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tome 1, Chapitre 11 tome 1, Chapitre 11

Dans la baie du Corbeau, le deux-mâts La chimère tangue doucement, amarré au ponton. Le secrétaire Berni Petitrouet prend possession de « ses quartiers » – un hamac rapiécé tendu parmi d’autres dans l’entrepont du navire.

Il a payé son voyage à prix d’or, mais s’en moque. Le pécule que lui a donné Leroek, l’Intendant du roi de Tessalic, va lui permettre d’éviter la Fange. " Novalis est tout au Nord. Le mieux est de couper par les terres noires du Continent", lui a dit l'Intendant.

Mais le secrétaire n’a pas suivi le trajet prévu. Il est descendu à l’extrême sud des plateaux du royaume, dont la pointe perce la mer d’Émeraude, puis a longé l’ouest de la côte.

Dans un des rares villages de pêcheurs croisés sur le chemin, on lui a parlé d’un bateau faisant voile sur Novelis, qui mouillerait dans la baie du Corbeau. Il a vendu son cheval et saisit sa chance.

La Fange est peut-être évitée, mais pas la promiscuité.

Ses voisins ne lui semblent pas très recommandables. Des aventuriers, des mercenaires, des barbares de la Fange, peut-être… Aussi décide-t-il de ne pas se séparer de sa besace, et de conserver sa dague à proximité de ses doigts. Au château de Tessalic, il est un roturier de bas étage, mais dans cette pièce nauséabonde, il a l’impression d’être de haut rang.

Heureusement qu’il n’a pas écouté Leroek et arboré sa tenue protocolaire. La tunique chatoyante et luxueuse aurait immanquablement attiré tous les coupes gorges croisés sur la route. Aucune bague, aucun collier, rien d’ostentatoire. Une simple cape noire posée sur ses épaules, une tunique d’un bleu très sobre et des bottes élimées. Avec son air débonnaire, ses rouflaquettes et son ventre rond, il espère passer inaperçu, qu’on ne puisse le soupçonner d’être un émissaire du royaume de Tessalic.

Voyager seul est risqué, mais Leroek s’est débiné, au prétexte d’affaires urgentes à régler. Va, a dit l’Intendant du roi, tu es débrouillard, tu as toute ma confiance… Quel hypocrite ! Il aurait pu lui donner une escorte.

Des bijoux royaux, un parchemin sur lequel est apposé le sceau du roi, des feuillets et des graines de haricots sont à l’abri dans un petit coffre au fond de sa besace.

La pièce est sombre, mais il devine quelques regards pointés sur lui. Après tout, se dit-il, personne ne se connaît, on va naviguer quelques jours ensemble, il est normal qu’on se dévisage un peu.

Tout de même, l’homme en face qui se balance dans son hamac le regarde avec insistance. Visage vérolé, front simiesque, barbe drue et cicatrice sur la joue gauche, sa mine patibulaire ne lui dit rien qui vaille. Il ne se sent pas à son aise et décide de remonter sur le pont.

Le navire vient de larguer les amarres et manœuvre pour sortir de la baie.

Berni glisse entre les marins qui s’affairent et vient s’appuyer sur le bastingage, près du gaillard d’arrière. Une légère bise chargée d’embruns gonfle les voiles de La chimère, qui prend le large. L’air est très frais, le vent cinglant, mais pour trois jours de navigation, ce n’est pas la mer à boire. Autant rester sur le pont plutôt que dans cette cale infâme.

Le regard perdu vers l’horizon, il réfléchit à la manière dont il va pouvoir nouer des liens entre le royaume et la ville portuaire. Les directives de l’intendant n’ont pas été très précises. Se présenter en tant qu’ambassadeur du grand roi Turel Chardonnet, demander humblement une audience auprès du Cénacle de Novelis, montrer le parchemin, donner les bijoux, puis les graines de haricots. Expliquer les bienfaits de ces graines, dont regorge le royaume de Tessalic, bienfaits dont pourraient profiter Novelis, dans « un échange fructueux ». Pour le reste, « tu improvises ». Et si les graines ne les intéressent pas ? S’ils n’ont rien à échanger ? S’ils le trucident sans sommation ? Il aurait été préférable que le suzerain de Novalis soit prévenu de son arrivée.

