D’un coup de botte involontaire, Koriann précipite un caillou dans le ravin. Elle se penche prudemment et tente d’apercevoir le pied de la montagne. Peine perdue, une épaisse nappe de brouillard s’étale contre la paroi en contre-bas, masquant les terres du Continent. Elle a l'impression d’évoluer au-delà des nuages, à l'ombre d’un pic dont le sommet semble tutoyer le ciel.
Ce n’est pas la partie la plus agréable, l’a prévenue Enna, mais l’air y est vivifiant. Vivifiant, maugrée-t-elle. Elle se serait bien passé d’un air vivifiant ! Cinq longues journées à gravir un sentier étroit et caillouteux bordé par le vide, le visage fouetté par un vent cinglant, à éviter les plaques de givre, aussi nombreuses que sournoises, à ployer sous un paquetage alourdi par ces foutus grimoires…
Pourquoi les avoir acceptés ?
Et surtout, pourquoi n’a-t-elle pas rebroussé chemin ? La vieille femme a raison : qui aurait su ? Personne ne s’attend à ce qu’elle revienne avec une tête de dragon sous le bras. Ou qu’elle revienne tout court.
Stupide entêtée, marmonne-t-elle en haussant les épaules.
La poétesse serre sur sa poitrine la fourrure que lui a donnée Enna et tire sur le devant de sa capuche afin de se protéger le visage. Quelques flocons de neige ont mouillé ses lèvres, et le ciel s’obscurcit.
Isthar a certainement dû regretter ses combats en grimpant ce sentier, souffle-t-elle. Son corps la fait de nouveau souffrir. Sa convalescence et les bons soins d'Enna lui semblent un lointain souvenir.
La neige se met à tomber drue. Koriann presse le pas vers le clocher aperçu un peu plus haut, en flanc de montagne. Le village de Saal doit être tout proche, s’encourage-t-elle. Son pied glisse soudain sur une plaque de givre. Elle se jette sur la paroi et se retient in extremis à un bout de roche saillante. Elle ne tient pas à finir ensevelie sous la neige, mais encore moins à se briser le cou. Alors, tout en restant collée à la paroi, elle avance lentement, les dents serrées.
Rapidement, le froid engourdit ses doigts, son visage, ses pieds. Elle sent ses vêtements s’alourdir. La neige constelle sa pelure, sa capuche. Quelle idiote ! Enna l'avait pourtant prévenue : procède par étape, surveille le ciel, n’attends pas que la nuit tombe pour faire des haltes, dès que tu vois un abri, tu t'arrêtes. Elle a croisé une grotte ce matin, mais elle ne voulait pas perdre de temps.
Le vent est glacial, les flocons sont épais. Combien de temps avant qu’elle ne soit complètement transie, incapable de bouger ?
La poétesse lutte pour s’arracher à l’engourdissement, mettre un pied devant l'autre. Ses doigts gelés agrippent la roche, au risque de s’écorcher. Elle a peur de ne plus sentir les aspérités, de briser ses phalanges raidies par un froid cuisant. Mais elle doit poursuivre, ne pas s'arrêter.
Le sentier bifurque soudain, épousant l'angle de la paroi. Koriann lève la tête et, à travers le rideau neigeux, entraperçoit une cloche suspendue à un porche en bois. Le chemin n’est plus bordé par le vide, mais forme un couloir encastré entre deux versants de montagne. Elle passe sous le porche, soulagée de laisser le ravin derrière elle. Il lui semble avoir entendu un son curieux, par-delà le sifflement du vent. Sûrement la cloche qui doit osciller, se dit-elle.
Au bout de quelques pas, le chemin s’élargit, les parois s'écartent peu à peu l'une de l'autre, et la faible lueur d’une habitation apparaît. Cette vision lui donne un regain d'énergie.
La poétesse atteint bientôt la bâtisse, un énorme bloc aux murs blancs et cabossés adossé à la paroi de la montagne. Elle lève les yeux vers l’enseigne qui grince au-dessus d’un vitrail éclairé. L’Auberge, peut-elle lire sur la plaque de métal rouillée.
Elle se jette sur la porte, qui pivote d'un coup, et s’affale de tout son long sur le sol granitique. Hébétée, elle se redresse péniblement, les genoux endoloris.
