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tome 1, Chapitre 10 tome 1, Chapitre 10

Koriann ouvre un œil, puis le referme, un pli de douleur sur son front humide. La lumière est trop vive, sa tête trop lourde.

Elle perçoit des petits bruits, quelqu’un qui marche, sifflote. Elle veut se redresser, mais n’en trouve pas la force.

Des odeurs lui viennent, tour à tour étranges, suaves, piquantes, écœurantes, mélange de plantes bouillies, de décoctions, d’épices.

Elle entrouvre les yeux et aperçoit un visage de femme penché sur elle. Un faciès ridé, encadré de mèches de cheveux blancs légèrement argentées, ou scintillent deux petits yeux vifs et bleus.

« Reste tranquille gamine, ne bouge pas, dors. », entend-elle.

Elle ouvre la bouche, mais aucun mot ne sort, comme si ses lèvres ne pouvaient articuler un son.

Sa tête se redresse et un liquide chaud coule dans sa gorge. Elle avale, tousse un peu, tente de résister puis finit par s’endormir.

Lorsque Koriann émerge de nouveau, la lumière est moins vive, le tambourinement dans son crâne moins présent. Ses mains s’ouvrent et se referment. Elles fixent ses doigts constellés de petites cicatrices, tâte le bandeau qui ceint son front.

Elle se souvient de la branche la percutant de plein fouet. De ce stupide rocher… Où est son paquetage ? Son épée ? Où se trouve-t-elle ?

La poétesse soulève le drap, écarquille les yeux. Ses jambes sont recouvertes de bleus et de plaies. Elle est vêtue d’une simple chemise de lin. Qui ne lui appartient pas. Trop grande, trop rêche, trop usée. Elle a dû suer, car de fraîches auréoles maculent les draps.

Et la femme ? Une femme lui a parlé. À moins qu’elle ait rêvé…

La chambre où elle se trouve comporte une armoire, une petite table et un pupitre. Une écuelle remplie d’eau est posée sur la petite table. Ses lèvres sont sèches, elle a très soif. Mais elle se méfie.

Koriann se débarrasse du drap, se met sur ses pieds, se dirige vers la porte. La tête lui tourne, ses jambes flagellent. Elle vacille, titube et se retient à la poignée. Dans l’embrasure de la porte, elle aperçoit de la fumée, un bout de cheminée et de marmite.

Il n’y a aucun mouvement. Personne. Elle s’aventure dans la pièce.

Des raies de lumière transpercent les fenêtres et illuminent la chaumière. Des tas d’ustensiles traînent sur le sol, ainsi que des sacs de toile bien remplis. Ses pas mal assurés tentent de les éviter.

Au centre s’étale une grande table, avec des tabourets tout autour. Dans un coin se dressent des pupitres avec d’énormes parchemins reliés, et tout autour des plantes diverses et variées. Des gousses d’ail, des oignons, des cages vides tombent du plafond. Mais tout ceci l’indiffère. Ce qui retient son attention est ce qui chauffe dans la cheminée.

Le fumet qui sort de la marmite la fait saliver. Elle avance en s’accrochant aux poutres, à la grande table jonchée d’écuelles, de cuillères, de miettes, de couteaux… Elle engloutit les miettes, saisit un grand couteau et s’approche du fauteuil à bascule qui fait face à la cheminée. Doucement, elle tend une main vers le manche qui dépasse de la marmite. Puis sursaute.

Quelque chose vient de lui frôler les jambes. Elle regarde autour d’elle, lève son couteau, apeurée, et croise les grands yeux étonnés d’un chat au pelage mordoré, assis sur ses pattes arrière.

– Tu ne vas tout de même pas embrocher Crapaud ?

Koriann se retourne brusquement et dévisage la femme qui se tient dans l’encadrement de la porte. Pommettes roses et ridées, elle porte un grand chapeau de paille, un tablier mauve, des gants, et ses petits yeux bleus brillent d’un éclat vif et perçant.

– Cra… Crapaud ?, balbutie Koriann.

Le chat saute sur le coussin du fauteuil et se met à ronronner.

