Koriann rampe sous un entrelacs de branches épineuses. La légère euphorie ressentie au sortir du marais s’est estompée depuis longtemps. Ses paupières sont lourdes, ne cessent de l’entraîner vers le sommeil. Fébrile, elle agrippe les maigres troncs noueux, les racines noires qui serpentent sur le sol, tout ce qui peut l’aider à avancer.
Son poignard coupe, taille, fait tomber feuilles, branches, épines. Épuisée, elle avance par à-coups, tente de recouvrer un peu d’énergie.
Son corps est fiévreux, ses jambes de plomb. Ses doigts tremblent légèrement, elle frissonne. Bientôt, elle n’aura plus la force de poursuivre.
Secs et trapus, les petits arbres du maquis se serrent les uns contre les autres, entremêlent leurs branches au feuillage gris. Ils ne lui inspirent pas confiance. Ces arbres lui sont hostiles, la regardent d’un air mauvais. Elle foule leur territoire, pénètre leur intimité, souille leur espace jalousement protégé. Elle est un intrus dont ils ne veulent pas.
Il lui faut pourtant traverser ce maquis pour atteindre la montagne.
Dans un accès de fièvre, elle lâche soudain un cri : une racine vient de s’enrouler autour de ses chevilles. Elle se débat, tente d’avancer et hurle de douleur. Des épines lui lacèrent la peau, percent son épiderme. Elle se sent tirée en arrière. Les arbres vont la déchiqueter, la réduire en lambeaux et la manger. Elle est un insecte pris dans une toile d’araignée. Elle se retourne, sort son épée. L’arme est trop grande, trop lourde, difficilement maniable. Enfin, elle tient fermement le pommeau à l’aide de ses deux mains, lève la lame épaisse et la laisse retomber sur la racine.
Il lui semble qu’un arbre a gémi. Elle regarde autour d’elle, mais tout est flou. Elle s’éponge le front, enlève la sueur qui dégouline dans ses yeux. Ce n’est pas son regard qui se trouble, mais les arbres qui flambent. Elle écarquille les yeux, paniquée. Le dragon ! Le dragon l’a vue et a mis le feu au maquis ! La chaleur est étouffante, il lui faut sortir de là avant d’être brûlée vive. Au prix d’un douloureux effort, elle se met sur ses genoux, rassemble ce qu’il lui reste d’énergie et se fraie un chemin à grands coups d’épée. Les branches craquent, les arbres geignent et sa peau ruisselle.
Elle aurait dû ouvrir sa bouche. Faire entendre sa voix devant le Cénacle de Novelis. Refuser, implorer, supplier, qu’importe ! Des hommes de Capin sont venus la chercher. Elle a eu peur, s’est méfiée. À raison. Ils l’ont emmenée devant le Cénacle, avec une cinquantaine d’autres jeunes gens. Puis, le gardien de la Maison des Dieux est arrivé. Un homme sage, très pieux, dit-on. Il les a scrutés lentement, un par un, l’air absorbé, méditatif. Elle se sentait mal à l’aise. Il a soudain pointé un doigt sur elle. Le Cénacle a demandé la confirmation de son choix. Il a opiné d’un mouvement de tête. Capin a demandé s’il était sûr de son choix. Il a de nouveau hoché la tête. C’était elle qui devait aller combattre le dragon. Le Livre des Trois est formel, a-t-il ajouté.
Elle sent les flammes lui lécher les talons et se jette en avant, tête baissée, fracassant quelques branches. Lorsqu’elle se relève, du sang dégouline de son visage. La pointe en biseau des branches cassées a dû écorcher son front.
Il lui semble entendre ricaner. Les arbres doivent s'en donner à cœur joie. À moins que ce ne soit le dragon dans le ciel. Ce n’est pas la première fois que son visage est en sang. Jéramin et sa bande ne se sont pas contentés d’invectives. Des projectiles ont parfois suivi les injures.
« Ma pauvre enfant, dans quel guêpier t’es-tu encore fourrée ! »
Ce n’est pas ma faute maman s’ils me haïssent, murmure Koriann, laissant échapper quelques larmes.
Elle voit sa mère appliquer un linge sur ses plaies, le regard accusateur. La culpabilité lui pince le ventre.
« Laissez-moi, je ne vous ai rien fait ! » lance-t-elle aux arbres immobiles.
« Allons, tu es allée encore une fois les provoquer ! »
« Non, je te jure que non ! Je n’ai pas besoin de les provoquer pour qu’ils me… »
Des sanglots étouffent sa voix. Elle suffoque. La douleur s’est amplifiée, jusqu’à la nausée. Elle va s’effondrer. Le feu l’embrase. Alors, elle agrippe le sol de ses mains, rampe à travers un taillis de feuilles sèches, peine à s’en extraire. Elle voit soudain un arbre qui avance vers elle. Apeurée, elle a un bref mouvement de recul.
Puis, elle lève une main tremblante, tente de saisir la branche que l’arbre semble lui tendre… et s’évanouit.
Elle se réveille brusquement, le front humide. Elle est allongée sur le dos. Au-dessus, le ciel gris la toise. Est-elle morte ? Ses doigts grattent la terre, lui pincent le bras. Elle tourne la tête, à droite, à gauche. Le maquis est là, tout autour. Elle n’est pas morte. Non, son corps endolori est là pour l’attester. Elle est vivante, oui, à peu près.
Elle reste un moment à contempler le ciel puis se redresse d’un coup. Ses yeux balaient la clairière, inquiets. Son paquetage est là, vautré sur le sol. Elle respire. La couverture de laine est à portée de main. Elle pourrait s’y lover et rester allongée un moment. Les arbres ne brûlent plus. Elle a dû rêver. C’est la fièvre, pense-t-elle. Elle sort une outre, boit quelques gorgées et se relève. La tête lui tourne, elle se sent faible.
