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tome 1, Chapitre 1 « Uleth » tome 1, Chapitre 1

1. Uleth

En ce début d’automne, un bûcheron et ses deux enfants progressaient dans la forêt proche de leur village. L’air, chargé d’une agréable fraîcheur matinale, portait encore l’odeur humide des dernières pluies.

Rocvin, homme robuste à la moustache drue, avançait d’un pas assuré. Une claie de bois grinçait contre son dos, tandis que sa fidèle hache oscillait à sa ceinture. À ses côtés, drapées de capes de lin grises, ses filles tenaient chacune une corbeille en osier.

Célia, dix-sept ans, portait une longue chevelure noire dont quelques mèches encadraient un visage aux traits déjà affirmés. Ses yeux bleus, vifs et attentifs, scrutaient les alentours.

Aelia, sa cadette de quatorze ans, avait ses cheveux châtain clair attachés en une queue-de-cheval. Ses grands yeux bruns trahissaient une certaine nervosité.

— Je termine ici, dit Rocvin en désignant un tronc déjà au sol. Ne traînez pas.

Les deux sœurs acquiescèrent et s’éloignèrent.

Célia ne tarda pas à repérer un tapis de mâche sauvage. Elle cueillit chaque pied avec soin, puis aperçut plus loin quelques topinambours qu’elle déterra à l’aide de son petit couteau.

Aelia, de son côté, ramassa des carottes sauvages et de nombreux cèpes nichés au pied d’un vieux chêne.

La récolte semblait honnête… mais pas aux yeux de l’aînée.

— On devrait aller un peu plus loin, dit-elle d’un ton assuré.

— Mais…! Et si on tombait sur ces choses ?

— Rester proche de Papa ne changera rien s’ils nous trouvent.

Célia avait raison : si les démons attaquaient, Rocvin serait aussi impuissant que tous les soldats s'étant déjà frottés aux démons. Même les plus braves avaient fini par perdre foi et se retranchaient maintenant derrière de hautes murailles Le danger était bien réel, mais Célia préférait l’affronter plutôt que de voir la faim s’installer.

Aelia céda, et les deux sœurs s’enfoncèrent un peu plus dans les bois.

Elles purent remplir davantage leurs corbeilles, comme Célia l’avait prédit. Puis soudain, l’aînée distingua au loin des taches rouges sur un buisson. Elle s’approcha et découvrit des baies encore bien mûres.

— Des baies ! appela-t-elle. Viens voir !

Sa cadette accourut, émerveillée, mais leur enthousiasme retomba vite : elles n’avaient rien pour emporter les fruits sans les écraser. Un simple échange de regards complices, et elles se réfugièrent au milieu des fourrés pour les savourer sur place.

Leur chair sucrée, relevée d’une pointe d’amertume, leur évoqua des jours meilleurs. Un temps où les menaces n’étaient que des histoires contées au coin d'un feu, et où l’on se souciait peu du lendemain.

Quelques mésanges hardies vinrent picorer les fruits. Leurs piaillements arrachèrent un sourire à Célia qui, l’espace d’un instant, se sentit aussi libre qu’elles. Aelia, en revanche, baissa les yeux.

— Et si on ne rentrait jamais ? Je veux dire… Si les démons nous tuaient ?

Célia partageait ses craintes, mais elle s’efforçait de rester cette figure forte et courageuse que sa cadette admirait. Elle l’attira doucement contre son épaule.

— Je suis certaine que la Pourfendeuse de Démons est déjà passée par ici…

Les rumeurs qui circulaient dans la région évoquaient en effet une épéiste solitaire faisant face aux monstres obscurs. Nul ne connaissait son visage, dont le regard était dissimulé par un masque.

Elle inspirait la crainte, même chez ceux qu’elle sauvait, de par la sombre sorcellerie qu’elle déployait lors de ses combats. Une question revenait sans cesse à son sujet : comment parvenait‑elle à vaincre seule des démons qui décimaient des détachements militaires entiers ?

Certains la traquaient pour la prime colossale que l’Ordre des Paladins avait placée sur sa tête. D’autres convoitaient son arme, persuadés qu’elle était la clé de ses victoires ; après tout, même les meilleures lames forgées dans la capitale s’étaient montrées impuissantes face aux démons.

Célia faisait partie des rares à exprimer ouvertement son admiration pour cette combattante, malgré les réprimandes répétées de son père. Elle avait été témoin de ses prouesses. Lors d’une journée de cueillette solitaire en forêt, elle fut acculée par ces créatures, et sauvée in extremis par cette femme. La guerrière avait terrassé les assaillants, avant de disparaître sans un mot et laissant la jeune fille sous le choc.

