La nuit avait englouti Uleth. Une brise glaciale caressait le visage de Célia tandis qu’elle traversait la place du marché. Autour d’un petit feu contenu, quelques personnes, emmitouflés dans de lourds manteaux, échangeaient leurs dernières anecdotes. Le crépitement sec des flammes se mêlait aux aboiements joyeux du chien de Tolan.
Chasseur et boucher d’une cinquantaine d’années, l’un des vétérans du village vivait seul avec cet animal hérité de son frère, tué il y a quelques années par une meute de loups. Célia le saluait toujours avec respect. Elle lui proposa de rejoindre son père à la taverne, il accepta volontiers. Ensemble, ils en ouvrirent la porte et furent aussitôt enveloppés par une chaleur moite, agrémentée d’une délicieuse odeur de ragoût.
Au centre, le foyer projetait sur les murs des ombres vacillantes qui dansaient sur les visages rougis par l’alcool.
— Hé, Tolan ! Viens donc trinquer ! lança le paysan de tout à l’heure, déjà attablé avec Rocvin.
Le chasseur s’approcha d’un pas tranquille et prit place à leurs côtés. Son chien se coucha aussitôt à ses pieds, comme s’il connaissait ce rituel par cœur. Célia, elle, vagabonda entre les tables.
Elle aimait ce lieu, mais pas ce qu’il incarnait : une insouciance partagée, presque indécente à ses yeux. Comme si les menaces extérieures s'évaporaient aussitôt ses murs franchis. Dehors, les démons rôdaient, et Célia faisait partie des rares à encore oser braver le danger. Du moins, jusqu’à ce soir…
Pour dissiper l’amertume laissée par l’interdiction de son père, elle tendit l’oreille aux conversations. On parlait des dernières récoltes à terminer, des réparations à prévoir avant l’hiver, et de quelques anecdotes plus personnelles. Rien qui retînt vraiment l’attention de la jeune fille. Puis, à mesure qu’elle avançait vers le fond de la taverne, une voix presque théâtrale s’éleva au-dessus du brouhaha.
Un groupe occupait un coin, tourné vers une seule personne : le marchand de bijoux aperçu plus tôt sur la place du marché.
— Mon fils et moi-même avons traversé des régions entières, raconta-t-il. Des cités rieuses, des montagnes figées sous la glace, des ruines encore hantées par l’ombre de peuples disparus. J’ai récemment eu l’honneur de visiter votre capitale et de parcourir les rayons silencieux de sa grande bibliothèque. Les parchemins les plus anciens parlent encore, pour peu qu’on sache les écouter.
— Nos ancêtres étaient-ils aussi cupides que les nobles d’aujourd’hui ? demanda un paysan peu cultivé.
Le marchand esquissa un sourire.
— Il fut un temps où les richesses naturelles de ces plaines suffisaient à combler les besoins de tous. Les cœurs étaient plus purs, emplis de joie et de solidarité. Chaque épi de blé tiré de la terre valait alors davantage que l’or.
Il parlait avec aisance, et son ton trahissait une connaissance aiguisée du sujet. Tirant sur sa pipe et expirant, il reprit d’une voix plus sombre.
— Mais tout trésor attire la cupidité, et les plus ambitieux finissent toujours par percevoir le potentiel clinquant de la moindre ressource vitale. Bien souvent, des raisons de faire couler le sang s’en suivent. Beaucoup de conflits perdurent encore aujourd’hui, même si, depuis quelques mois, les ardeurs conquérantes semblent s’être refroidies.
L’auditoire resta silencieux. Certains s’échangèrent des regards lourds de sens, sachant de quoi il parlait indirectement. Un peu en retrait, Célia écoutait chaque mot avec attention. Ce récit, inquiétant à bien des égards, éveillait sa curiosité.
— Et vous, chers amis ? reprit l’homme d’un ton plus léger. Si l’on vous proposait demain, de vivre comme les nobles, accepteriez-vous ?
Les réactions fusèrent aussitôt. Quelques têtes acquiescèrent avec entrain, d’autres esquissèrent un sourire amer.
— Pas moi, répondit Célia d’une voix claire. Vivre comme eux, ce serait troquer ma liberté contre de l’or, des titres, et des murs.