--Fermez cette foutue porte ! Entend-elle grogner par-delà le brouhaha et les rires qui fusent, de-ci delà.
Koriann s’exécute et, encore transie et haletante, balaie la salle du regard. Celle-ci est bondée et des odeurs de viande rôtie, de bière et de tabac emplissent les lieux. La poétesse s’ébroue et se faufile jusqu’au fond de la pièce, où brûle un grand feu. À son passage, les clients de l'auberge lui jettent un regard méfiant, ce qui l'incite à maintenir sa capuche sur son nez. Enfin, elle atteint la cheminée et, les mains tendues vers les flammes qui s’élèvent dans le conduit, laisse la chaleur envelopper son corps.
La pierre, le vent et la mer : trois éléments fabuleux, qu'elle chérie et révère, comme tout habitant de Novalis. Mais le feu… Par tous les rejetons de Ionée, elle n'avait jamais ressenti avec une telle acuité sa puissance et sa générosité ! Les Cités de fer lui vouent un culte, paraît-il. Elle comprend. Cet élément procède du plus haut divin, sans aucun doute. Elle ferme à demi les paupières et laisse les derniers frissons mourir sur sa peau.
« Y a une place de libre. »
Koriann sursaute et se retourne, la tête légèrement baissée. L’homme bourru aux cheveux blancs qui vient de parler doit être l’aubergiste. Les sourcils broussailleux et la trogne rougeaude, il débarrasse une table tout en ronchonnant.
Sans un mot, elle s’assied et pose son paquetage entre ses jambes.
« Manger ? » lui demande-t-il, machinal. Elle acquiesce d’un mouvement de tête, n’osant faire entendre le son de sa voix.
« Gargouille !? » hèle soudain l'aubergiste en lançant des regards courroucés dans toute la salle. « Où est-il encore allé cuver, ce maudit bois-sans-soif ! Gargouille ! »
Koriann entend remuer entre les tonneaux qui jouxtent la cheminée. Un homme ventripotent aux larges épaules en émerge. Ses joues grasses, rouges et suintantes, boursouflent au-dessus d’une barbe épaisse et grisâtre maculée de vomi. Une cicatrice apparaît sur sa lèvre supérieure. Il titube et éructe en se cognant à la table, bredouillant un « désolé » à peine audible.
L’aubergiste l’invective et le pousse sans ménagement vers les cuisines. Un pied malveillant surgit et l’ivrogne s’affale, provoquant quelques ricanements. Il roule sur le sol et se relève aussitôt, les lèvres retroussées, les poings levés. Les conversations s’éteignent d’un coup. Tous les regards se tournent vers l'ivrogne, qui, dans un silence tendu, laisse échapper un énorme rot caverneux. Des rires claquent et les conversations reprennent tandis que l’aubergiste bougonne en secouant la tête.
« Allez Gargouille avance, crache-t-il, le spectacle est fini, y a des clients à servir ! »
Les deux hommes disparaissent et Koriann lâche un soupir. Cette ambiance, ces odeurs, cet homme pitoyable, tout ceci vient de faire remonter quelques souvenirs d’enfance. Lorsque sa mère traînait les tavernes, à la recherche de « clients ». Elle l'asseyait dans un coin et lui demandait de l'attendre sagement. « Tu vois, lui avait-elle dit un jour, les hommes aiment avoir de la compagnie, quand ils ont bien bu. Et ils sont moins regardants sur ce qu’ils dépensent ! »
Est-ce pour cela qu’elle voyait toujours des hommes ivres, tel ce Gargouille ? Peut-être que son père est un de ces ivrognes… Cette idée lui mine un moral déjà bien bas. Le bruit sourd de l'écuelle et la chope de bière posées sur sa table la tire de ses pensées.
« Ça fait deux cuivres » lui lance l'aubergiste, les poings sur les hanches. La poétesse opine d’un bref mouvement de tête tout en sortant deux pièces de sa chemise, les yeux rivés sur l'écuelle fumante.
« Le monastère est loin d’ici ? », demande-t-elle de sa voix la plus grave.
L’aubergiste se penche légèrement, les yeux plissés, tentant de la dévisager.
