Jeudi 15 mai 2070 - Marseille
Presque cinq heures du matin. L’aube éclaire faiblement l’extérieur de son halo évanescent. J’ai résisté à la tentation de la joindre jusqu’ici, mais je crois bien que je vais finir par craquer. Après tout, j’ai presque dépassé le délai que je m’étais octroyé. Mes cauchemars m’ont empêché de fermer l'œil. Je l’ai encore vue mourir sous mes yeux, impuissant, bien qu’à mon grand soulagement Jay n’ait pas été l’auteur de son assassinat, cette fois. Mon inquiétude ne fait que croître, surtout après les étranges évènements de la veille.
J’ai essayé de comprendre ce qu’Adara a manigancé. Je suis sûr que le virus qui a tenté de s’infiltrer parmi les annonces liées aux Gladiateurs Matriciels résulte de son œuvre. Le message me paraît assez clair : elle ne me fait pas confiance et pense que je compte participer au prochain tournoi malgré ses réticences. Je reste indécis. Dois-je considérer cette manœuvre comme une preuve de défiance ou d’affection de sa part ? Peut-être un peu des deux… J'attendais de connaître ses intentions et la stratégie qu'elle comptait appliquer pour statuer sur cette possibilité.
Dans tous les cas, il s’agit d’une grosse prise de risque. Cette action menée de son côté m'agace car elle va à l’encontre des règles fixées par notre marché. Ou juste parce que je sais ce dont Johnson est capable… Elle aurait dû me tenir informé au préalable, mais elle a préféré agir seule plutôt que de me mettre dans la confidence. Compte-t-elle m’éviter indéfiniment ? Regrette-t-elle notre rencontre ?
Il est temps de mettre les choses au clair.
Déterminé, j'essaie pour la première fois de plonger sans mon casque. Du moins aussi loin que me porte ma mémoire malmenée. De toute façon, il semblerait que cet attirail ait été inutile ces derniers temps… Je ferme les yeux et entre mentalement les coordonnées que je connais par cœur à force de les tourner et retourner en tous sens. La beauté du site me surprend encore. La sensation est grisante, comment ai-je pu oublier ce don inouï ? Cette fois-ci, je choisis de me rendre en contrebas, près de la rivière qui suit son cours. Je sens même l'odeur particulière de la forêt alentour. Je m'installe au bord de l'eau et m’imprègne de ces sensations de plus en plus familières, les yeux clos. Le torrent dans lequel je trempe mes pieds m'emporte au gré des souvenirs oubliés.
Des éclats de rire. Des batailles d'eau. Des affrontements amicaux. Des tensions, aussi… Le visage d’Adara remplace celui qui aurait dû apparaître. Mon subconscient se refuse toujours à me fournir la vérité. Pour quelle raison ? Je fronce les sourcils lorsqu'une image s'impose. Une réminiscence. Dans la pénombre, elle acquiesce silencieusement, tout comme lors de notre dernière rencontre. Je croise son regard ambré embué de larmes. Cette scène ne s'est pas déroulée ici.
Los Angeles. L'annonce de mon départ…
Un défilement survient, je suis noyé dans le flot d'informations qui déferle tout à coup. Un déménagement précipité. Mon père qui me presse. Ces adieux, à l'encontre des consignes données par mes parents. Tout s'interrompt lorsque sa voix retentit, teintée d'appréhension :
– Damian ?
Je cligne des paupières, comme sorti d'une transe, et réalise que je me trouve en plein milieu de la rivière. Le niveau n’est pas très haut et le courant plutôt calme. Adara tend une main vers moi pour m'aider à rejoindre la berge. Mon cœur se serre quand la vision de mon cauchemar s'y superpose. Je m'empresse de saisir son poignet en chassant ces sombres pensées.
Je vais finir par devenir cinglé. Ou ne le suis-je pas déjà ?
À peine je pose pied à terre que je la serre dans mes bras dans un élan incontrôlé. Elle hésite un instant avant de répondre à mon étreinte.
– Tout va bien ? s'enquiert-elle d'une voix mal assurée.
Je me rends compte à quel point ma réaction peut sembler déplacée et m'écarte aussitôt, gêné. Je ne peux pas décemment lui faire part des mauvais rêves qui m'ont hanté ces dernières nuits. Pour reprendre contenance, je croise les bras et lui offre mon plus beau sourire.
– J’ai perdu l’équilibre, désolé. Sinon tout baigne.
Ses sourcils se lèvent puis elle éclate de son rire cristallin qui m’enchante.
Comme lors de notre dernière entrevue, elle porte cette longue robe opaline qui lui va à ravir. Je suis tellement soulagé de la revoir que mes reproches se sont envolés. Quelques petites reprogrammations et me voilà complètement sec. Je vois qu’elle imite ma posture, visiblement revigorée.
– D’accord. Mais je suppose que tu n’es pas venu ici juste pour faire trempette…
– Et j’imagine que tu n’as toujours aucun plan, puisque je n’ai pas eu de tes nouvelles ?
J’ai répondu du tac au tac en captant ses prunelles qui s’assombrissent et me fuient sur-le-champ. Je décide de reprendre sur un ton plus enjoué.