– Excusez-moi, monsieur…

Tiré de ses pensées, Berni se retourne et se fige. L’homme à la mine patibulaire se trouve devant lui, le fixant de son regard torve. Il l’a suivi sur le pont. Il ne va tout de même pas oser l’agresser devant l’équipage...

Berni essaie de garder une contenance et arbore un sourire.

– Vous avez perdu ça en bas.

L’homme lui tend une petite bourse noire fermée par un fin cordon jaune. Interdit, le secrétaire avance une main hésitante, prend la bourse, la soupèse, l’ouvre, y jette un œil suspicieux puis bégaye un « merci ».

– Pas d’quoi. On perd souvent un tas de trucs pendant les traversées…

Berni déglutit, mal à l’aise. Il ne sait pas si cet homme le met en garde ou le menace. Et il reste planté là, sa bouche édentée entrouverte dans un infâme rictus. Peut-être attend-il une récompense. Il se flagelle intérieurement. Comment a-t-il pu perdre sa bourse ?

– Vous êtes de Tessalic ?

Berni ouvre de grands yeux et lance des regards paranoïaques autour de lui.

– Votre cape, dit simplement l’homme en désignant le vêtement. La doublure est faite d’une étoffe rouge que j'connais. J’ai servi chez un tisserand qui travaillait près de la citadelle jaune, sur le deuxième plateau. Valabert, qu’il s’appelait.

– Vous avez travaillé pour Valabert ?

– Vous l'connaissez ?

– Non. De réputation…

En fait, Berni parvenait difficilement à imaginer le gaillard effectuer un travail aussi délicat. Ses larges épaules, ses bras mastoc et ses mains épaisses évoquaient plus le bûcheron que le tisserand.

– C’était sans doute il y a longtemps. La citadelle jaune est devenue un dispensaire pour tous les malades et pestiférés. Plus personne ne vit sur le deuxième plateau.

– Ah… C’est vrai qu’j’ai roulé ma bosse depuis. Bon, j’redescends, j’ai pas envie d’être mouillé. ‘Devriez faire de même, y a une tempête qui s’approche.

Sourcils froncés, Berni se tourne et aperçoit au loin d’énormes nuages gris moutonnant à fleur d’océan. Il est surpris. Lorsqu’il est arrivé sur le quai, l’horizon semblait bien dégagé. Ce n’est pas exactement la « calme traversée » annoncée par le capitaine. Celui-ci braille des ordres au timonier afin que le navire et son équipage se tiennent prêts à affronter la tempête. N’y a-t-il pas possibilité de l’éviter ? se demande Berni.

– Vous devriez descendre, lui lance le maître d’équipage, l’air contrarié. Ça va secouer.

À contre-cœur, Berni rejoint son hamac. L’homme qui lui a remis sa bourse lui fait un clin d’œil avant de s’attacher à un poteau. Dubitatif, l’émissaire de Tessalic ne tarde pas à comprendre pourquoi. Au début, il ne se passe pas grand-chose. Berni se demande même s’il ne va pas remonter sur le pont. Et puis, subrepticement, le roulis s’accentue. Un roulement de tambour enfle et s’achève sur un craquement. Quelques gouttes viennent timidement s’écraser sur le bois du bateau. Et la pluie s’abat.

De plus en plus ballotté, le navire se met soudain à tanguer violemment et tout ce qui se trouve sur le sol rouler d’un bout à l’autre de la cale. Les passagers s’agrippent à leur hamac mais certains sont projetés sur le sol. Tout le monde crie, geint ou vocifère. Il s’agit de garder l’équilibre et de ne pas se percuter.

Le deux-mâts semble gravir des montagnes et redescendre brutalement. Le bois grince, l’eau martèle le navire, se déverse en trombe sur le pont et gicle dans l’entrepont. La trappe est restée ouverte et personne n’ose aller la fermer, de peur d’être projeté contre les parois de la coque.

Berni a enlevé sa ceinture, l’a passée dans la boucle de son hamac et a enserré un de ses poignets. Le tangage lui donne des hauts le cœur. Il a l’impression que le navire va se briser d’un instant à l’autre.