– Je sais, je sais, c’est un drôle de nom pour un chat, mais il bondit comme un crapaud et gobe les mouches. Dans une autre vie, il a dû… Mais dis-moi, que fais-tu debout ?

Devant l’air sévère de la veille femme, Koriann serre son couteau.

– Qui… Qui êtes-vous ? Et où suis-je ?

– Ce couteau ne servirait même pas à couper la pâtée de Crapaud.

La poétesse jette un œil à la lame ronde et émoussée, le visage blême. Elle se sent faible, peine à déglutir, a soudain froid.

– J’avais une épée, des affaires…

– Elles sont ici, répond un jeune garçon aux cheveux en batailles et taches de rousseur qui vient de surgir derrière la veille femme, un panier sous le bras.

Koriann reconnaît son pourpoint qui dépasse du panier. Elle se précipite, la main tendue, et s’affale sur le sol.

Lorsqu’elle reprend ses esprits, elle est emmitouflée dans une couverture, lovée dans le fauteuil près de la cheminée. Le feu ronfle et la marmite a disparu.

– Vous auriez pu vous cogner encore la tête, lui dit le jeune garçon qui se tient à ses côtés. Tenez, c’est de la soupe…

Recroquevillée, Koriann lui lance un regard suspicieux.

Il fronce alors les sourcils, goûte la soupe et tend de nouveau le bol.

– Ça va, elle est pas trop chaude. Il faut manger, reprendre des forces… sinon, je vais me faire aboyer dessus, glisse-t-il tout bas.

Koriann le dévisage, se mord les lèvres, regarde autour d’elle puis se décide à saisir le bol.

– Je m’appelle Filbi, dit le garçon.

La jeune femme opine du chef, trempe ses lèvres dans le bol de soupe et l’avale par à-coups. Elle n’a jamais rien mangé d’aussi bon. Doux, chaux, parfumé, le liquide se déploie dans son estomac, redonne vie à son corps. Elle lape le bol jusqu’à la dernière goutte, y plonge ses doigts, les lèche.

Filbi se caresse le menton, bouche bée.

-- Eh ben, vous deviez avoir sacrément faim, parce que moi personnellement, la soupe de la vieille… Vous en voulez d’autre ?

Koriann acquiesce en silence en tendant son bol vide.

Au bout du quatrième bol, Filbi hoche la tête.

– Vous allez avoir mal au ventre, et je vais me faire engueul…

– C’est ta mère ?

Le garçon ouvre ses grands yeux noisette.

– Fichtre non ! Ma mère est morte quand j’étais un nourrisson. Elle est… La gardienne du marais. Et ma maîtresse. Je suis son apprenti.

– Ah… et que t’apprend-elle ?

– Eh bien…

Une porte claque soudain et la vielle femme crie : « Filbi, que fais-tu à flâner ? Et le balai, il va se passer tout seul ? Bougre de feignant ! »

Filbi hausse les épaules et souffle à Koriann, sur le ton de la confidence :

– Tout.

Puis il ramasse le balai posé dans un coin et s’attelle à sa tâche en sifflotant.

Koriann se blottit au fond du fauteuil lorsque la vielle femme s’approche et l’inspecte, les yeux plissés.

– Mouais, t’as meilleure mine, gamine. Comment t’appelles-tu ?

– Koriann, répond la jeune femme d’une petite voix. Koriann Vandelis.

– Tu peux respirer. Si on avait voulu te manger, on t’aurait mis à cuire dans la marmite à la place de la soupe… Comment la trouves-tu ?

– Délicieuse… madame.

– Enna. C’est mon petit nom. Délicieuse ? T’entends ça, Filbi ? Ma soupe est délicieuse ! On a bien fait de ne pas manger la petite.

La vieille femme laisse fuser un rire chevrotant.

– Tu devais avoir faim, ma pauvre enfant ! … Allons, il va falloir que je renouvelle tes pansements. Filbi, de l’eau !

Le garçon lâche son balai en soupirant et suit sa maîtresse, qui disparaît par une porte située à côté de la cheminée.