Surpris, tous se tournèrent vers elle, y compris le marchand, qui la regarda avec intérêt.
— Oh ! Voilà une réponse qu’on entend rarement. Pourriez-vous développer votre pensée, jeune fille ?
— Les hauts placés de la capitale agissent plus pour eux-mêmes que pour le peuple, ou même pour le vieux seigneur. Par exemple, lorsque les percepteurs viennent, ils troquent les taxes contre de la viande chez Tolan. Mais pour répondre à votre question, si je devenais noble, j’accomplirais mon devoir, sans oublier d’où je viens.
Aucun villageois ne fut étonné. Célia avait l’habitude de parler avec un franc-parler que certains prenaient pour de l’insolence. Aux yeux de beaucoup, elle restait une gamine pleine d’illusions, persuadée d’avoir déjà un pied dans le monde des adultes. Le marchand, lui, perçut plutôt une certaine lucidité malgré sa jeunesse.
— Puis-je vous poser une question ? demanda poliment la jeune fille.
— Je vous en prie.
— Qu’est-ce qui vous amène dans les Plaines d’Ashon ? Vos bijoux attirent les regards, et risquent d’attirer les ennuis.
Il esquissa un sourire énigmatique, le regard brillant d’une malice assumée.
— Sans un soupçon d’audace, la vie perdrait tout son éclat. Je suppose que vous faites allusion à ces fameux démons qui attaquent les convois marchands ?
— Et si on tombait sur eux ? grommela un homme éméché. On court et on les guide jusqu’au village ? Plutôt crever !
— Et ces fichus percepteurs ! renchérit une voix plus jeune. Ils veulent encore nous prendre le peu qu’on a ! Le vieux seigneur nous tue à petit feu !
— Il cache des conjurateurs, c’est sûr ! accusa un dernier.
Peu à peu, les visages se durcirent et les voix montèrent. Les chopes s’abattaient sur les tables, tel un tambour appelant à la révolte.
Autrefois, les querelles entre villages éclataient pour un lopin de terre ou une dette impayée. Mais l’apparition des monstres avait tout bouleversé. Désormais, chacun vivait reclus derrière leur palissade, se contentant de sa propre récolte. Plus aucun commerce entre eux, et les rares surplus de récoltes servaient surtout à payer l’impôt.
Certains allaient jusqu'à affirmer que le vieux seigneur abritait des sorciers dans ses murs. Ces derniers invoqueraient volontairement ces créatures pour maintenir la peur et justifier de taxes toujours plus exorbitantes.
— J’ai ouï dire qu’une combattante solitaire faisait face à ces démons, glissa le marchand d’un ton se voulant apaisant. Est-ce vrai ?
Un silence tendu s’installa, vite tranché par une voix acide.
— Une sorcière, voilà ce qu’elle est !
— Elle nous protège ! répliqua aussitôt une autre.
La zizanie reprit de plus belle. Des insultes fusèrent, tandis que des épaules se heurtèrent. En quelques instants, la taverne devint une arène où chacun voulait dominer l’échange… jusqu’à ce qu’une puissante voix ne stoppe net le bouhaha.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ?
Rick venait d’entrer, Nyeli sur ses talons. Sa carrure imposante et son regard dur suffisaient à faire plier les plus téméraires. Il tourna son attention vers Tolan, en qui il avait pleinement confiance. Le chasseur fit un signe de tête en direction du marchand. Le chef d’Uleth comprit immédiatement la situation et s’approcha de leur invité loufoque, qui mesurait une bonne tête de moins que lui.
— Nous vous offrons l’hospitalité malgré le contexte actuel, déclara-t-il d’un ton ferme mais courtois. Vos récits sont peut-être captivants, mais certains sujets sont à éviter ici.
Le petit homme leva les yeux vers lui, puis esquissa un mince sourire en coin.
— Mes plus plates excuses, cela ne se reproduira plus.
Il passa à côté de Rick et alla voir son fils attablé seul à l'écart, en train d'écrire dans un carnet. Après quelques mots chuchotés, le marchand se tourna à nouveau vers son public.
— Mes amis, merci pour votre écoute attentive et votre accueil chaleureux ! Mon fils et moi-même resterons quelques jours dans votre charmante bourgade. À bientôt !