La peur au ventre, il agrippe sa ceinture et, pour la première fois de sa vie, adresse une prière aux dieux de l’océan.

En haut, les cris de l’équipage sont étouffés par les trombes d’eau et le tonnerre qui gronde par intermittence. La voix du capitaine lui parvient tout de même, claire et tranchante.

« J’espère qu’il a autant d’talent que d’coffre ».

Les yeux plissés, Berni fouille la pénombre de l’autre côté de la pièce. Il ne s’attendait pas à entendre une voix de femme dans ce cloaque marin.

– Je l’espère également, répond-il sans être parvenu à discerner les traits de la personne calée contre la coque du navire.

L’embarcation est soudain méchamment ballottée, et Berni verdit.

– Hé l’rouquin, si vous voulez gerber, allez-y, y a encore un peu d’place, lance la femme d’un ton sardonique en faisant glisser un seau jusqu’à Berni.

Le secrétaire détourne aussitôt les yeux du récipient à moitié plein et tente de happer un peu d’air en levant le nez vers la trappe qui dégouline.

– Commence pas, Raïnn, intervient l’homme à la cicatrice.

– Ben quoi, y a pas d’mal à…

– La ferme, j’te dis ! Excusez-la, monsieur…

Tout à sa nausée, Berni répond d’un hochement de tête, n’osant ouvrir la bouche. Il lâcherait bien sa ceinture pour gravir quatre à quatre les marches menant au pont principal afin de respirer. Si la peur ne lui sciait pas les jambes.

Là-haut, le capitaine hurle, son second hurle, le maître d’équipage hurle, le calfat hurle… Il imagine la scène, chacun s’activant, qui à la barre, qui sur les voiles, qui sur le pont, qui sur les cordages, luttant pour rester debout, essuyant les lames d’une mer déchaînée, fouettés par le vent, la pluie, subissant les secousses, les embardées, les injures.

Finalement, mieux vaut vomir tripes et boyaux ici-bas. Ce qu’il fait, en essayant d’en mettre le moins possible à côté du seau.

– Première traversée ? lui demande l’homme à la cicatrice.

En guise de réponse, Berni se vide de nouveau.

– Vous inquiétez pas, la Chimère a bonne réputation.

Berni fait un signe de tête et s’essuie la bouche du coin de sa cape. Il ne sera rassuré qu’une fois à terre, foulant le sol ferme.

– Vous avez bourlingué, monsieur ? …

– Blastair, Jak Blastair. Et voici ma nièce, Raïnn.

– Enchanté, Berni Petitrou...

Le navire bascule brutalement et le secrétaire manque déraper dans son vomi. Sortie de la pénombre, Raïnn esquisse un rictus moqueur. Berni entraperçoit un pâle visage anguleux portant des scarifications sur la joue gauche. Il ne lui trouve aucun air de famille avec ce Jak Blastair, excepté l’aspect patibulaire.

En haut, les cris ont cessé. Le bateau tangue encore mais dans un mouvement nettement moins prononcé. Le tonnerre s’est éloigné. Un rai de lumière tombe de nouveau de la trappe.

Peu à peu, le navire semble se stabiliser, glisser sur une eau calme. Berni hésite puis, voyant les autres se détendre et souffler, libère son poignet et remet sa ceinture à sa place initiale.

Il s’apprête à monter l’escalier, pressé de respirer l’air frais, mais Jak Blastair le retient d’une main ferme.

– Vous entendez ? demande-t-il, les sourcils froncés.

– Quoi ? … Non, répond Berni, interloqué.

– Justement. C’est ça qu’est pas normal. On n’entend plus rien.

Le secrétaire hausse les épaules. Il est soulagé de ne plus entendre les hurlements de l’équipage et les bruits de tempête. Il tente de se dégager et continuer son ascension mais Blastair resserre son emprise, lui broyant le poignet.

– N’avez pas entendu parler de la Drachorne ? …

– La quoi ?

– La Drachorne.

– Non…

– C’est parce que vous n’avez jamais navigué.

Le bourlingueur approche son visage de celui de Berni, comme pour lui faire une confidence.