Lorsque Célia avait partagé cette terrifiante aventure, tout son village l’avait d'abord prise pour une folle. Puis, au fil des rumeurs venant de la capitale, certains avaient fini par croire à son récit.

La miraculée espérait revoir cette combattante, aussi effrayante que fascinante, pour lui témoigner sa gratitude et, pourquoi pas, percer les mystères qui l’entouraient.

À ses côtés, Aelia esquissa un sourire timide, apaisée par l’assurance tranquille de son aînée. Elles restèrent encore un instant au milieu des buissons, à savourer les baies, jusqu’à ce que la voix grave de leur père ne déchire leur bulle de calme.

— Célia ! Aelia ! On rentre !

Un dernier échange de regards, quelques fruits cueillis à la hâte, et elles rejoignirent Rocvin, sa claie désormais pleine à craquer. D’un regard sévère, il les sermonna à demi-mot ; les quelques baies que ses filles lui tendirent n’adoucirent que légèrement son expression. La petite famille rebroussa chemin et quitta la forêt.

Le trio retrouva la terre battue de la route principale, sinuant entre les terres agricoles du village, dont il restait encore des parcelles clairsemées à faucher avant les premières gelées.

— Ah, Rocvin et ses filles ! lança un paysan proche du chemin, faux en main. Toujours à risquer vos vies pour remplir le garde-manger ? Bah, ne vous en faites pas ! En rationnant un peu, on passera l’hiver sans craindre la famine.

— Et les percepteurs ?

— Passés ce matin. On a donné un peu plus que d’habitude pour qu’ils nous fichent la paix.

— Tout ça à cause de ces maudits sorciers, grommela Rocvin. Si j’en chopais un, je le ferais bouffer par ses propres créatures…

Rocvin s’emportait souvent contre les utilisateurs de magie, qu’il jugeait responsables de l’apparition des démons. Une opinion largement partagée par le bas peuple.

Le paysan haussa les épaules avant d’éclater de rire et donner une tape amicale dans le dos du bûcheron.

— Bah, on en reparlera ce soir autour d’une bonne pinte. Rien de tel qu’un peu de houblon quand ça va mal !

Il reprit son travail, Rocvin reprit la route avec ses filles.

Aelia hésita, puis se risqua à poser la question qui lui brûlait les lèvres, malgré la peur de contrarier son père.

— Les mages ne sont pas tous mauvais, si ? Ils pourraient nous aider, non ?

Rocvin s’arrêta net. Son regard dur accrocha celui fuyant de sa fille cadette.

— Ne sois pas naïve, ou tu le regretteras un jour.

Aelia baissa la tête, préférant ne rien ajouter.

— Ce n’est pas parce que quelques monstres rôdent qu’on va mourir, répliqua Célia, les poings serrés. La Pourfendeuse de Démons veille sur nous !

— Ta petite héroïne masquée ? grommela son père avec mépris. Une sorcière, rien de plus.

— Je serais morte sans elle ! Elle finira par tous les chasser, tu verras !

Rocvin soupira, détournant le regard. Cette conversation, il la connaissait par cœur.

— Ne rêve pas, reprit-il en se retournant et s'éloignant. Elle ne pourra pas protéger tout le monde. Personne ne le peut…

Les mots heurtèrent Célia, mais pas assez pour la faire fléchir. Elle lança un regard noir à son père, puis se tourna vers Aelia pour lui offrir un sourire qui se voulait rassurant. Ensemble, elles accélérèrent le pas pour le rattraper, jusqu’à atteindre l’entrée d’Uleth, leur paisible village.

***

Niché au pied d’une falaise abrupte, le village d’Uleth ne comptait guère plus d’une soixantaine d’âmes. Une solide palissade de bois l’encerclait, dressée comme un rempart rassurant contre les menaces extérieures. Les maisons, construites en pierre grise et couvertes de bardeaux sombres, se ressemblaient toutes. Seules la forge, les écuries et la taverne se distinguaient. Il y avait aussi un four à pain, une poissonnerie et une boucherie, proches de l’enclos à bovins.

Le père et ses filles passèrent l'entrée du village, saluant cordialement au passage les gardes postés sur les tours de guet de part et d’autre.

La milice d’Uleth jouissait d’une réputation de droiture et de bienveillance. Contrairement aux gardes corrompus de la capitale, ces hommes avaient gagné la confiance des habitants qui, en retour, entretenaient gratuitement leur équipement et leur servaient des repas bien chauds.