« Non… Suffit de suivre le sentier jusqu’au pont, puis traverser le gouffre et grimper un peu sur l'autre pic. Mais avec ce qui tombe, vaut mieux attendre demain. »
« Vous avez des chambres ? »
« Suis complet… Mais vous pouvez rester là. Le feu va chauffer toute la nuit. »
Résignée, Koriann saisit sa cuillère et entame son repas. Tant pis pour le lit douillet, au moins, elle va pouvoir reprendre des forces. Et tuer le temps en lisant les grimoires de la vieille Enna. « Emporte-les, je les connais par coeur », lui a-t-elle dit. Autant qu’ils servent à quelque chose. La poétesse sort le livre rouge sur lequel est écrit « Guérir et soigner, par Enna Lorken » et le feuillette distraitement. Il est surtout question de plantes, de décoctions, de baumes. Ce n'est pas inintéressant, mais il lui faudrait plusieurs saisons pour apprendre à les concocter. Elle aurait préféré un manuel de combat, du style « Tuer son dragon sans peine ».
« Vous n'êtes pas un moine… Un érudit peut-être ? ».
Koriann lève les yeux et réprime un cri, manquant faire tomber son grimoire dans son écuelle.
Il a la barbe taillée et le visage décrassé, amaigri, mais elle le reconnaît. C’est lui, l'ours, le démon, qui se tient là, devant elle, avec son sourire idiot ! Elle glisse une main fébrile vers son poignard, jetant des coups d’œil autour d’elle. Avec tout ce monde, il ne va pas oser… Non. Cette pensée la rassure un peu. Il lui suffit de crier, d’appeler à l'aide.
« Je me présente : Chilk d'Aubertin, écuyer du prince de Tessalic.... Je vous ai entendu parler du monastère de Saal. Je dois m’y rendre également, si vous voulez nous pourrons faire route ensemble. »
Elle le fixe, bouche bée, ne sachant que répondre. Dissimulée par sa capuche, il ne semble pas l'avoir reconnue. Un écuyer de Tessalic... Les clients à la table voisine les regardent en chuchotant. Elle se racle la gorge et dit, d’une voix toujours grave :
« Je suis Pietro Lorken, de… heu… la côte ouest. Ma mère est une… heu… botaniste et m'envoie étudier au monastère. Et elle ne veut pas que je parle aux étrangers. »
Chilk lève un sourcil et émet un petit rire.
« Et elle a raison mon garçon, on n’est jamais trop prud..."
Un homme trapu vient de le bousculer en passant, d’un coup d’épaule appuyé.
« Non mais dites donc l'ami, vous pourriez vous excuser ! »
L’homme se retourne et le fusille du regard, un rictus de haine sur ses lèvres épaisses.
« C’est plutôt à toi de t’excuser, chien de Tessalic... »
Chilk le toise, un sourcil levé, puis saisit le pommeau de son épée. Son agresseur l'imite, dans une posture de défi, rejoint par des comparses.
Trois moines en chasuble pourpre se lèvent de la table voisine et s'approchent, le visage impassible. Le plus petit d’entre eux croise les mains sur le grand anneau de bronze qui pend sur sa poitrine et regarde tour à tour les deux belligérants prêts à s’empoigner. Ses prunelles noires luisent avec intensité, donnant à son visage une aura impérieuse.
« Allons messieurs, vous êtes ici en terre sacrée, lance-t-il d’une voix chaude et grave, inspirant le respect. Cet endroit est neutre. L’usage des armes y est interdit… Pas de guerre, pas de conflit, aucun parti pris. Je vous prie de respecter ces consignes… pour la paix du lieu. »
Le silence enveloppe la salle.
Sans quitter Chilk des yeux, l’homme trapu recule à pas lents en se mordant les lèvres puis émet un grognement et d’un mouvement de tête invite ses comparses à le suivre.
L’écuyer de Tessalic dévisage le petit moine, qui le fixe sans la moindre animosité.
– Cet homme me doit des excuses ! Lance Chilk, les bras croisés.
– Cet homme a certainement trop bu, répond le petit moine, l’air affable. Le remords doit maintenant l’habiter. Nous te prions d’excuser ses propos… Tous les hommes sont les bienvenus ici, d’où qu’ils viennent. Allons, tu peux t’asseoir en paix et boire une bonne bière du monastère, que nous t’offrons avec joie.