– La Drachorne est une créature des profondeurs de la mer. Imaginez un serpent dont les anneaux font la taille de trois navires comme celui-là, une gueule capable d’avaler la lune, des crocs comme de gigantesques sabres aiguisés… Le reptile surgit des abysses, crée des tempêtes, déchaîne les foudres de l’océan pour perdre les navires et engloutir leur équipage !

Atterré, Berni regarde autour de lui. Tous les visages sont graves, l’homme n’a pas l’air de plaisanter. Lui qui a rarement mis les pieds en dehors du royaume de Tessalic, que sait-il de l’océan et de sa faune ? Si personne n’a vu de dragon voler au-dessus du Continent, qu’en est-il sur la mer ?

Il scrute le bout de ciel à travers la trappe, le pied hésitant. Peut-être vaut-il mieux laisser passer les gens expérimentés…

Le sifflet du timonier lui tire un soupir de soulagement. Et la voix tonitruante du capitaine est comme un baume sur une plaie. Personne ne s’est fait dévorer. Jak Blastair hausse les épaules en dévoilant ses chicots dans un sourire affreux.

– On a eu d’la chance on dirait.

Berni monte sur le pont, suivi des autres voyageurs. En plus de Blastair et de sa nièce, quatre hommes émergent de la trappe. Leur ricanement froisse l’émissaire.

Ce Blastair s’est moqué de moi avec son histoire de Drachorne, pense-t-il. Me voilà la risée de ces rustres.

Accoudé au bastingage, il les dévisage en catimini. Tous quatre sont coiffés de bandeaux noués derrière leur crâne, portent de larges chemises ouvertes sur des poitrails laissant apparaître des tatouages. Leurs visages sont burinés, comme celui de Jak Blastair. Quelques cicatrices également sur leurs visages émaciés.

Encore des bourlingueurs, pense Berni. Que peut-il y avoir d’autres sur ces rafiots ?

Tandis que l’équipage écope, répare et rafistole, Berni interpelle le capitaine qui, muni d’une longue-vue, scrute la mer de tous côtés. Son air soucieux l’inquiète et il s’enquiert aussitôt de l’état du navire. Tiré de ses pensées, le capitaine se retourne vers le timonier auquel il donne l’ordre de maintenir le cap et daigne répondre au secrétaire.

« Mon navire vous mènera à bon port », assène-t-il d’un ton bourru avant de coller de nouveau sa longue-vue sur son œil gauche. « Allez boire un peu d’eau dans la cambuse. Je n’ai pas de remède contre le mal de mer », ajoute-t-il sèchement.

J’ai dû le froisser, se dit Berni. Il a une réputation, après tout.

Des gouttes d’eau s’écrasent sur son front et il lève les yeux. Ce n’est pas la pluie qui tombe de nouveau mais les voiles qui suintent.

Ballotté, nauséeux, raillé, mouillé… Pour un baptême en mer, c’est réussi. Toujours préférable aux terres désolées de la Fange, se rassérène-t-il.

La première journée s’achève ainsi. S’ensuivent un maigre repas pour un estomac encore retourné et une nuit brève à se tordre comme un vers dans un hamac inconfortable, un sommeil perturbé par les ronflements bruyants de Jak Blastair.

La deuxième journée se passe sans incident notable. Quelques nausées, quelques moqueries, mais pas de tempête. La mer reste calme, le ciel dégagé. Une dispute entre deux bourlingueurs lors d’une partie de dés entamée pour tuer le temps. La dispute est brève, notamment grâce à l’intervention de Jak Blastair, qui fait montre de talent diplomatique insoupçonné – un simple appel à la raison suffit à dégonfler le conflit naissant. Un ton calme et une carrure imposante semblent être la clé d’une diplomatie réussie, en déduit Berni.

Sans parler de sympathie envers ses compagnons de voyage, il commence à apprécier leur compagnie. Jak Blastair n’est pas un mauvais bougre. Il est plein d’anecdotes, d’histoires et d’aventures. Tout comme les autres baroudeurs. Toutes ne sont certainement pas vraies, mais ils savent le tenir en haleine. Ça lui fait oublier temporairement ses nausées. Même les saillies de Raïnn commencent à l’amuser, surtout lorsqu’elles ne lui sont pas adressées.

