Le teint pâle et la sueur au front, Koriann se blottit contre le tronc d’un arbre moussu. Un frisson fait trembler son corps douloureux.
Peut-être ma dernière chronique, se dit-elle en fixant le parchemin tenu dans ses doigts fébriles. D’un regard éperdu, elle parcourt les lignes noires.
« Je ne compte plus mes sanglots, et toutes les heures perdues à me morfondre dans les vertes vapeurs des marécages honnis.
J’avais espéré que le marais me serait plus clément. Je regrette la Fange. La Fange est aride, suinte la mort. Mais ses plaines exsangues, à l’espace infini, m’ont apaisé l’esprit.
En comparaison, avec ses étangs de mélasse putride, le marais est un lieu de vie grouillante. Quelques fois, on se passerait de la vie. La vie est un nénuphar qui s’entortille autour du cœur et vous étouffe, vous assèche et vous fait crever. Une fleur vénéneuse.
La vie s’ingénie à créer des êtres qui s’entre-tuent. Pourquoi ? Pour quel but ?
La mort est moins hypocrite.
Il m’est pénible de l’avouer, mais Novelis me manque. Ses habitants, surtout. Je vois leurs visages, leurs regards. Je voudrais les sentir près de moi, qu’ils me frôlent, m’interpellent. Je sais comment me comporter parmi eux, peut composer avec leur hostilité. Mais ici…
Il me faut parler de l’ours-démon. Il infeste mes rêves. Par son regard. Je vois cet œil sans malice, qui me fixe, ne sachant que penser. Les démons sont censés être rusés, avides et bestiaux. Je n’ai rien vu de tel dans cet œil. De la rusticité, de la détermination, de la morgue. Peut-être un zeste de bêtise. Non, décidément, il ne peut s’agir d’une de ces créatures. Même s’il a surgi comme un diable.
À mon corps défendant, j’ai ressassé notre rencontre. Afin de l’exorciser, sans doute. Il s’est emparé de moi et m’a jetée dans cette grotte immonde. Pour me sauver des Voreks ? Allons donc, c’est ce qu’il a voulu que je croie. Je m’y serais bien cachée toute seule, dans cette grotte. Je n’aurais pas eu besoin de cet ours malodorant pour me sauver.
Qu’espérait-il ce malfaisant ? Que je me jette à ses genoux en le remerciant ? Il m’a fait mal, il m’a fait peur. Si j’avais eu du courage, je l’aurais…
A Novelis, j’ai entendu les gros bras de Capin rire sous cape. « Elle n’a jamais tué son homme et on l’envoie occire un dragon ! »
C’est une bonne blague, en effet. Pourtant, personne ne m’a retenue…
L’ours-démon m’a poursuivie jusqu’au cœur du marais. Il a surgi des joncs avec son sourire idiot et son dos de hérisson. Il jubilait de m’avoir retrouvée. Là encore, je n’ai pas eu le geste meurtrier. J’ai tout de même frappé assez fort pour lui briser le crâne. À croire que sa tête est plus dure que la pierre !
Et je suis heureuse qu’elle le soit. Je ne serai plus en vie sinon. Au moment où une créature visqueuse s’apprêtait à me dévorer, il a de nouveau surgi et les deux prédateurs se sont battus. A mort.
Je me suis enfuie, sans me retourner, jusqu’à épuisement.
J’ai du mal à évoquer la créature visqueuse sans être pétrifiée, saisie d’horreur. Je n’avais jamais rien vu d’aussi effrayant. Elle ressemble à ces créatures des abysses dont parlent les marins de Novelis le soir, dans les tavernes. De multiples bras très souples, gluants, collants, qui s’enroulent autour de vous tels des serpents et vous attirent vers une bouche molle sertie de milliers de petites dents pointues. Un œil ovale au milieu d’une poche de cartilage boursouflé. Un œil lisse, plat et sans âme qui vous transperce comme une lame de glace.
Je ne pouvais voir son corps, dissimulé sous la nappe grumeleuse du marécage.
L’eau bouillonnait autour d’elle, et puis du sang noir s’est mis à couler lorsque l’ours l’a frappée de son épée, coupant quelques tentacules. La créature a poussé un cri strident et m’a lâchée. Et je me suis enfuie.
Pour qu’une proie échappe à un prédateur, il lui faut un autre prédateur. Voilà ce que je retiens de mon passage dans le marais.
Puisse-t-il les avoir engloutis.
Mon esprit sombre. Je n’ai jamais souhaité la mort de quiconque. Même lorsque Jéramin et sa bande me traitaient de tous les noms, cherchaient à m’humilier.
Il me suffisait de les regarder avec mépris, parfois du dédain. De pauvres types.
« Tu verras, il existe tout un tas de pauvres types, ici et ailleurs. Si tu tombes chaque fois qu’ils te mordent, tu n’as pas fini de tomber ».
Oui, maman. Mais jusqu’où es-tu allée ? As-tu déjà franchi les portes de notre ville, ces lourdes barrières de métal étincelant ? Es-tu allée au-delà des statues géantes qui gardent nos collines, leurs épées de pierre dressées vers le ciel ?
As-tu pris un de ces bateaux aux grandes voiles éclatantes qui mouillent dans notre port avant de partir vers l’horizon si bleu ?
Tu ne m’as jamais raconté ta vie avant ma naissance. Tu ne m’as pas dit pourquoi mon père est parti sans jamais revenir. Tu as emporté bien des secrets dans ta tombe.
Et moi je suis là, à tenter de survivre au milieu de nulle part, à crier famine et éviter de me faire dévorer. J’ai erré dans le marais plusieurs jours, me suis cachée dans des buissons aux feuilles plus coupantes que des épées, ai sauté d’arbres en arbres en m’écorchant les mains, ai rampé dans la boue comme un serpent. J’ai bu de l’eau infâme, ai mangé des feuilles, des limaces.
Mon corps est fiévreux.
J’espère avoir quitté le marais demain. Non, il me faut quitter ce marais demain. Non, je quitte le marais demain. Morte ou vive.
Mes chroniques, 11ᵉ jour après le départ de Novelis. »
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3106 histoires publiées 1363 membres inscrits Notre membre le plus récent est ZAODJA |