– Ne me fais pas croire que mon équation t’as posé un quelconque problème, avec le cryptage que je me suis coltiné de mon côté, je t’ai fait une fleur !
Une petite moue attendrissante imprègne ses traits, remplacée immédiatement par un léger sourire malicieux tandis qu’elle recroise mon regard.
– Pour ma défense, je ne voulais pas que ces coordonnées se retrouvent entre de mauvaises mains, rétorque-t-elle. Et puis, si tu n’avais pas réussi à décrypter ça, pas sûre que ça m'aurait intéressée de te revoir !
– Vraiment ? Et si je te disais que moi, je suis revenu juste parce que j’avais très envie de te revoir ?
Et voilà, je recommence…
Ses yeux s’arrondissent et je me demande si elle ne rougit pas, IRL. Ma question rhétorique reste en suspens. J’ai encore parlé sans réfléchir. Soudain, elle tourne les talons, se dirige vers la rivière et s’accroupit, comme pour observer son reflet. Je la rejoins, m’asseyant à ses côtés.
– Tu ne te souviens toujours pas ? m’interroge-t-elle presque à voix basse.
– Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Elle tourne vivement son visage vers moi. Je regrette immédiatement ce coup de bluff devant l’espoir qui emplit ses magnifiques iris. Redoute-t-elle simplement que je m’éloigne, ou pire, si je perce son identité à jour ?
De quoi as-tu peur, Ada ?
Confus, je scrute la surface de l’eau, comme si ses traits pouvaient se dessiner au milieu des ondes. Pourquoi, parmi tous ces vestiges que ma mémoire a bien voulu me rendre, le masque d'Adara ne tombe-t-il pas ?
– Ada, pourquoi ne m’as-tu pas recontacté ? À vrai dire… J’étais un peu inquiet. Surtout depuis hier. Je sais que c’est toi, le coup du ver. Tu n’as pas respecté le deal.
– Je… elle se mord la lèvre dans son hésitation. C'est vrai…
– Tu n'as pas respecté cet accord parce que tu pensais que moi, je ne respecterais pas ma part. J'ai accepté de te faire confiance, mais est-ce à sens unique ?
– Non ! Enfin, je pensais que… je pensais que tu risquais de foncer malgré tout, oui… J'ai pensé que toi, tu ne me ferais pas confiance…
– J'attendais ta proposition. Tu sais comme moi que cet homme est dangereux. Pourtant, tu as pris toi-même un risque que tu n'acceptes pas que je prenne de mon côté.
– Ça n'a rien à voir ! s'indigne-t-elle. J'ai effacé mes traces. Je ne me suis pas exposée directement.
– Et s'il te retrouvait, malgré tout ? Est-ce qu'il y a quelqu'un pour couvrir tes arrières ?
Elle se recroqueville un peu avant de me donner sa réponse. J’ai l’impression qu’elle est plutôt irritée par mes questionnements.
– Non… J'ai agi seule. Et je n'ai besoin de personne.
– Bon sang, Ada ! À quoi tu joues, au juste ?
– Qu'est-ce que tu insinues ? Je suis restée seule, pendant toutes ces années. Tu n'étais pas là pour juger tout ce que…
Elle s'interrompt et sa colère fond immédiatement comme neige au soleil. Pourtant, elle n’a pas tort et ses paroles me piquent au vif. Je l’ai abandonnée. Je l’ai oubliée, reléguée à un simple fantôme au fin fond de mon esprit tourmenté. L’aurais-je retrouvée, un jour, sans ce coup du sort qui nous a réunis ?
– Je suis désolée, je…
– Non, tu as raison. Mais je suis là, maintenant, et j’aimerais… Je voudrais qu’on puisse compter l’un sur l’autre, si tu es d’accord.
Elle affiche un petit sourire voilé par la tristesse devant la main que je lui tends.
– Comme avant ?
Ses lèvres tremblent un peu devant cette interrogation que j'ai laissé échapper.
– Comme avant… murmure-t-elle en répondant à mon geste.
Elle ne me lâche pas tout de suite et fronce les sourcils.
– De quoi… De quoi te souviens-tu, exactement ?
– Je te l'ai dit. Des réminiscences. Depuis que je t'ai retrouvée, les pièces du puzzle commencent à s'assembler.
– Les apparences peuvent être trompeuses, Dam… S'il te plaît, quoi qu'il arrive, n'oublie pas ça…
Ses yeux de biche effarouchée me renvoient mes propres craintes. J’aimerais tant comprendre ses motivations !
De quoi as-tu peur, Rev ?
J'ai surgi de son passé après toutes ces années. Sa vie en serait-elle bouleversée, si je venais à la reconnaître ? Je sens que suis attaché à elle. Tout dans ses actes et ses paroles me souffle que c'est réciproque. Pourtant, il y a toujours cette alerte silencieuse qui résonne quelque part au fond de mon cerveau…
Ils sont liés.
D'une manière ou d'une autre. Serait-elle en train de jouer double jeu ? De me manipuler pour parvenir à ses fins ? Ou appréhende-t-elle justement que je porte ces soupçons à son égard ?
Je ne sais plus quoi penser…
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