Non, elle ne peut pas rester là. Autant creuser sa tombe et s’y enfouir. Elle fouille sa besace et en sort une poignée de racines qu’elle frotte contre les manches de sa chemise. Elle avait peur de les avoir rêvées, ces racines glanées alors qu’elle rampait sous les petits arbres. Elle les croque goulûment, sans prêter attention à leur goût terreux, puis se rince le gosier.
C’est curieux, se dit-elle en avisant le rocher à la lisière de la clairière. Il lui semble qu’il n’était pas là quand elle s’est réveillée. Peut-être n’y avait-elle pas prêté attention. Qu’importe, il va pouvoir lui être utile.
Elle s’approche, le contourne afin de trouver des prises satisfaisantes et se met à l’escalader. Par chance, il n’est pas trop haut. Suffisamment pour apercevoir la montagne par-delà la cime des petits arbres.
Elle soupire, abattue. Il reste la moitié du maquis à traverser. C'est impossible, dans son état.
« Si seulement j’avais des ailes », murmure-t-elle.
– Et moi des pieds.
Elle sursaute et regarde autour d’elle, poignard en main. Il n’y a personne. Avec prudence, elle décide de descendre du rocher.
– Ah quand même, tu devenais lourde.
Elle recule, effrayée. La voix sort du rocher. De grands yeux apparaissent sur le granit ainsi qu’un visage dont les traits s’animent. Puis le rocher se meut dans un claquement de pierres qu’on entrechoque.
Koriann est pétrifiée, touche son front brûlant. Encore la fièvre ? Il y a forcément une explication à cette absurdité. Quelqu’un lui joue une farce. A Novelis, elle a déjà assisté à un spectacle, une pièce de théâtre dans laquelle un des comédiens jouait une chaise, avec un costume de chaise.
– Tu n’as jamais vu de rocher ?
– Bien sûr que si, mais je…
Elle secoue la tête, dépitée. Elle ne va quand même pas entamer une conversation avec un caillou ! Elle se passe un peu d’eau sur la figure, décidée à tourner les talons et s’engager dans le maquis.
Mais le rocher est toujours là, à la regarder de ses grands yeux étranges.
– Tu as l’air fatiguée, lui dit-il.
Koriann hausse les épaules et regarde le rocher du coin de l’œil.
– Je vois… Et tu veux traverser le domaine des grincheux ? Je peux t’aider, si tu veux.
– C’est qui les grincheux ? Demande-t-elle, excédée.
– Ben eux, là, les arbres.
– Ils sont méchants ?
– Oh, ce sont les arbres du maquis… On ne sait jamais ce qu’ils pensent, lui glisse le rocher à voix basse.
Koriann ouvre la bouche puis la referme. Il faut qu’elle détourne le regard et s’en aille. Tout ceci n’a aucun sens.
– Bon, on y va ?
Koriann lève les yeux au ciel.
– Où ça ?
– Ben de l’autre côté du maquis. C’est là que tu vas, n’est-ce pas ?
– C’est n’importe quoi !
– C’est parce que je n’ai pas de pieds, c’est ça ?
– Mais non, c’est juste…
– Je peux très bien rouler. Tiens, regarde.
Le rocher vacille, roule sur un côté, puis l’autre. Son roulement chaotique laisse Koriann pantois.
– Je vais tomber si je me mets sur…
– Sur ma tête ? Pas question ! S’indigne le rocher. Tu te mets derrière moi et je te fraie un passage parmi les arbres. En général, ils n’aiment pas que je roule sur leurs racines et me laissent passer. Allez, suis-moi, et ne lambine pas !
Dubitative, Koriann regarde l’étrange bloc de pierre s’enfoncer dans le maquis. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les arbres s’écartent tandis qu’il lance des « pardon, poussez-vous ». Médusée, elle hésite puis décide de le suivre, craignant que le passage ne se referme. Après tout, c’est peut-être absurde, mais elle doit tenter sa chance.
Au début, elle avance à pas prudents, dans le sillage du rocher, n’osant pas lever les yeux en direction des arbres. Elle reste sur le qui-vive, prête à se coucher au moindre resserrement des cimes. Mais très vite, le rocher augmente la cadence. Elle presse alors le pas, puis se met à courir afin de ne pas se laisser distancer. Ce gros caillou n’a aucune pitié pour son état et son dos, martelé par la besace qui se soulève à chaque mouvement pour mieux retomber sur ses omoplates.
Les yeux rivés sur le rocher, elle court en pensant à la montagne qui se rapproche un peu plus à chaque enjambée. Elle a chaud, très chaud. Les arbres brûlent-ils de nouveau ? Non, c’est sa course, et la fièvre. Elle l’avait oubliée, mais elle est revenue. Ses yeux s’écarquillent. Elle vient d’apercevoir l’ours à travers les arbres, à quelques mètres de là. Lui aussi, elle l’avait oublié. Comment est-ce possible ? Que fait-il là ? Elle décide de continuer de courir. Après tout, il ne l’a pas vue. Le pied en granit de la montagne apparaît devant elle. C’est la fin de la traversée. Elle a réussi.
Le rocher bifurque soudain, l’obligeant à dévier brusquement sa course. Elle manque déraper, entraînée par son paquetage et parvient à retrouver son équilibre. Une branche assassine la percute alors de plein fouet. Son cri est bref, elle s’écroule. Et ses yeux se ferment tandis qu’elle entend au loin :
« La voilà, maîtresse. »
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