Au détour d’un croisement, la petite famille se sépara. Rocvin prit à gauche pour regagner leur maison, tandis qu’Aelia et Célia poursuivirent jusqu’à la place du marché. Les étals disposés en cercle y formaient le cœur battant du village.

À cette heure, la place fourmillait d’activité, rythmée par le brouhaha des échanges, les éclats de rire et les cris d’enfants. Les sœurs rejoignirent leur emplacement habituel. Tandis que la cadette s’éloignait vers le puits pour y puiser de l’eau, l’aînée épousseta la table.

Nyeli, l’épouse du chef du village, tenait l’étal voisin, échangeant des outils forgés par son mari. Une femme de poigne, vêtue d’une simple robe de lin, recouverte d’un tablier de cuir assoupli et marqué par les années. Célia la salua ; l’adulte répondit d’un ton cordial, sa voix portant néanmoins une nuance de reproche :

— Encore allées en forêt ? C’est dangereux…

La jeune fille s’apprêtait à répondre par ses paroles rassurantes habituelles, lorsqu’un individu aux allures de marchand ambulant attira soudain l’attention.

— Approchez ! Approchez ! Venez contempler des articles de haute qualité !

Il parlait fort et gesticulait avec énergie pour attirer les curieux vers son présentoir, astucieusement installé à l’écart. À ses côtés, un jeune homme vêtu aussi aisément que lui balayait la place d'un regard dur.

L'attention de Célia ne se porta pas sur ces étrangers, mais sur ce qu'ils exposaient : des bagues et des colliers sertis de pierres précieuses, ou encore des bracelets finement ouvragés. Un luxe inaccessible pour une simple fille de bûcheron comme elle, ou même pour quiconque à Uleth.

— Ils sont arrivés vers midi, glissa Nyeli. Je doute qu’ils réussissent à vendre quelque chose ici.

Aelia revint, tenant des deux mains son seau rempli à ras bord. Elle adressa un sourire timide à Nyeli, puis se mit à laver les aliments. Une fois ceux-ci propres et bien disposés, les sœurs étaient prêtes à troquer.

Les premiers clients furent ceux qu’Aelia avait croisés au puits, intrigués par leur récolte. L’un proposa des légumes du potager, un autre du fil à coudre, un troisième des condiments dans de petits pots. Des trocs modestes, mais précieux pour tous.

Leurs produits attiraient toujours du monde, du fait de leur rareté dans le contexte actuel. En un peu plus d’une heure, il ne restait déjà plus grand chose sur leur table.

Plus tard, alors que le soleil amorçait sa descente, les sœurs s’apprêtaient à tout ranger. Elles virent soudain le poissonnier d’Uleth se précipiter vers leur étal.

Il portait une planche sur laquelle reposaient deux formes enroulées dans un linge propre et sec. Comme les sœurs, c’était l’un des rares à encore oser quitter l’enceinte du village pour pêcher dans le fleuve voisin.

— Belles prises, aujourd’hui ? lança Aelia avec entrain.

— Excellente ! Et justement, je souhaiterais vous échanger ça contre le reste de votre mâche !

Il déroula le tissu, dévoilant deux belles perches déjà vidées et parfaitement conservées dans du gros sel. Célia jeta un regard tendre à Aelia, qui n’en détachait pas les yeux. Imaginait-elle déjà le goût sur ses papilles ? Très certainement. L’échange fut conclu sans la moindre hésitation.

Tandis qu’il empilait les légumes sur sa planche, le poissonnier jeta un coup d'œil vers les marchands étrangers.

— Ma femme est allée voir leurs babioles. C’est un père et son fils, venus d’une région au nord-est.

— Ils ont croisé des démons sur la route ? demanda Célia.

— Aucune idée, vas leur demander. Merci pour le troc ! Saluez vos parents pour moi !

Il s'éloigna, pendant que les sœurs prirent leurs corbeilles bien garnies et quittèrent la place du marché. Elles traversèrent deux rues, dont les volets commençaient à se fermer, et arrivèrent chez elle.

Comme beaucoup d’habitations d’Uleth, la bâtisse portait les marques du temps. L’entrée donnait sur une cuisine modeste, éclairée par deux lampes à huile suspendues dont la lumière vacillante dansait sur les murs.

Au centre trônait une table en bois massif, polie et éraflée par les années. Les murs étaient garnis d’étagères surchargées d’ustensiles, de pots et de petits sacs en toile. Dans l’âtre, un feu crépitait sous une marmite suspendue.

Anyse accueillit ses filles d’un large sourire en voyant le fruit de leurs échanges du jour.