Mais à l’aube du troisième jour, un bruit le tire brutalement d’un rêve très agréable, dans lequel il sirotait une bonne bière de Tessalic dans un lit douillet placé à côté d’un bon feu de cheminée.

Et le voilà à bas de son hamac, le nez sur des bottes crasseuses. Il lève les yeux et aperçoit le visage peu amène de Djork, un des bourlingueurs. Le moins enjoué, le moins loquace. Celui-ci le menace d’un poignard et lui indique l’escalier menant au pont principal. Berni regarde autour de lui, hébété, les sourcils froncés. Il n’y a personne dans la cale.

Il ne comprend pas, demande des explications mais Djork reste mutique. Apeuré, serrant sa besace contre son ventre, il gravit les marches de l’escalier.

Sur le pont du navire, le spectacle le sidère. Le visage blême, le timonier a les mains liées derrière son dos et se tient debout sur le bastingage. À ses côtés, le capitaine est dans la même position, tentant de garder un air digne. Blastair a posé la pointe de son épée sur la hanche du malheureux.

« Je suis Jak Blastair, dit-il à l’encontre de l’équipage regroupé sur le pont, et je prends possession de ce navire. Ceux qui veulent me rejoindre sont les bienvenus. Quant aux autres… »

Il enfonce son épée et le capitaine tombe dans l’eau en hurlant de douleur. Puis procède de même pour le timonier.

– Vous avez fait votre choix ? demande Blastair en brandissant son épée dont la pointe dégouline de sang vermillon.

Un cri rauque surgit de l’équipage. Berni se fige. Poignard à la main, un des matelots vient de s’écrouler en se tenant la gorge, qui pisse le sang. À ses côtés, Raïnn essuie tranquillement la lame de sa dague.

– Il préférait la compagnie des requins à la vôtre, mon oncle, dit-elle dès que le matelot eut rendu son dernier gargouillis.

– C’est parce qu’il ne me connaît pas, répond Blastair dans un horrible sourire. Que ceux qui n’ont pas envie de me connaître lèvent la main… 

Comme personne n’ose lever la main, il conclut :

– Ah la bonne heure ! Qu’il en soit ainsi. Vous pouvez retourner à vos postes… Je suis votre nouveau capitaine. Faites-moi avancer ce tas de planches qu’on appelle navire !

Tout l’équipage s’exécute et se disperse. Berni est tétanisé, ne sachant que faire. Il n’est pas un membre de l’équipage et ces bandits ne vont pas s’embarrasser d'un voyageur aussi inutile.

Aussi est-il surpris d’entendre Jak Blastair lui dire :

« Viens avec moi, Berni. »

Comme le secrétaire a toujours les pieds vissés dans le sol, Djork le pousse sans ménagement.

Il se retrouve dans la cabine du capitaine, que le forban, flanqué de sa nièce, investit à sa manière.

Après avoir retourné toute la pièce et mis la main sur un coffret rempli de pièces, le bandit dégote une bouteille qu’il débouche sans attendre, renifle le goulot et boit une bonne rasade. Puis il s’assoit sur un coin de la table au fond de la cabine et jette un œil à la carte dépliée sur toute la longueur. Raïnn continue de fouiller la pièce en jetant au sol tout ce qui ne lui semble pas digne d’intérêt.

Les yeux rivés sur la carte, Blastair tend soudain la main en direction de Berni. Le secrétaire, qui jusque-là n’avait pas osé bouger, à peine respirer, comprend aussitôt. Sous l’œil menaçant de Djork, il sort sa petite bourse et va la poser dans la main du voleur.

Celui-ci met la bourse dans le coffret puis se rince de nouveau le gosier avant de tendre la bouteille à Berni.

– Non merci, sans façon, bredouille le secrétaire.

– Bois.

La gorge nouée, le secrétaire saisit la bouteille et la porte à sa bouche, les yeux fermés.

– Ah la bonne heure… c’est que je n’aime pas écluser tout seul, raille le pirate tandis que Berni tousse et ahane, les joues pivoine.

