire complice, comme des enfants jouant à cache-cache après le couvre-feu.
Célia eut l’impression qu’une étincelle, qu’elle croyait éteinte, reprenait vie en elle. Et la personne qui l'avait rallumée… oui, viendrait avec elle.
La cadette retourna dans la maison, furtive et silencieuse, le ventre noué par l’imminence du départ. Elle se changea à la lueur d'une bougie, rassembla un peu de nourriture, leurs capes de voyage, et glissa dans son sac le carnet dont Célia lui avait finalement avoué l'existence.
Pendant ce temps, l'aînée grimpa dans le chariot des marchands et y retrouva l’argent amassé par Jael et Eldan. Il y avait aussi des bourses plus ou moins vides dans la caisse. Elle en prit deux et les compléta avec un maximum de pièces. Cela devrait suffire à payer le gîte et à acheter des provisions fraîches en chemin.
Les préparatifs achevés des deux côtés, les sœurs se rejoignirent. Sac au dos et lanterne en main, Aelia donna sa cape à son aînée, qui s'en drappa. Maintenant, il fallait sortir du village sans se faire attraper.
Célia songea à une simple diversion pour détourner l'attention des gardes, mais… quelque chose d'autre lui vint à l'esprit.
— Viens, dit-elle à sa cadette. On a une dernière chose à prendre avec nous.
Intriguée, Aelia suivit Célia, jusqu'à atteindre les écuries. Elles entrèrent, le regard de l'aînée se porta directement sur Quiro.
Elle alla le réveiller doucement, puis le fit sortir de sa stalle. Le cheval docile s'ébroua légèrement avant de poser son front contre l’épaule de la jeune fille. Elle caressa doucement son museau, avant de l’attacher à l’anneau de fer, là où Rick le faisait d’ordinaire.
Les gestes qui suivirent étaient encore maladroits, mais appliqués. Elle le brossa rapidement, enleva les brins de paille, et déroula un tapis de selle râpé. Puis vint la selle, qu’elle hissa à hauteur de garrot, veillant à bien l’ajuster.
Elle serra la sangle ventrale, par trois fois, comme Rick le lui avait appris, puis installa la bride. Le mors glissa dans la bouche du cheval, les rênes passèrent par-dessus l’encolure, les boucles furent ajustées.
Enfin, Célia recula de quelques pas et observa son travail. Quiro était prêt. Elle s’approcha de son flanc, y posa une main, et souffla doucement à son oreille droite :
— Tu voulais aussi partir à l’aventure, mon grand. J'espère que tu es prêt.
Célia détacha le cheval et le positionna face à l’entrée du bâtiment. Elle fit grimper Aelia en premier. La cadette, n’ayant jamais chevauché, n'était pas rassurée. Son aînée sangla son épée à sa taille et monta à son tour, devant elle. Par chance, la selle suffisait tout juste pour leurs deux carrures. Célia empoigna les rênes avec détermination.
— Prête ? Ça risque de secouer.
À cette ultime question, les bras de la plus jeune serrèrent plus fort la taille de son aînée, malgré ses inquiétudes. Célia resta immobile encore un instant, songeant déjà aux conséquences de ce qu’elle s'apprêtait à faire. Un tourbillon d’émotions la traversa, mais une seule manquait : le regret.
Autant d’aventures que de vérités l’attendaient au-delà de ces murs étouffants, et l’ordre final qu’elle donna à Quiro relâcha enfin le souhait de liberté enfermé en elle depuis trop longtemps.
— ALLEZ, YAAAH !
Quiro poussa un puissant hennissement et alla vers l’avant. Le martèlement des sabots brisait le silence de la nuit. Aelia criait de peur, secouée jusqu’aux os par chaque heurt. Célia luttait pour garder la monture sous contrôle, malgré la douleur qui irradiait son corps.
Elle parvenait non sans mal à le faire tourner quand il fallait, évitant les obstacles, jusqu'à arriver sur la dernière ligne droite, vers l’entrée d’Uleth. Alertés par le vacarme, les gardes étaient déjà descendus des tours de guet.
Trois d’entre eux barraient désormais l’entrée du village, torches brandies et hallebardes en main. Dans l’obscurité, ils ne purent distinguer qui chevauchait. Un voleur ? Peu importe, c'était suspect.
— Stop ! Stop !
Célia remit un coup de bride, le galop se fit plus violent. Les sabots martelaient le sol avec une frénésie qui ne laissait aucun doute : Quiro n’allait pas s’arrêter.
— Attention !
Pris de panique et n'osant pas blesser l'animal, les trois hommes se jetèrent de côté à la dernière seconde, dans des jurons étouffés.
Dans un nuage de poussière, les deux sœurs franchirent la porte d’Uleth à toute allure. Les soldats, impuissants, les virent s’éloigner sur le chemin qui filait entre les champs.
Une fois en hauteur, à l’orée des bois, Célia fit ralentir Quiro. Le souffle court, elle sentait encore les vibrations du galop jusque dans ses os. Derrière elle, Aelia tremblait comme une feuille.
— Et… et maintenant ? murmura-t-elle, encore secouée.
— Nous pourrions tenter la capitale, mais je doute qu’on nous laisse entrer. Le Hameau Forestier n’est qu’à une journée de marche… et encore moins à cheval.
Aelia acquiesça, sans discuter. La peur ne la quittait pas, mais la confiance en sa sœur prenait le dessus.
Les deux jeunes filles jetèrent un dernier regard vers Uleth. Au loin, des torches s’agitaient déjà. L’alerte serait bientôt donnée à Rick, et à leurs parents.
Les larmes d’Aelia coulèrent en silence. Célia posa une main douce sur son épaule, l’ancrant dans ce départ.
— Nous reviendrons ensemble à Uleth. Je te le promets.
Les doigts d’Aelia se refermèrent sur ceux de Célia. Rien ne les séparerait, quels que soient les dangers à venir.

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