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tome 1, Chapitre 2 « Celle qui combat les démons » tome 1, Chapitre 2

La douce brise du soir caressait le visage de Célia, glissant aussi sur le crâne chauve de Rocvin, alors qu’ils longeaient la place du marché. La nuit enveloppait Uleth dans une quiétude trompeuse. Quelques villageois, rassemblés autour d'un feu improvisé mais contrôlé, échangeaient leurs dernières anecdotes. Le crépitement des flammes se mêlait aux aboiements enthousiastes du chien de Tolan.

Ce dernier, chasseur et boucher de cinquante ans, vivait seul avec son fidèle compagnon — un héritage de son frère, tué jadis par une meute de loups. Célia le saluait toujours avec respect. Malgré le prix élevé de sa viande, elle se souvenait avoir négocié avec lui une pièce de cerf lors d’un hiver particulièrement rude. Les percepteurs de la capitale, eux, ne payaient jamais : en échange d’une venaison juteuse pour leur propre compte, ils allégeaient les impôts du village.

Le chasseur remarqua le duo, et vint les rejoindre. Rocvin lui proposa de les accompagner, il accepta avec plaisir. Arrivés devant la taverne, Célia poussa la porte, suivie des adultes.

Une chaleur moite, mêlée d’odeurs de bière, de ragoût et de bois brûlé, les enveloppa aussitôt. Le foyer central projetait des ombres dansantes sur les murs et les visages rougis par l’alcool. Les éclats de rire résonnaient, rythmés par les chopes qui s’entrechoquaient et les histoires amplifiées à plaisir.

— Hé, Rocvin ! Tolan ! lança le paysan croisé plus tôt, levant sa chope. Venez donc trinquer !

Les deux hommes le rejoignirent d’un pas tranquille. Installés, le fidèle chien s’allongea aussitôt aux pieds de son maître. Célia, elle, déambula entre les tables.

Elle aimait cet endroit… mais pas ce qu’il représentait. La jeune fille préoccupée ne pouvait s’empêcher de ressentir une pointe d’agacement face à cette insouciance collective proche de l'indécence. C'était comme si les menaces extérieures n'existaient plus entre ces murs. La menace des démons demeurait mais, contrairement à beaucoup, elle allait toujours s’aventurer en forêt. Du moins jusqu’à ce soir… Pour chasser de son esprit l’interdiction de son père, Célia tendit l’oreille aux discussions autour d’elle.

Des anecdotes banales, des blagues parfois grossières, rien de bien intéressant… Mais, à un moment, les conversations finirent par laisser place à une voix différente. Un accent, une intonation plus soutenue, presque théâtrale. Célia repéra un petit attroupement dans un coin, entre deux piliers. Curieuse, elle s’en approcha.

Le marchand de bijoux, celui-là même qu’elle avait aperçu sur la place, parlait à un groupe d’hommes et de femmes suspendus à ses lèvres. Il tenait une pipe à la main, et ponctuait ses phrases de gestes amples.

— Mon fils et moi avons traversé des royaumes entiers, disait-il d’une voix chantante. Des cités rieuses, des montagnes englacées, des ruines encore hantées par les souvenirs de peuples disparus. J’ai eu récemment l’honneur de visiter votre capitale et de parcourir les rayons silencieux de sa grande bibliothèque. Les anciens et poussiéreux parchemins parlent encore, si on sait les écouter…

— Nos ancêtres étaient-ils aussi cupides que les nobles d’aujourd’hui ? demanda un paysan peu cultivé.

— Il fut un temps où les abondantes richesses naturelles de ces plaines apportaient prospérité à ses habitants. Les cœurs étaient purs, emplis de joie et de solidarité, et chaque épi de blé extrait de la terre valait plus que de l’or.

Des paroles qui ne laissèrent personne insensible. Cet homme parlait avec aisance et son ton montrait sa connaissance aiguisée du sujet. Le marchand tira sur sa pipe avant de poursuivre sur un ton moins joyeux.

— Mais tout trésor attire la cupidité, et les plus ambitieux finissent toujours par percevoir le potentiel clinquant de la moindre ressource vitale. Les motifs à faire couler le sang ne tardèrent pas, et de nombreuses luttes éclatèrent pour le contrôle de points d'intérêts. Beaucoup perdurent aujourd’hui, bien que les ardeurs conquérantes se soient bien refroidies depuis quelques mois.

Son auditoire resta silencieux. Quelques-uns échangèrent des regards lourds de sens, d’autres détournèrent les yeux. Un peu à l'écart, Célia écoutait attentivement. Ce récit, bien qu’inquiétant, avait piqué sa curiosité. Puis, comme pour chasser la gravité de ses dernières paroles, l’homme reprit d’un ton plus léger :

— Et vous, chers amis ? Si on vous proposait, demain, de vivre comme les nobles… accepteriez-vous ?

