Dimanche 11 mai 2070 - nœud matriciel 83fUg3-42
Ses grands yeux dorés s'écarquillent sous la surprise. Je dois dire que je n'en mène pas large non plus. Qu'est-ce qu'il m'a pris de sortir une telle mièvrerie ? Jay a bien raison quand il me reproche de ne pas réfléchir avant de parler… Je pensais avoir fait quelques progrès en ce sens mais il faut croire que je suis bien trop déboussolé cette fois. Je m'en étais pourtant bien sorti, jusque-là, pour ne rien en laisser paraître. Néanmoins, l’ambivalence de son attitude me renvoie à celle des sentiments qu'elle éveille en moi.
Qu’est-ce qu’on était, au juste ? Des amis ? Plus que ça ?
Ada semble aussi décontenancée par ma répartie casanovesque que moi. Elle finit par mettre fin à ce silence gênant avec un raclement de gorge.
– Hum… Quoi qu'il en soit, tu peux te connecter à la matrice sans aucun matériel, en réalité. Par contre…
– Attends… Quoi !?
Elle ne semble pas vexée que je lui aie coupé la parole et pouffe devant mon air ahuri. Mon attitude aura au moins eu l’avantage de détendre l’atmosphère. Par contre j’ai du mal à comprendre ce qu’elle insinue. Se connecter juste comme ça ? Sans rien ? J’aurais dépensé tout cet argent et ce temps pour rien ? Impossible !
– Tu ne l’as vraiment jamais remarqué ? s’étonne-t-elle. Et, contrairement aux personnes normales, qui sont complètement déconnectées du réel une fois en RVI, nous pouvons percevoir et ressentir à la fois ce qu'il se passe dans la matrice et dans le réel. Ça ne t'est jamais arrivé ?
– Je n'y ai jamais prêté attention mais…
– Tu penses que tu n’es pas en RVI, là ? m’interrompt-elle.
– Bien sûr que non ! Pourquoi est-ce que j’aurais pris ce risque ?
– Tu utilises quoi, pour te connecter ?
– Un casque de ma composition.
Je me retiens d’ajouter que je n’en suis pas peu fier…
– C’est ce que tu crois. En réalité, tu ne l’utilises pas vraiment. La preuve : tu es en RVI. Nous ne pouvons pas nous connecter autrement.
– Comment peux-tu en être si sûre ?
– Parce que toi et moi, nous sommes pareils. Et je te perçois comme si tu te trouvais réellement devant moi.
Je secoue la tête, complètement abasourdi. J’ai du mal à croire à tout ce qu’elle vient de me révéler. Serait-ce la raison pour laquelle je ne parviens plus à modifier mon apparence dans la matrice ? Seulement, avant de découvrir la RVI, je me suis connecté un nombre incalculable de fois en usant d’un avatar différent et je ne serais clairement plus de ce monde à l’heure actuelle si j’avais effectué toutes ces opérations en RVI.
– Tu te trompes, je me suis déjà connecté autrement en utilisant mon casque.
La surprise se lit sur ses traits, preuve qu’elle ne bluffait pas.
– Vraiment ?... Alors pourquoi n’en as-tu pas fait de même, aujourd’hui ?
– Je…
Bonne question… Je pensais que ce problème d’avatar venait d’un défaut dans la modification de mon attirail, mais peut-être que j’ai simplement réveillé cette capacité en latence suite à mon traumatisme.
– Bon sang, c'est hallucinant ! Nous sommes nombreux dans ce cas ?
– Pas à ma connaissance… Je n’en sais rien, en fait.
– Comment… Je veux dire, qu’est-ce qui a fait que nous avons ces capacités ?
– Je… Je n’en suis pas sûre, balbutie-t-elle. J’ai des théories, mais je n’ai jamais pu réellement les vérifier, malgré les recherches que j’ai menées.
– Et quelles sont ces théories ?
