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tome 1, Chapitre 9 tome 1, Chapitre 9

Un mince filet d’eau suinte sur la roche. Tessa colle sa joue contre la paroi rugueuse et lape quelques gouttes.

La bouche rafraîchie, elle continue d’avancer sur la corniche. Son regard est attiré par le gouffre qui la borde. Elle résiste, mesure ses pas, ses gestes, force ses yeux à rester rivés à son chemin étroit.

Est-ce le bout qu’elle aperçoit ?

Elle lève sa torche. C’est un plateau, une avancée dans le gouffre. Elle l’atteint rapidement, soulagée. L’excroissance rocheuse n’est pas bien large, mais suffisante pour lui permettre de souffler, de ne plus se sentir aspirer par le vide.

Un couloir s’enfonce dans la paroi, comme si un vers géant y avait creusé sa galerie. Pour ressortir plus loin sur la corniche.

Pas vraiment engageant, soupire-t-elle. Mais le chemin escarpé finit bien quelque part.

Tessa pénètre dans le couloir, torche en avant. Le plafond suinte, goutte par endroit. Elle pourrait peut-être remplir ses outres ici. Une goutte après l’autre. Si elle avait le temps. Mais le clan attend. Il faut descendre, plus bas, toujours plus bas. Remonteront-ils un jour ? Sortiront-ils de ces noirs souterrains ?

Terod a dit qu’ils allaient s’habituer à l’obscurité. Mais elle n’est pas un chat. Ils auraient pu envoyer la chamane, qui n’a pas besoin de ses yeux pour voir. Ça ne marche pas comme ça, a dit Terod, il lui faut une vision qui puisse la guider. Elle ne choisit pas. La belle affaire…

Plus le temps passe et plus l’archer regrette de ne pas avoir suivi Ysban. Elle serait là-haut, à l’air libre, à arpenter la plaine. Ses flèches font mouche dans la Fange, même la nuit. Ici, la pénombre est épaisse, enveloppe chaque pierre, chaque recoin. Impossible de voir à plus de deux pas.

Un pylône tordu se dresse au milieu de la galerie. Elle le contourne et aperçoit un embranchement. À droite, le couloir débouche sur la corniche. À gauche, il plonge dans la roche.

Puisqu’il faut descendre…

Tessa bascule soudain, manque s’affaler et se redresse in extremis. Elle n’a pas vu les marches. Un escalier taillé dans la roche, pas très régulier, et plutôt glissant. Après avoir échappé au ravin, ce serait stupide de s’y fracasser le crâne.

Qui peut avoir taillé ces marches ? Sûrement pas ces maudits insectes.

Elle butte contre une pierre qui roule pendant un long moment, un très long moment, un trop long moment, puis finit par s’arrêter dans un bruit mouillé. Sa torche effleure la paroi. Constellée de mousse, celle-ci regorge d’humidité.

L’archer continue sa descente.

L’escalier tourne légèrement. Elle s’arrête soudain, les pieds au bord du vide et abaisse sa torche. L’escalier est brisé mais reprend plus bas. Il est trop loin pour qu’elle puisse l’atteindre. Elle déchire un bout de sa tunique, l’enflamme et le jette dans le trou béant.

La pièce de tissu enflammée fait quelques vrilles avant de s’enfoncer dans de l’eau. Elle écarquille les yeux. Ce n’est pas une simple flaque. Sûrement un lac.

Elle inspecte la paroi qui descend dans les ténèbres et aperçoit à hauteur de la marche un anneau rouillé fixé dans la roche. Un seul cercle de fer, mais cela peut suffire.

Elle sort une corde de sa besace, attache une extrémité à l’anneau et enroule l’autre autour de sa taille.

Elle cherche des prises et entame la descente. La roche est glissante, mais l’attache a l’air solide. Elle espère qu’il supportera son poids au retour, lorsque ses outres seront remplies.

Ses pieds s’enfoncent légèrement en touchant le sol. Un tapis de mousse spongieux recouvre la berge. Elle promène la flamme de sa torche à la surface de l’eau.

De fins poissons translucides apparaissent sous l’onde ridée. Elle arrache un peu de mousse et la jette dans l’eau. Ballotté, le petit nuage végétal s’éloigne rapidement, portée par un courant assez vif.

Ce n’est pas un lac mais une rivière. Peut-être ressort-elle à la surface…

Pas le temps d’aller voir, souffle-t-elle. Elle boit une gorgée et remplit ses outres.

Au moment de repartir, un bruit attire son attention. Quelque chose a plongé dans la rivière. Un poisson ? Ça les changerait des insectes. L’archer enroule un bout de ficelle autour d’une flèche, l’encoche, bande son arc et scrute la surface noire. Elle espère qu’il est assez gros.