Des éclats de voix surgirent aussitôt. Certains opinèrent avec enthousiasme, d’autres rirent jaune.

— Pas moi, dit Célia, assez fort pour qu’on l’entende. Vivre comme eux, ce serait renoncer à ma liberté pour de l’or, des titres, et des murs qui enferment.

Surpris, tous tournèrent la tête vers elle, y compris le marchand, qui la fixa d’un air intéressé.

— Oh ! Voilà une réponse qu’on n’entend pas souvent ! Pourriez-vous approfondir votre pensée, jeune fille ?

— Les hauts placés de la capitale agissent bien plus dans leur intérêt que dans celui du peuple, voire même du vieux seigneur. Les percepteurs qui troquent les taxes contre de la viande chez Tolan en sont l’exemple parfait. Si je devenais noble, je remplirais mes obligations, mais je n’oublierais pas le bas peuple. C’est de là que je viens.

Certains villageois murmurent entre eux, la plupart n’étant guère surpris. Célia, avec ses idées fixes et son franc-parler, n’en était pas à sa première tirade. Elle restait pour eux une gamine pleine d’illusions, mais le marchand la voyait différemment. Dans sa voix, il avait perçu plus qu’un simple élan de naïveté : une lucidité brute, encore jeune, mais solide.

— Puis-je à mon tour vous poser une question ? lui demanda poliment Célia.

— Je vous en prie.

— Qu’est-ce qui vous amène dans les Plaines d’Ashon ? Vos bijoux attirent tous les regards, et voyager avec autant de richesse, c’est dangereux.

Le marchand esquissa un sourire énigmatique, le regard pétillant de malice.

— Sans un soupçon d’audace, la vie perdrait tout son éclat. Vous parlez, je suppose, des rumeurs à propos de ces fameux démons ?

— Et si on en croise ? lança un homme un peu éméché. On court, et on leur montre la route jusqu’ici ? Jamais !

— Plutôt mourir que de les mener jusqu’à nos familles ! renchérit une voix plus jeune, tranchante.

— Et ces fichus percepteurs ! Ils veulent encore nous ponctionner ? Le vieux seigneur nous laisse crever ! hurla une femme au fond de la salle.

Les discussions s’enflammèrent. Les mots claquaient et les visages se tendaient. Le bruit des chopes posées trop fort sur les tables ponctuait les répliques, comme un tambour sonant une révolte. Il fut un temps où les querelles portaient sur des territoires ou des dettes, mais ces monstres avaient changé les règles. Les convois marchands étaient de plus en plus rares, et les récits des survivants — quand il y en avait — faisaient froid dans le dos.

À présent, les villages vivaient repliés, se nourrissant de leurs maigres récoltes. Les surplus servaient à payer les impôts… ou à espérer un sursis. Et plus le climat se tendait, plus les soupçons s’épaississaient. Certains affirmaient que le vieux seigneur abritait des sorciers dans ses murs. Des mages dissimulés, qui invoqueraient volontairement ces créatures pour maintenir la peur et lever des taxes exorbitantes. La peur donnait naissance aux plus folles rumeurs.

— J’ai ouï dire qu’une courageuse combattante solitaire faisait face aux démons et en sortait toujours vainqueur, tenta de calmer le marchand. Est-ce vrai ?

Tous retinrent leur souffle, puis une voix s’éleva, acide :

— Une sorcière, voilà ce qu’elle est !

— Elle nous protège ! rétorqua une autre, plus jeune.

— Des contes pour enfants…

Les tensions explosèrent. Des paroles échappées devinrent des insultes. Des épaules se cognèrent, et plusieurs se levèrent d’un bond. Le cercle de discussion devint une arène d’opinions opposées. Chacun voulait avoir raison plus fort que l’autre, jusqu’à ce qu’une voix imposante retentisse :

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

La taverne se figea. Rick venait d’entrer, suivi de Nyeli. Sa carrure massive et son regard dur suffisaient à calmer les plus téméraires. Il n’éleva pas la voix davantage, car il n’en avait pas besoin. Il s’approcha du marchand, qui mesurait une bonne tête de moins que lui.

— Nous vous offrons l’hospitalité malgré notre situation, dit-il d’un ton aussi ferme que respectueux. Vos récits de voyage sont sans doute passionnants, mais sachez que certains sujets sont à éviter par ici.

Le petit homme leva les yeux vers lui, puis esquissa un sourire en coin.