Et il quitta la taverne sous le poids des regards.
Dehors, l’homme déambula dans les rues maintenant désertes d’Uleth. Son regard se perdit de temps à autre sur une façade un peu trop dégradée ou une fenêtre encore allumée. Sa marche le mena jusqu’à sa charrette bâchée, installée au pied de la falaise, dans la partie encore en friche du village.
Il s’approcha de ses chevaux endormis, caressa distraitement l’encolure de l’un d’eux, puis alla s’accroupir près de son feu de camp éteint. Il remua les cendres du bout d’un tison, jusqu’à révéler quelques braises encore rougeoyantes. Il y ajouta quelques bûches, puis fouilla dans sa veste, lorsque…
— Excusez-moi ? s’exprima une voix féminine derrière lui.
Le marchand demeura immobile un instant avant de se retourner. Un fin sourire apparut à ses lèvres lorsqu’il reconnut la jeune fille de tout à l’heure.
— Ah, c’est vous ! Que puis-je pour vous ?
— Que savez-vous sur la Pourfendeuse de Démons ?
Il plissa légèrement les yeux, alors que le regard de Célia brillait d’une lueur d’impatience.
— C’est donc ainsi que vous l’appelez ? Très bien, dit l’homme en se redressant. Pendant que je prépare un petit remontant, pourriez-vous faire usage du soufflet là-bas et raviver le feu ? Je vous en serais reconnaissant.
Il s’éloigna vers l’arrière du véhicule tandis que Célia attrapait l’outil. Quelques mouvements de bras suffirent pour que les flammes ressuscitent dans de chaleureux crépitements.
La jeune fille patienta… jusqu'à ce que la curiosité prenne le dessus. Elle contourna le véhicule et gravit ses petites marches à l'arrière. À l’intérieur, le marchand pilait des herbes dans un bol de pierre. Il leva les yeux, nullement surpris, et lui fit signe de s’asseoir où elle le pouvait.
Il y avait peu de place, tant il y avait de caisses. Celles sans couvercle permirent à son invitée de voir les merveilles qu’il transportait : des étoffes chatoyantes, des ressources artisanales, des objets finement sculptés, et des aliments encore bien frais.
— Belles marchandises, complimenta Célia.
— Les fruits de plusieurs semaines de voyage dont je ne suis pas mécontent qu'il arrive à son terme. D’ici peu, nous rentrerons chez nous.
— Et c’est comment, chez vous ?
— Dans ma région d’origine ? Les terres y sont fertiles. Nous cultivons blé, orge, millet. Le gibier y abonde et les garde-mangers ne se tarissent jamais. Je nous prépare une infusion camomille et verveine.
Il termina l'écrasement des plantes, les versa dans une bouilloire en fer et y ajouta de l’eau douce.
— Plus qu’à la faire bouillir. Retournons près du feu, voulez-vous ?
Ils descendirent du chariot et s’installèrent chacun sur un rondin. L’homme posa le récipient dans les flammes, puis sortit sa pipe, qu’il bourra d’herbes brunes. Il l’alluma d’un bout de bois incandescent, inspira longuement et relâcha sa fumée qui se dispersa dans l’air glacé.
— Parlons maintenant de cette femme masquée qui attise tant votre curiosité. Sachez que je ne l’ai jamais vue. Tout ce que je sais d’elle provient de récits et de témoignages de survivants.
— Et qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?
Ils ont surtout décrit ses adversaires : des créatures des ténèbres plus ou moins humanoïdes, mais aussi vives que des bêtes sauvages. Cette femme les abat seule et sans subir la moindre éraflure, là où des régiments militaires entiers sont massacrés. Qu’est-ce que vous pensez de cela ?
Célia n’eut pas besoin de réfléchir.
— Elle manie une lame enchantée, pas les soldats.
— Vous faites donc partie de ceux qui pensent que l’arme fait la différence ? Soit. Mais ne trouvez-vous pas curieux qu’elle use également d’une sombre puissance similaire à ceux qu’elle combat ?
Une question pertinante. Chez d’autres, la remarque aurait sonné comme une accusation ; lui, la posait comme une énigme à méditer.