Après avoir soufflé plusieurs fois, Chilk hausse les épaules et, sans y avoir été invité, vient s’asseoir en face de Koriann. Le brouhaha emplit de nouveau la pièce.
Mal à l’aise, la poétesse jette un œil par-dessus l’épaule de Chilk. Les trois religieux ont repris leur place. Elle aurait préféré qu’ils restent par ici.
– Peste soit des malotrus! Certainement un rustre de Novalis. On m’a souvent dit que ces gens du nord avaient des mœurs un peu rudes…
Koriann serre les poings, retenant une saillie.
– Mais il a bien de la chance, continue l’écuyer, sans l’intervention de ces moines, je lui aurai donné une leçon dont il se serait souvenu !
Sa tirade achevée, il saisit la chope de bière que Koriann n’a pas eu le temps de boire, et la vide d’un trait.
La poétesse veut ouvrir la bouche pour protester mais Chilk enchaîne aussitôt en essuyant sa barbe:
– Vois-tu mon garçon, heu…Piebot c’est ça ?
– Piétro, corrige Koriann, une pointe d’agacement dans la voix.
– Piétro... Ce butor ne sait pas du tout à qui il avait à faire ! Oh non ! Tel que tu me vois, j’ai traversé la Fange…
Les yeux brillants et le sourire satisfait, il hèle l’aubergiste en agitant la chope vide et scrute la capuche de Koriann, attendant que son interlocuteur pousse des cris admiratifs et le presse de questions. Mais comme « Piétro » reste mutique, il soupire, se racle la gorge et poursuit, le torse bombé.
– Eh oui mon bon, j’ai parcouru des terres hostiles, j’ai combattu des insectes grands comme des châteaux, des hordes de Voreks chevauchant à brides rabattues, des monstres assoiffés de sang de 34 pieds de haut !…
Le patron de l’auberge vient poser une chope pleine sur la table, jette un œil dubitatif à l’écuyer, puis repart aussitôt. La poétesse avance une main pour s’en emparer mais Chilk est plus rapide et la boisson finit de nouveau dans son gosier.
Dépitée, Koriann se met à racler le fond de son écuelle.
– Et surtout, reprend l’écuyer, le buste fier et la moustache pleine de mousse, j’ai échappé à une sorcière hideuse aux yeux verts que j’avais sauvée des Voreks et qui… eh bien que t’arrive-t-il Pédro, ta soupe n’est pas bonne ?
– Heu… ça va, répond la poétesse en toussant, les joues écarlates. J’ai juste un peu avalé de travers. Et c’est Piétro...
– Mouais, soupire Chilk, déçu que son auditeur ne paraisse pas impressionné outre mesure par ses exploits. Bon, ta compagnie m’est agréable mais cette journée m’a fatigué, je vais aller faire un bon somme avant de prendre la route. Il paraît que les lits sont très douillets dans cet établissement.
Il s’étire en baillant et pousse soudain un cri. Un des grimoires vient de choir « malencontreusement » sur son pied gauche.
– Oh je suis désolée, s’excuse Koriann en ramassant le livre, ces ouvrages ne sont vraiment pas aisés à manier…
– Mmpf, grommelle Chilk en serrant les dents, ce n’est pas grave mon garçon, tu es à l’âge de la voix qui mue, où on est pas encore très affirmé…
La poétesse s'apprête à faire tomber le deuxième grimoire mais Chilk enchaîne aussitôt.
– Je propose que nous partions dès l’aube pour le monastère. Qu’en dis-tu ?
– Hein ? Heu… je…, bredouille-t-elle, prise au dépourvu et ne trouvant pas d’excuse, eh bien oui, je…
– Très bien alors, à demain Pet… mon garçon.
Les traits crispés et le buste droit, l’écuyer se lève et quitte la table en claudiquant légèrement.
Petit sourire narquois au coin des lèvres, Koriann le regarde s’éloigner, soulagée d’être débarrassée de ce fanfaron sans gêne. Non mais quel cuistre ! Que peut donc bien aller faire cet idiot de Tessalic au monastère de Saal ? « Hideux toi-même… », lâche-t-elle à voix basse en secouant la tête.
Restée seule, elle fixe ses grimoires et lâche un soupir. La nuit promet d’être longue.
Une chose est sûre : demain, il lui faut absolument partir avant l’aube.
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