— Mes plus plates excuses, chef d’Uleth. Cela ne se reproduira plus.

Il passa à côté de lui et alla murmurer quelques mots à son fils assis seul à une table à l’écart, en train d'écrire dans un carnet. Puis, il se tourna vers son public.

— Mes amis, je vais devoir prendre congé. Merci pour votre écoute et votre accueil chaleureux. Mon fils et moi-même prévoyons de rester quelques jours dans votre charmante bourgade. À bientôt !

Il sortit de la taverne, sous les regards pesants. À l’extérieur, il déambula dans les rues maintenant désertes d’Uleth, observant chaque détail des habitations. Parfois, sa curiosité se perdait à travers les rares fenêtres encore éclairées. Après une marche calme, il atteignit son chariot, arrêté au pied de la falaise, dans la partie non construite du village.

Il se dirigea vers ses chevaux endormis, avant de s’attarder sur son feu de camp presque éteint. Il remua les cendres avec une branche, révélant des braises rougeoyantes, et y ajouta quelques bûches. Alors qu’il fouillait dans la poche intérieure de sa veste, une voix féminine un peu hésitante l’interrompit dans son geste.

— Excusez-moi ?

Le marchand resta immobile un instant, puis lentement se redressa. Il se retourna, un fin sourire effleura ses lèvres lorsqu’il reconnut la jeune fille de tout à l’heure, vêtue comme un garçon de ferme, mais droite comme une flèche.

— Ah, c’est vous. Que puis-je pour vous ?

— Que savez-vous sur la Pourfendeuse de Démons ?

Il plissa les paupières, et son regard se fit plus dur. Célia ne baissa pas les yeux, une lueur d’impatience les traversant.

— C’est donc ainsi que vous l’appelez ? Très bien. Pendant que je prépare un petit remontant, pourriez-vous faire usage du soufflet là-bas et raviver le feu ? Je vous en serais reconnaissant.

Il s’éloigna vers l’arrière du véhicule tandis que Célia récupérait l’outil. En quelques mouvements de bras, les flammes renaquirent dans d’agréables crépitements. Cette tâche accomplie, elle attendit un instant. Puis, la curiosité prit le dessus. Elle grimpa prudemment les petites marches derrière le véhicule bâché.

À l’intérieur, elle le trouva en train d’écraser des plantes dans un bol de pierre avec un pilon. Il leva les yeux sans surprise et lui indiqua d’un geste qu’elle pouvait s’asseoir où bon lui semblait.

Autour d’elle, des caisses ouvertes débordaient de merveilles : tissus soyeux, pierres semi-précieuses, objets artisanaux gravés de motifs étrangers. Célia ne put retenir un commentaire.

— Vous avez de belles marchandises.

— Les fruits de plusieurs semaines de voyage. Et je ne suis pas mécontent d’arriver à la fin du périple. D’ici peu, nous rentrerons chez nous.

— Et… chez vous, c’est comment ?

— Les terres y sont fertiles. Nous y cultivons du blé, de l’orge, du millet. Le gibier y abonde, et les greniers ne sont jamais vides. Nous ne connaissons pas la faim.

Le marchand versa sa préparation dans une bouilloire en céramique et y ajouta de l’eau douce.

— Une infusion à la camomille et à la verveine. Il ne reste plus qu’à la faire bouillir. Retournons près du feu, voulez-vous ?

Ils descendirent du chariot et s’installèrent chacun sur un rondin. L’homme posa le récipient dans les flammes, puis sortit sa pipe de sa veste. Il la bourra d’herbes marron, l’alluma avec un bout de bois incandescent, et tira une bouffée avant de souffler un nuage de fumée.

— Parlons maintenant de cette femme masquée qui éveille tant votre intérêt, dit-il enfin. Sachez que je ne l’ai jamais vue. Tout ce que je sais d’elle vient de récits et de témoignages de survivants.

— Et que vous ont raconté ceux qu’elle a sauvés ?

— Ils ont surtout parlé de ses ennemis. De petits êtres humanoïdes, rapides et bondissants. Une magie sombre émanait d’eux, et leur sauvagerie dépassait celle des bêtes connues. Pourtant, cette femme… Elle parvient à les terrasser seule, sans subir la moindre blessure, là où des régiments entiers sont mis en pièces. Quelle est votre position là-dessus ?

Célia n’eut pas besoin de réfléchir.

— Elle possède une lame enchantée, ce qui n’est pas le cas des soldats.

— Vous faites donc partie de ceux qui pensent que l’arme fait la différence ? Soit. Mais ne trouvez-vous pas curieux que cette épéiste use également d’une sombre puissance similaire à ceux qu’elle s’est juré d’exterminer ?