Et ressort, flanquée de son apprenti, chacun un pichet d’eau fumante dans les mains. L’eau est versée dans un grand baquet posé à même le sol, et Filbi y déverse une poudre blanche et parfumée.

Koriann, qui avait suivi la scène, toujours lovée dans son fauteuil, tressaille lorsque la vieille femme lui lance : « allez, déshabille-toi, on va te nettoyer. »

Lèvres closes, la poétesse resserre ses bras autour de ses jambes et fixe le baquet.

Enna met les poings sur ses hanches et fait claquer sa langue.

« Allons, ça s’appelle un bain. Ça ne mord pas et, à condition de ne pas en abuser, ça fait du bien… »

Koriann se tortille les doigts et jette un œil à Filbi, lequel attend, une serviette à la main et un sourire jusqu’aux oreilles.

La vieille femme soupire, se tourne vers son apprenti et le foudroie du regard. Le jeune garçon rougit d’un coup, se souvient subitement qu’il a des glands à ramasser, et sort précipitamment de la maison.

« Tss, fait Enna en levant les yeux au ciel, les hommes, tous des cochons… Allez, on y va gamine. N’aie pas peur, tu ne vas pas fondre. »

Koriann se redresse et timidement s’approche du baquet. Puis, après avoir jeté un regard oblique à son hôtesse, ôte sa chemise et pénètre dans l’eau savonneuse en murmurant : « je ne suis pas une gamine ».

Après la soupe, ce bain chaud est une bénédiction pour son corps endolori, criblé d’écorchures.

– Tu étais vraiment dans un sale état quand le petit t’a trouvée, lance Enna en déroulant le bandage autour de la tête de Koriann.

– C’est Filbi qui…

– Oui, tu as de la chance qu’il aime flâner du côté du maquis pour échapper à la surveillance de la vieille – c’est moi. Quelle idée de traverser la Fange et le Marais ! C’est un miracle que tu sois en vie. La vie à Novalis est si terrible, que tu la fuies ?

Koriann la regarde, pétrifiée, les yeux comme des soucoupes.

– Vous êtes une… devin ?

Enna éclate de son rire chevrotant.

– J’ai eu peur que tu dises « sorcière ». Au risque de te décevoir, non. À moins que l’observation soit un pouvoir magique. Il y a ton emblème sur ton pourpoint, ton épée.

Koriann est un peu déçue, mais rassurée.

– Filbi a dit que vous étiez la Gardienne du Marais…

– Ce gamin ne sait pas garder sa langue, peste la vieille femme en jetant le bandage taché de sang. Gardienne est un bien grand mot. Et puis, c’était il y a longtemps. Quand la plaine était verte, qu’il n’y avait pas toute cette boue.

– La plaine a été vraiment verte ? Demande Koriann, ayant du mal à imaginer l’étendue boueuse couverte d’herbe grasse.

– Aussi verte que tes yeux.

– Ce devait être merveilleux… Les gens devaient être heureux.

Enna fronce les sourcils et laisse échappe un ricanement.

– Heureux ? Je ne crois pas. Tous les royaumes se faisaient la guerre. La plaine était régulièrement couverte de cadavres.

– Mais pourquoi ?…

– ça gamine, c’est le grand mystère des hommes ! Il y a toujours un idiot pour revendiquer une terre, un titre, convoiter l’épouse du seigneur voisin ou je ne sais quoi. C’est pas les prétextes qui manquent… Quoi qu’il en soit, le continent Ionéen était à feu et à sang. Un endroit cependant était préservé : le Marais. Tout le monde révérait ou craignait le Marais. Un lieu saint ou maléfique, selon les points de vue. On le disait hanté d’esprits, peuplé de bêtes féroces ou au contraire inondé de magie bienveillante. Mais surtout, c’est une frontière entre la plaine et les montagnes, qui abrite le monastère.

– Le monastère de Saal ?