— Je vais préparer ces poissons pour ce soir, dit-elle, heureuse, et un bon potage pour les accompagner.

Après avoir rangé les aliments dans le garde-manger et empilé les corbeilles vides dans un coin, les filles montèrent à l’étage.

Leur chambre, installée sous les combles, ne comprenait qu’un lit à peine suffisant pour deux, une commode bancale, une table de chevet rafistolée. Un espace réduit, mais leur petit coin à elles.

Sans pudeur, elles se déshabillèrent et se firent un brin de toilette. Enfin seules, Aelia évoqua à nouveau le sujet sensible abordé plus tôt avec leur père :

— La magie fera vraiment toujours du mal, comme papa le pense ?

Célia, qui attachait ses cheveux en chignon, suspendit son geste.

— La magie, c’est comme un couteau. Elle peut nourrir ou blesser. Tout dépend de la main qui l’utilise.

— Alors… si un mage fait le bien, il ne mérite pas qu’on le haïsse, hein ?

Célia se contenta de sourire. Elle s’approcha, s’installa derrière sa sœur et entreprit de tresser ses cheveux. Ses mains, rugueuses d’ordinaire, se firent étonnement douces.

— Oui… et la Pourfendeuse de Démons en est la plus grande preuve.

Des paroles sages et réfléchies qui apaisèrent Aelia. Cette dernière enfila une tunique blanche sous une sur-robe brune, tandis que Célia choisissait un haut de lin marron et un pantalon de toile noire. Prêtes, elles descendirent aider leur mère pour le dîner.

L’aînée épluchait carottes, pommes de terre et poireaux, que la cadette rinçait ensuite à l’eau claire. Anyse les tranchait en rondelles régulières avant de les plonger dans la marmite bouillante. Les perches, déjà soigneusement préparées par le poissonnier, furent déposées sur une petite grille au-dessus des braises.

Le couvert dressé, Célia alla chercher son père coupant du bois à l’arrière de la maison. Ils revinrent ensemble et prirent place.

Le repas débuta par un plat de lentilles froides, suivi des poissons grillés et du potage bien chaud. Chaque bouchée glissait sur la langue avec la douceur veloutée du bouillon, avant que le salé du poisson n’en relève subtilement la saveur.

— Vous ramenez toujours des merveilles, dit Anyse avec un sourire.

Rocvin approuva d’un hochement la tête, avant d’aborder un sujet plus grave.

— Les paysans disent qu’on pourra tenir l’hiver à condition de rationner. Alors, à partir de demain, plus de forêt.

Célia s'étouffa légèrement sur sa bouchée et toussa.

— Comment ça ? Ce n’est justement pas le moment où la cueillette serait la plus utile ?

— Inutile de continuer à risquer nos vies pour quelques légumes, alors que la récolte de céréales de cette année fut apparemment bonne.

L’argument portait, mais pas assez pour convaincre sa fille aînée. Hélas, face à son père, celle-ci n’avait pas son mot à dire.

— Du coup… on va faire quoi, alors ?

— Apprendre un vrai métier. Tu n’es plus une enfant. Il est temps de décider ce que tu veux faire de ta vie. Pourquoi pas la forge ? Rick te trouve débrouillarde.

Célia fronça les sourcils. L’idée la rebutait, non par mépris pour l’artisanat, mais parce qu’elle y voyait un obstacle à ce qu’elle aimait vraiment faire. Elle allait répliquer, mais Aelia posa une main apaisante sur son bras.

— Ça ne veut pas dire qu’on ne retournera jamais en forêt, tenta-t-elle de rassurer.

La douceur dans sa voix désarma sa tête brûlée de sœur. Son regard s’adoucit, mais son cœur grinçait encore.

— Tu feras ce que tu voudras quand ces maudits démons auront disparu, conclut Rocvin. En attendant, pas de bêtises.

Le repas s’acheva dans un silence pesant, que ni la chaleur de la soupe ni le moelleux du poisson ne parvinrent à alléger. Le père annonça dans un soupir las qu’il irait à la taverne ce soir, et s'en alla.

Célia chercha un soutien dans le regard de sa mère, qui tentait de sourire malgré la tension. Une fois la table débarrassée, sa fille aînée lâcha nonchalamment :

— Je vais rejoindre papa.

La mère hocha la tête, mais son expression appela son enfant à la prudence dans ses paroles. Célia sortit de la maison ; un souffle d’air froid s’engouffra, avant qu’elle ne referme la porte derrière elle.


Texte publié par K. Helphine D., 2 mars 2025 à 08h38
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