Raïnn lui arrache la bouteille des mains et s’éloigne en ricanant. Puis tout le monde vaque à ses occupations, sans plus se préoccuper de l’émissaire de Tessalic. Lequel sue à grosses gouttes, les entrailles chauffées à blanc par l’alcool fort. Il passe d’un pied à l’autre, s’éponge le front. Si personne ne fait attention à lui, c’est peut-être le moment de s’éclipser. Djork a le dos tourné et les deux autres sont absorbés par leur fouille.

Il commence à reculer, se demandant comment il pourrait leur échapper, coincé sur ce vaisseau. Lui qui ne sait pas nager.

– Sais-tu pourquoi tu n’es pas au fond d’la mer à nourrir les poissons ?

Sa nuque se raidit. Futile tentative de fuite, ce Blastair a des yeux partout. Il s’entend néanmoins lui répondre avec aplomb :

– Je peux vous être utile.

Le forban lui lance un regard perçant.

– Tiens donc… Et à quoi ?

C’est vrai se dit-il, à quoi ? Il a lancé sa phrase sans réfléchir, poussé par le désespoir sans doute, et l’alcool. Il lui faut trouver rapidement une réponse, et être convaincant. Il n’y connaît rien à la navigation, rien aux bateaux, sait à peine se servir d’une arme, est un piètre cuisinier, ne peut soigner, rafistoler, coudre… Blaster s’approche, la main sur la garde de son épée.

– Je sais écrire.

La trogne belliqueuse, le pirate brandit son épée et l’agite sous le nez de Berni.

– Voyez-vous ça, rugit-il, tu penses que je ne sais pas écrire ? Que ma nièce ne sait pas écrire ? Que ce fils de pute de Djork ne sait pas écrire ?

Acculé à la porte de la cabine, Berni reste la bouche ouverte, haletant, s’attendant au coup de grâce.

Mais Jak Blastair éclate d’un rire sardonique.

– Et tu as raison ! … Mais à quoi va me servir ta « compétence », Monsieur l’érudit ? hein ? Dis-le-moi !

– Je peux tenir vos comptes.

Le bandit le fixe longuement, les yeux plissés. Puis se retourne vers Raïnn.

– Qu’en penses-tu ?

Berni baisse la tête, s’attendant à une volée de piques et d’injures.

– Bonne idée. Avec ces butins qu’on amasse, et qui disparaissent aussitôt. Comme si on les foutait dans des paniers percés, ou qu’ils tombaient à la baille ! Au moins, on saura ce qu’on a.

– Tout à fait, renchérit aussitôt Berni en s’humectant les lèvres. Il est important de pouvoir évaluer vos biens. Des registres bien tenus peuvent vous éviter la ruine… voir vous enrichir !

Jak Blastair revient à la table sur laquelle tous les objets de valeur ont été déposés et les examine en se caressant la barbe.

– Nous enrichir, dis-tu ? … Mouais. Il se pourrait bien qu’on te prenne à l’essai.

Soulagé, Berni se précipite vers le pirate, une main dans sa besace. Djork le stoppe brutalement et le met à terre d’un coup d’épaule.

Un peu sonné, Berni retire doucement sa main, laquelle tient une plume de corbeau.

– Voilà une arme bien terrifiante, raille Raïnn.

Djork hausse les épaules en maugréant puis se dirige vers le fond de la cabine. Là, il farfouille, force un petit meuble en bois brut, le vide et sort une épaisse liasse de feuilles reliées entre elles par des lanières de cuir.

– Tiens rouquin, dit-il en jetant le feuillet à Berni. Au boulot.

Le secrétaire se relève en grimaçant, examine la liasse de feuilles puis vient se planter devant la table. Le chef pirate semble absorbé par la carte, et il n’ose pas le déranger.

– Te voilà outillé, lance soudain le bandit sans lever les yeux. Tu as une question à poser ?

– Lorsque nous débarquerons à Novelis, me laisserez-vous partir ?

Blastair se renverse sur sa chaise et sort une pipe au bois légèrement fendu qu’il hume en souriant.

– Qu’irais-je faire à Novalis ?


Texte publié par Carmin, 6 mai 2025 à 15h28
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