— Tant que les démons disparaissent…, répliqua Célia sans ciller.
— Oh ! Voilà un pragmatisme qui me plaît ! À la capitale, nombreux sont ceux qui prétendent qu’elle a elle-même invoqué ces monstres, et qu’elle élimine ceux qui échappent à son contrôle pour mieux se poser en salvatrice.
Célia serra les poings sur ses genoux, ses ongles s’enfonçant dans ses paumes. Chaque mot de cette accusation la frappait en plein cœur. Comment pouvait-on salir l’honneur de quelqu’un qui risquait sa vie pour protéger autrui ? L’Ordre des Paladins à la Capitale… Il n’y avait qu’eux et leur fierté mal placée pour répandre de telles calomnies.
— Je sens la colère monter en vous, observa le marchand. Si j’avais eu le privilège de la voir à l’œuvre, croyez-moi que j’aurais clamé ses exploits dans mes récits. Peut-être qu’un jour, nous aurons la chance de la rencontrer, bien que je ne vous souhaite pas de croiser la route de ces monstres infernaux.
— Vous les avez déjà affrontés ?
Le silence tomba. Le visage de l’homme se fit plus grave ; il tira plus fort sur sa pipe.
— Mon fils nous a protégés.
— Il a aussi une arme enchantée ? Comme celle de la Pourfendeuse ?
Le marchand souffla lentement une autre volute.
— Disons qu’il a sa propre manière de se défendre.
Il ne développa pas davantage, attrapant la bouilloire sifflante avec une pince. Célia n’aimait pas les demi-réponses et ne comptait pas lâcher l'affaire.
— Sa propre manière ?
— Certains misent sur l’acier, d’autres sur l’esprit. Et quelques-uns… sur ce qui échappe à l’œil humain.
Cet homme restait insaisissable, fuyant les questions comme l’eau entre les doigts. Et lorsque Célia voulut le relancer, il versa l’infusion dans deux gobelets en bois.
— Il se fait tard, et cette infusion est bien meilleure chaude, dit-il avec légèreté.
Son invitée comprit que la conversation touchait à sa fin. Célia prit la boisson et souffla doucement sur la surface fumante. Le parfum doux de la verveine lui chatouilla les narines. Elle en but une gorgée, laissant la chaleur se diffuser dans ses muscles.
— Une autre fois, alors…, murmura-t-elle, partagée entre amusement et frustration.
Ils partagèrent ensuite des anecdotes plus légères, jusqu’à ce que la fatigue gagne la native d’Uleth. Elle remercia l’homme pour son hospitalité en lui serrant chaleureusement la main.
— Célia, c’est bien cela ? Vous faites preuve d’une grande ouverture d’esprit, une qualité rare dans cette région. Je me nomme Jael, et je suis heureux d’avoir eu cet échange. Passez une agréable nuit.
— Vous de même, et merci pour la tisane.
Elle se leva, tandis que Jael vidait sa pipe en la tapotant contre une pierre. Alors qu’elle prenait le chemin du retour, la jeune fille distingua une silhouette familière avançant droit vers elle. Le fils de Jael, attablé à la taverne tout à l’heure.
Une idée traversa l’esprit de la petite curieuse. Peut-être pourrait-il lui parler de ses combats contre les démons ? Elle inspira profondément et l’interpella.
— Excusez-moi ? Je voulais juste vous demander quelque chose, au sujet de…
Il passa devant elle sans un mot, sans même un regard, comme si elle n’existait pas. Célia s’immobilisa, son visage se fermant aussitôt. Il l’avait délibérément ignorée.
— Pour qui il se prend, celui-là ? Trop noble pour répondre à une simple villageoise ?!
Elle le suivit d’un regard noir jusqu’à ce qu’il rejoigne son père, puis reprit son chemin.
De retour chez elle, elle monta l’escalier sans bruit. Dans la pénombre, elle se déshabilla et se glissa doucement dans le lit qu’elle partageait avec Aelia. Comme à son habitude, sa petite sœur dormait profondément. Célia, elle, mit longtemps à trouver le sommeil. Elle en était persuadée : cet homme en savait bien plus qu’il ne l’avait laissé paraître.

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