Soudain, deux énormes yeux rouges et reptiliens surgissent des ténèbres et glissent dans sa direction. Effrayée elle recule, prête à tirer. Les yeux s’arrêtent, s’élèvent dans les airs, puis disparaissent.

Tessa n’ose bouger, sa flèche dardée en direction du vide. Ses mains n’avaient jamais transpiré auparavant. Mais ces monstrueux cercles rouges aux pupilles aussi froides que du métal lui ont glacé l’estomac. Comme si une pointe de givre l’avait transpercée.

Il n’y a rien ici. Le noir, le silence, quelque chose qui aspire à la résignation. La rivière comme un appel à plonger dans les abysses.

Elle se sent oppressée. Il lui faut réagir, remonter au plus vite. Elle met son arc en bandoulière et grimpe sur la paroi.

L’anneau ne cède pas et elle parvient à se hisser sur les marches tout en jetant régulièrement des coups d’œil vers la rivière.

Les yeux rouges ne sont pas réapparus. Elle ne s’attarde pas et remonte jusqu’à la corniche en soufflant.

Haletante, il lui faut de nouveau longer le gouffre. Et résister à l’appel du vide. Le chemin escarpé lui paraît interminable. Elle sent le poids d’un regard. Elle s’attend à voir surgir à tout moment les rétines écarlates. L’obscurité ne l’a jamais effrayée. Enfant, elle s’amusait de la peur des autres gosses, les emmenait jouer dans des endroits sombres, juste pour le plaisir de leur foutre la frousse.

Elle comprenait maintenant ce qu’ils avaient dû ressentir, privés de lumière, avec l’imagination qui s’emballe.

Mais ce qu’elle a vu était bien réel. Le pire est de ne pas savoir ce que l’on craint, a dit un jour la chamane.

À quoi devait-elle s’attendre ? Quelle créature habitait ces profondeurs ?

La Fange est dure, hostile, mais lui est familière.

Ressaisis-toi, se dit-elle. Que t’a appris Sheïna ? « Un archer doit rester concentré en toutes circonstances, ne pas laisser son esprit être submergé par des pensées parasites. La flèche et la cible. Le reste n’existe pas. »

La flèche et la cible.

Elle répète sa litanie et avance, le pas plus assuré, plus rapide. Elle est Tessa l’intrépide, la chasseresse, et rien ne peut l’arrêter. Ni le vent, ni la pluie, ni la pierre, ni…

Tout est allé très vite. Elle a vu quelque chose en mouvement, une ombre, un point rouge, elle a encoché, tiré, sans réfléchir. L’ombre a glissé dans les profondeurs. Elle a juré entendre un cri. Ou plutôt un crissement, amplifié par un écho lugubre.

Elle saute de la corniche, se hisse, grimpe, court dans une galerie, puis une deuxième et enfin atteint la salle des stalagmites.

Tout en haut, Stance garde l’entrée du tunnel qui mène au clan. Il lui fait signe en agitant sa torche, tout sourire. Elle le rejoint et sans un mot, s’engouffre dans le tunnel.

De l’autre côté, on la déleste de ses outres avec des cris de satisfaction. Toute la troupe va pouvoir étancher sa soif.

Le regard dans le vide, Tessa fait quelques pas chancelants et s’assoie sur un bout de rocher. Terod s’approche et l’observe, dubitatif.

– On te doit…

– Il y a quelque chose en bas, le coupe-t-elle. Nous ne pouvons pas rester, c’est trop dangereux.

– Quelque chose ?

Elle le regarde, hésitante. Comment décrire ce qu’elle a vu ?

– Une créature, finit-elle par répondre d’une voix blanche. Je ne sais pas ce que c’est mais c’est dangereux.

–  Il y a une source plus bas ?

– Une rivière…

– Il faut la suivre, intervient la chamane, qui s’était approchée. Une rivière nous a amenés ici, une autre nous en sortira.

– Non ! Crie Tessa en se levant d’un bond. Nous devons rebrousser chemin, ressortir par où nous sommes entrés !

Terod hausse les sourcils.

– Et nous faire dévorer par des insectes ?

– Nous nous défendrons , comme nous avons toujours fait !

Elle a levé son arc, comme un appel au combat. Une lutte désespérée, suicidaire.

Les lueurs d’effroi qui passent dans les yeux de Tessa n’ont pas échappées à Terod. Il se tourne vers la chamane, laquelle insiste.

– Il nous faut rejoindre ce cours d’eau, dit-elle avec sérénité. Je viens de comprendre mes visions.

