Roma épaule son fusil et ferme un œil pour caler sa rétine dans le viseur. Elle balaie ainsi la plaine désertique, concentrée, méthodique.
Rien ne semble bouger. Simplement l’air qui ondule sous la chaleur. Elle scrute jusqu’aux ruines du village, qui borde la plaine. Pas âme qui vive dans les gravats rouges et noirs.
Un soupir désabusé lui échappe. Elle regrette d’avoir accepté le perchoir. On l’a affectée en haut de ce mirador parce qu’elle a eu le malheur d’apprendre à tirer. Et d’être plutôt douée. Ce n’était qu’un jeu pour elle. Un amusement de foire. Éclater des ballons ou des bouteilles vides, elle trouvait ça rigolo. Tuer des loqueteux, non. Ça la mâche. Ça lui file des migraines. Ça lui tord l’estomac.
« Tu sauves des vies, lui a dit le Commandant. Si tu ne les arrêtes pas, ces zombies vont infester la Bulle, semer le chaos, la destruction. Alors n’hésite pas. Si tu les laisses entrer, eux n’hésiteront pas à te tuer. C’est le jeu de la vie et de la mort. Nous sommes du côté de la vie. La Bulle a été conçue pour sauver l’humanité des êtres de métal et de tout autre ennemi, il est donc vital de la protéger. »
Elle secoue la tête, un rictus de dégoût sur ses lèvres ourlées. Ce ne sont pas des zombies. Même si de loin, du haut de son perchoir en fer, elle peut aisément se les figurer en zombies. Surtout avec leurs haillons. Mais dans son viseur, elle voit parfois leur visage. Et leur regard perdu. Des crèves-la-faim que la Bulle ne peut accueillir. « Il n’y a plus de place », à dit le Commandant.
Elle détourne son regard en serrant les dents et enfonce sa casquette sur son crâne en sueur. Une pensée honteuse vient de lui traverser l’esprit. Lorsqu’ils viennent en horde à l’assaut de la paroi, ce n’est plus de son ressort. Sa corvée prend fin. Les Gardiens sortent « Gengis Khan », qui fait table rase. Un frisson parcourt son échine. Cette énorme machine envoie des kilos de plomb en quelques secondes. Un vrai massacre. Mais cela devient rare. Ils ont compris. On ne gâche pas du plomb pour des petits groupes, encore moins pour une personne isolée. Un sniper, une balle, une cible.
Au départ, on la sollicitait de temps à autre. Depuis six mois, elle monte au perchoir tous les jours. La moindre absence doit être justifiée. Autant dire qu’une simple grippe n’est pas un motif suffisant. Il faudrait qu’elle se coupe une main, voir les deux. Elle y a songé, c’est vrai, au sortir d’un cauchemar.
Ses yeux vairons se lèvent vers le ciel azur. Le seul intérêt du perchoir, songe-t-elle, amère. Être à l'extérieur de la Bulle, contempler l’horizon infini. Un bref instant d’évasion, où le possible déploie ses ailes.
Elle se mord les lèvres et jette un œil à sa montre. Encore cinq minutes et La teigne vient prendre la relève. Elle fait claquer sa langue, agacée. Cet avorton, qui la regarde comme si elle était captain marvel ou wonderwoman... Combien de fois a-t-elle eu envie de lui hurler : je suis un monstre, une tueuse, alors arrête avec tes yeux de merlan frit !
L’horizon commence à rosir. Roma s’éponge le front en soufflant. En cette fin de journée, la chaleur a envahi le mirador. Il faudra qu’elle en parle au technicien. Le climatiseur de la cabine doit être défaillant. La sniper scrute une dernière fois les abords du village dans son viseur. Et se fige.
Un casque rafistolé vient d’apparaître derrière un muret. À l’intérieur, une maigre tignasse blonde. Puis un front lisse et des joues sales et potelées encadrant des petits yeux noirs apeurés.
Merde, se dit-elle, ils ne vont tout de même pas envoyer leurs… C’est une cible, juste une cible. Un zombie, un ballon.
Sa gorge se serre. Les ordres du Commandeur sont clairs : tirez sur tout ce qui bouge. Elle a juste à appuyer sur la gâchette et c’est fini… jusqu’au lendemain. Le gosse agite une peluche, un lapin élimé auquel il manque une oreille. Il semble lui parler. Tire se dit-elle, tire…
– Vous voyez un zombie, chef ?
Elle sursaute et se tourne, un sourire pincé sur ses lèvres sèches. Elle ne l’a pas entendu entrer dans la cabine.
– Non.
Puis elle colle de nouveau son œil sur son viseur. Le gosse n'est plus là.
– Non, rien de rien aujourd’hui…
Elle met son arme en bandoulière, passe devant La teigne et s’arrête, les sourcils froncés.
– Tu sais bien que ce ne sont pas des zombies… et arrête de m’appeler chef, nom de… !
Le jeune homme se met au garde à vous et crie :
– À vos ordres chef !
Elle lève les yeux au ciel et s’apprête à descendre quatre à quatre les marches de la tour. Mais elle se ravise, sort un paquet de cigarette de son treillis, en met une dans sa bouche et tend le paquet.
— Tu veux t’en griller une ?
Décontenancé, La teigne fixe tour à tour le paquet, le poste de tir puis ses pieds.