Son visage se ferme et elle s’emmure dans le silence. Est-ce en rapport avec cette identité qu’elle cherche à tout prix à cacher ? Conscient qu’elle n’en dira pas plus, je me contente de changer de sujet pour l’instant.
– Attends une minute, tu as pourtant modifié ton avatar, toi ! T’essaierais pas de me mener un peu en bateau, quand même ?
– J’ai fini par y parvenir après de nombreuses années d’entraînement, mais ce ne sont que des modifications mineures… s’empresse-t-elle de me répondre. Je pourrais t’apprendre, si tu veux !
Sa naïveté me touche. Toutefois, je dois rester vigilant. Je ne parviens toujours pas à comprendre sa réticence à me dévoiler qui elle est vraiment. Elle me paraît si sincère, pourtant ! Dans ses paroles, dans ses gestes… Est-elle une si bonne actrice ? Que redoute-t-elle si je venais à la reconnaître ?
– Ça, c’était la première chose importante, reprend-elle face à mon absence de réponse. La seconde… C’est que tu ne dois plus participer aux combats des Gladiateurs Matriciels.
– Ah oui ? Et pourquoi ça ?
– C’est trop dangereux pour nous…
– Pourtant, tu l’as fait aussi.
– Oui, et c’était une erreur…
– Parce que tu m’as retrouvé ?
– Non ! crie-t-elle presque. Damian… Tu dois me faire confiance !
– Alors montre-moi ton vrai visage.
La tension est grimpée en flèche. Je la mets au pied du mur. J’aperçois des larmes briller à nouveau, s'accrochant à ses cils. Comme la première fois, j’ai envie de la réconforter.
Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
– Je ne peux pas, murmure-t-elle en fixant le sol.
– J’ai déjà accepté de participer au prochain. C’est une opportunité, pour moi.
Elle se mord la lèvre, semble réfléchir à des arguments, ouvre la bouche, puis se ravise. Je lui relève doucement le menton pour la forcer à soutenir mon regard.
– Ada, c’est mon dernier mot. Soit tu es sincère avec moi, soit je retournerai au combat.
– Ce serait comme te jeter dans la gueule du loup !
Dans ses iris dont j’apprécie tant les nuances, je vois passer une myriade d’émotions. De la détermination, de la colère, de la peur, de la tristesse… Je la relâche brusquement, frappé par l’idée qui vient de se frayer un chemin dans mon esprit.
– Tu sais quelque chose… Sur ce qu’il m’est arrivé. N’est-ce pas ?
Elle acquiesce silencieusement. Des flashs se superposent sur ma rétine. Je me souviens d'une scène similaire que nous avons vécue. De ce consentement silencieux arraché à elle.
Mais pourquoi son visage reste-t-il flou ?
– Je sais… Qui est le responsable, finit-elle par avouer.
– Que sais-tu d’autre ?
Je sais déjà qui est le coupable, mais à l’idée qu’elle puisse en savoir plus, je peine à contrôler la rage qui m’anime. Je l’ai empoignée par les épaules. J’ai envie de la secouer, comme pour faire tomber toutes les informations qu’elle pourrait me dissimuler, mais je me contiens. Je ne souhaite pas lui faire de mal.
– Rien… sanglote-t-elle. Je t’assure ! Juste qu’il ne laissera pas tomber…
Je desserre mon étreinte. Je viens de comprendre ce qui m’avait échappé.
– C’est lui, n’est-ce pas ? L’organisateur des jeux… C'est lui !
Je lis la peur dans son regard qui me transperce. Aurait-elle un lien avec mon ennemi ?
– Raison de plus pour que j’y re…
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase qu'elle s’agrippe à moi, les poings serrés dans mon dos, le front contre mon torse.
– Je t'en supplie, Dam… Je sais ce dont il est capable, je ne veux pas te perdre à nouveau…
Instinctivement, mes bras se referment sur elle et je la serre contre moi.
Si elle tient tant à moi… Alors pourquoi garder cet anonymat ?
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