– Grand bien te fasse ! bougonne le chef de clan.

– Dans toutes mes visions, une rivière apparaît. Il se peut même qu’elle soit la dernière…

– Sûr, si on y passe tous ! crache Tessa, à fleur de peau. On est dans ce trou par la faute de ces… foutues visions ! On aurait dû rester à arpenter là-haut, avec les autres…

Un cercle se forme autour du trio. La lumière des torches éclaire leurs visages inquiets, projette leur ombre sur les parois de la caverne.

Terod se place au milieu du groupe, son long bâton noueux dressé au-dessus de sa tête. Il sent la colère de Tessa se propager autour d’elle. Certains ont acquiescé lorsqu’elle a fait allusion à Ysban. La discorde va s’emparer du groupe. Déjà, la chamane est prise à partie, les plus hardis s’approchent. Combien de fois Terod est-il intervenu pour la sauver de la vindicte des siens ? Il est même arrivé qu’ils s’enfuient, le temps que les esprits s’apaisent. Ici, impossible de fuir. Il a bien envie de laisser faire, de suivre le mouvement.

Mais il ne peut laisser le clan se déchirer dans ces profondeurs. L’issue serait fatale.

Tessa grimpe soudain sur un monticule de roche et se met à haranguer la foule.

« Écoutez-moi tous ! … J’ai vu… Il y a une créature maléfique, plus bas, où cette femme voudrait nous emmener. Oui, je l’ai vue, et je vous le dis : nous ne survivrons pas ! Il faut remonter et affronter les insectes. C’est notre seule chance de sortir d’ici ! »

La chamane est restée impassible, le regard fixe, même lorsque Tessa l’a pointée d’un doigt méprisant. Elle semble attendre que l’orage passe. Mais il ne fait que s’amplifier. Le discours de Tessa a secoué les esprits, avivé les tensions. La grotte bourdonne des discussions, invectives, cris. On lance des « charlatan », « sorcière », « sacrilège », « maudit ».

Il y a des bousculades, des empoignades. Les vieilles querelles resurgissent.

Planté au milieu de la mêlée, Terod a toujours son bâton levé. Personne ne fait attention à lui.

Soudain, l’extrémité du Farzen s’enflamme dans un crépitement. Surpris, le chef de clan a failli le lâcher. Il jette un regard vers la chamane, qui lui sourit.

Un silence plane maintenant dans la grotte, où des centaines d’yeux fixent la flamme au-dessus de Terod. Celle-ci émet une lumière intense, qui rayonne sur les parois.

« Vous avez choisi cet homme pour vous mener, lance Nora en désignant Terod. Vous n’êtes pas les seuls… La lumière sacrée du Farzen également. Voyez comme elle brille et pourfend les ténèbres. Nous pouvons avancer sans crainte. La flamme nous guidera jusqu’à la rivière. Puis nous sortirons des montagnes, et la cité sera là !»

Comme les autres, Terod fixe la chamane. Il ne l’a jamais vue aussi sûre d’elle, aussi déterminée. Se pourrait-il qu’elle dise vrai ? Qu’importe, il a une opportunité de reprendre la main.

« Je ne connais pas plus valeureux que mon peuple, lance-t-il, son bâton enflammé dressé tel un fanal. Nous avons surmonté tant de misères, affronté tant de dangers. Et nous sommes toujours là, toujours debout ! Nous avançons, quoi qu’il arrive. Nous sommes les Fils du Chemin, nous avalons la poussière, la terre, et rien ne peut se mettre en travers de notre route ! Alors, allons-nous nous déchirer ici, renoncer au havre de paix… ou allons-nous continuer ? »

Il ne sait qui de son discours ou de son bâton lumineux a été convaincant, mais il ressent un grand soulagement lorsque des « on continue ! » fusent à travers la grotte, et finissent par emporter l’adhésion du groupe.

Il se tourne alors vers Tessa.

« Si, comme tu le dis, un danger terrible nous attend, alors nous allons avoir besoin de toi. Montre-nous le chemin, sois encore une fois notre bras protecteur, Tessa, fille de Sheïna l’intrépide ! »

Le regard désespéré, l’archer fixe tour à tour le Farzen, Terod, la foule qui attend son verdict et murmure en soupirant, les dents serrées : « Vous êtes fous… »

Puis, sans un mot de plus descend du monticule et se dirige vers le tunnel menant à la rivière.

Les paquetages sont ramassés, et Terod, flanqué de Nora, prend la tête de la colonne, sur les pas de Tessa.


Texte publié par Carmin, 23 avril 2025 à 09h51
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