– C’est ça. Les moines craignaient que la guerre parvienne jusqu’à leur monastère. Alors, ils ont construit une maison entre le Marais et la montagne, ont mis une vierge dedans et ont amplifié les rumeurs et superstitions, prévenant que quiconque pénétrerait le Marais armé de mauvaises intentions ne pourrait en ressortir vivant. Seuls les « purs » pouvaient passer. La vierge devait être la garante de cette pureté, et surtout prévenir les moines dès qu’un soldat emprunterait le sentier menant au monastère… La montagne aux deux pics est devenue un sanctuaire, et le monastère la maison des sages, accueillant tous ceux qui refusent l’usage des armes. Et la vierge…

– C’était vous ?

– Oui.

– Alors… Vous n’avez jamais connu d’homme ? Demande Koriann, les pommettes légèrement empourprées.

Enna fait claquer sa langue.

– Tu veux encore d’la soupe ?… Tu peux rester ici, autant que tu veux. Nous n’avons pas beaucoup de compagnie, et Filbi sera content de pouvoir discuter avec quelqu’un de plus jeune. L’hiver arrive et nous avons engrangé suffisamment de provisions pour trois.

Koriann plonge son regard dans l’eau trouble du bain puis lâche en réprimant un soupir :

– Merci, mais je ne peux pas rester. Je dois me rendre au monastère de Saal.

– Chez les moines ? S’écrie la vieille femme, interloquée. Que diable vas-tu…

– Je dois rencontrer Isthar, le héros-de-tout-temps, pour qu’il m’apprenne le maniement des armes. J'ai une quête…

Enna dévisage la jeune femme un long moment, les yeux plissés.

– D’où ton accoutrement de chevalier. Si tu as écouté mon histoire, tu sais que les moines n’aiment pas les armes…

– Vous allez les prévenir ?

– Tiens, sèche-toi et habille-toi, intime Enna en tendant une serviette, le front soucieux. Je doute qu'Isthar accepte de t’apprendre quoi que ce soit. Il fait partie des sages, maintenant.

Koriann hausse les épaules et s’approche de la cheminée en se frottant vigoureusement.

– Je dois au moins essayer de le convaincre, soupire-t-elle en enfilant ses vêtements décrassés. C’est ma mission. Je ne peux pas retourner à Novalis avant d’avoir essayé.

– Bah, que tu y ailles ou non, qui le saura ?

– Moi, répond Koriann, l’air désespéré.

La vielle femme se caresse le menton et opine du chef.

– Je vois… Alors, si tu tiens vraiment à y aller, il te faudra cacher ton épée. Et couper tes cheveux.

– Mes…?

– En plus des armes, il y a autre chose que les moines n’aiment pas : les femmes. Tu as été bien courageuse de traverser la Fange, toute seule. Et il te faudra encore du courage pour aller là-haut. J’ai vu des feuillets dans ton paquetage. J’en déduis que tu sais lire et écrire. N’en fais pas trop état, les moines se méfient des gens instruits.

Enna s’éloigne soudain, et s’en va farfouiller dans les recoins de la chaumière. Koriann la suit du regard, circonspecte. Elle entend marmonner plusieurs fois « mais où diable les ai-je mis ? » et observe Crapaud, lové dans son fauteuil. Un chat aussi gras que celui-là, elle pourrait en tirer un bon prix à Novelis. Elle approche sa main pour le caresser et sursaute lorsqu’elle la veille femme crie d’une voix aiguë : « les voilà ! ».

Elle la voit revenir vers elle, un sourire de satisfaction illuminant son faciès ridé.

– Tiens, dit-elle en tendant deux livres au cuir épais, l’un rouge, l’autre noir. Ces grimoires te seront utiles. Tu peux les étudier pendant ta convalescence, le temps de reprendre des forces.

Koriann hésite, la remercie et saisit précautionneusement les grimoires.

– Dites, commence-t-elle en se mordant les lèvres, quand Filbi m’a trouvée… A-t-il vu le rocher qui m’accompagnait ?

La vieille femme hausse ses grands sourcils et lâche, un sourire au coin de ses lèvres ridées :

– Un rocher ? Tu as eu beaucoup de fièvre, gamine !


Texte publié par Carmin, 29 avril 2025 à 13h25
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