Une remarque qui, chez d’autres, aurait sonné comme une accusation. Mais lui la posait comme une énigme, une pensée à méditer. Célia n’hésita pas.

— Tant que les démons disparaissent...

Un mince sourire éclaira le visage du marchand.

— Un pragmatisme que j’apprécie. Beaucoup à la capitale l’accusent d’avoir elle-même invoqué ces monstres, et d’éliminer ceux qu’elle ne contrôle plus, pour se faire passer pour une sainte.

Célia crispa ses poings sur ses genoux, chaque mot de cette accusation la frappant en plein cœur. Comment pouvait-on salir l’honneur de quelqu’un qui risquait sa vie pour protéger autrui ? L’Ordre des Paladins à la Capitale… Il n’y avait qu’eux et leur fierté mal placée pour proférer de telles calomnies. Pourquoi vouloir la tête d’une personne qui faisait ce qu’ils étaient censés accomplir, protéger les plus démunis et repousser le mal ?

— Je sens la colère monter en vous, remarqua le marchand. Si j’avais eu le privilège de la voir à l’œuvre, croyez-moi que j’aurais clamé ses exploits dans mes récits. Peut-être qu’un jour, nous aurons la chance de la rencontrer, bien que je ne vous souhaite pas de croiser la route de ces monstres infernaux.

— Vous les avez déjà affrontés ?

Un silence pesant s’abattit. L’homme adopta une mine sérieuse et aspira sa pipe avec plus d’intensité.

— Mon fils a su nous protéger.

— Comment a-t-il fait ? Est-ce qu’il possède aussi une arme enchantée ?

Le marchand esquissa un sourire en coin et souffla lentement une volute de fumée.

— Disons qu’il a sa propre façon de se défendre.

Il ne développa pas davantage, attrapant la bouilloire sifflante comme si de rien n'était. Célia n’aimait pas les demi-réponses et ne comptait pas lâcher l'affaire.

— Sa propre manière ? répéta-t-elle.

— Certains se fient à leur épée, d’autres à leur esprit. D’autres encore… à des choses qu’on ne voit pas.

Elle fronça les sourcils. Cette personne restait insaisissable, glissant entre les questions comme l’eau entre les doigts. Lorsque la jeune fille voulut le relancer, il servit l’infusion dans deux gobelets.

— Il se fait tard. Et cette tisane est bien meilleure chaude, dit-il d’un ton léger.

Elle comprit que la discussion était close, du moins pour ce soir. Célia prit le gobelet qu’il lui tendait et souffla doucement sur la surface fumante.

— Une autre fois, alors, lâcha-t-elle, mi-amusée, mi-frustrée.

L’arôme de verveine et de camomille lui caressa le nez. Elle en but une gorgée, la chaleur s’infiltrant jusque dans ses muscles tendus. Les deux partagèrent ensuite longuement des anecdotes plus banales jusqu’à ce que la fatigue gagne Célia. Elle remercia l’homme pour son hospitalité, lui serrant la main chaleureusement.

— Célia, c’est bien ça ? Vous faites montre d’une grande ouverture d’esprit. Une qualité bien rare dans cette région. Mon nom est Jael, et je suis ravi d’avoir eu cet échange avec vous. Passez une agréable nuit.

— Vous de même. Merci pour la tisane.

Elle se leva. Jael resta là, silencieux, tapotant sa pipe vide contre une pierre. Alors qu’elle s'éloignait pour rentrer chez elle, Célia aperçut une silhouette familière marcher dans sa direction : le fils de Jael. Peut-être pourrait-il partager son expérience face aux créatures obscures ? Cette idée raviva la curiosité de la jeune fille, qui prit une profonde inspiration et l’interpella.

— Excusez-moi, je voulais juste… vous poser une question, à propos de…

Il passa sans s’arrêter, sans un mot, sans un regard, comme si elle n’existait pas. Célia resta figée, sidérée, avant que son expression ne se ferme. Il l’avait délibérément ignorée.

Pour qui se prenait-il ? Il pouvait se permettre de la snober comme une simple gueuse, parce qu’il portait des vêtements raffinés comme les nobles ? Célia le suivit d’un regard pesant tandis qu’il rejoignait son père. Puis, elle reprit son chemin.

De retour chez elle, elle grimpa à l’étage sans un bruit. Dans la pénombre, elle se glissa doucement dans le lit qu’elle partageait avec Aelia. Sa sœur dormait à poings fermés, la respiration calme, paisible. Célia, elle, mit longtemps à trouver le sommeil.


Texte publié par K. Helphine D., 9 mars 2025 à 11h04
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