– C’est que j’dois, bafouille-t-il en se grattant la nuque, le Commandant a dit qu’on doit pas perdre de temps entre les relèves…
Elle sort un briquet noir sur lequel apparaît une tête de mort, allume tranquillement sa cigarette et souffle une volute.
– Le Commandant on l’emmerde.
Bouche bée, La teigne lance un regard apeuré derrière Roma.
– T’inquiète pas, il ne vient jamais ici… La sale besogne, il n’aime pas trop la voir de près.
Elle tend le paquet avec insistance, invitant le jeune sniper à se servir. Celui-ci danse sur un pied, puis l’autre et finit par reculer en secouant la tête.
Roma hausse les épaules.
– Comme tu veux… Mais tu n’es plus un enfant, tu sais. Tu peux décider par toi-même.
Elle tourne les talons, visse son casque sur sa tête et dévale les marches. Le môme doit être loin, maintenant, se dit-elle, et puis La teigne aura un peu de mal à se concentrer. Elle sourit. Son “idole” qui joue les rebelles et l’invite à réfléchir par lui-même, sûr que ça va tourner sévère dans sa caboche.
Le Commandant lui a mis ce branleur dans les pattes pour qu’elle le forme, pour qu’elle en fasse une gâchette, un tueur sans état d’âme. Qu’il aille se faire f…ça y est, la colère afflue de nouveau dans ses veines. Il faut qu’elle se jette sous la douche, frotte sa peau à en rougir, se love dans sa serviette et, les écouteurs bien enfoncés dans ses oreilles, mette le volume à fond. De la bonne grosse musique pleine de guitares saturées et de batterie. Et que ça fuse, ça s’envole et emporte sa colère au loin. Elle a hâte.
En bas des marches, elle passe sa carte de pointage devant l’appareil enregistreur et va remettre son fusil et sa cartouchière à Trevis, le gardien de l’armurerie.
Le gros moustachu inspecte le matériel tout en mâchouillant son éternel bout de tabac.
– Pas de carton aujourd’hui ?
Elle secoue la tête en évitant le regard torve et pesant du gardien, puis file en direction de la Grande Porte. Le chemin sableux qu’elle emprunte est bordé de barbelés entrecoupés de croisillons et de panneaux « danger ». Elle jette un œil par-delà les barbelés, se demandant si la zone minée qui encercle la Bulle est là pour les protéger de toute intrusion ou pour les empêcher de sortir. Le rempart avec ses quatre perchoirs ne suffisait pas au Commandant. « Il nous faut des douves », a-t-il dit.
De chaque côté de la Grande Porte, des mitrailleuses suivent sa progression. Elle fixe du coin des yeux le bout de leur canon, les poings serrés. Les Gardiens ouvriront le feu au moindre geste suspect. Au moins, ce serait une mort rapide. Mieux que cette petite mort quotidienne, qui lui use le corps et le cœur.
Elle pose sa main droite sur le lecteur biométrique. La machine émet un clignotement et la porte s’ouvre. Elle traverse le sas, attend que la porte se referme derrière elle et passe devant deux gardes armés qui la lorgnent de pied en cap. L’un deux siffle et lance « moulante la combinaison ». L’autre rit, grassement.
Elle leur fait un doigt d’honneur en pensant que la Bulle n’a pas sauvé le meilleur de l’humanité. Ces deux-là, si elle les tenait dans son viseur, elle n’hésiterait pas. À la réflexion, il y a un tout un tas de crevards pour lesquels elle n’hésiterait pas. Elle en a essuyé des regards, des remarques. Pourquoi les hommes se croient systématiquement fondés à cracher leurs désirs salaces et leurs pensées médiocres, leurs petits préjugés à la con ?… « Nous allons fonder un ordre nouveau », a dit le Commandant. Elle secoue la tête en fulminant. Faudrait d’abord dégager les miasmes de l’ancien.
La poussière de ses bottes s’éparpille dans les ruelles étroites et aseptisées de la Bulle. Avec ses lumières artificielles, son enfilade de baraquements agencés en coquille d’escargot, cette ville lui fiche le bourdon. Une prison dorée, un bidonville à l’intérieur d’une cage de béton à moitié enterrée. Le prix à payer pour échapper à ces maudits cracheurs.
Avant d’intégrer son « clapier », comme elle l’appelle, elle s’arrête à l’échoppe de Benturo. L’andalou vend de tout dans sa gargote. Notamment de la gnôle. Du corrosif. Mais pas aujourd’hui. Juste un sachet de sucre.
Les mains dans les poches, elle remonte la rue et promène un regard machinal sur les petites portes en fer des logis accolés les uns aux autres. Toutes semblables, couleur sable. Seuls les numéros changent.
Elle s’arrête au 121 et frappe doucement. Son voisin ne répond pas. Le vieil homme doit encore somnoler. Elle toque de nouveau, mais de manière plus appuyée. La porte s’entrouvre au troisième coup. Aucun visage n’apparaît. Intriguée, elle pousse lentement la porte, qui grince tout de même.
« Hassan, lance-t-elle, j’ai pensé à ton sucre… »
Elle entre et embrasse la pièce du regard. Le vieil homme n’est pas là. Il flotte une odeur de jasmin. Elle se dirige vers le coin cuisine, où fume une théière en fer blanc un peu cabossée.
Elle le hèle de nouveau… Personne ne répond. Pas le moindre bruit. Son lit est en bataille, ses ustensiles éparpillés. Un homme si rangé… Des traînées noires apparaissent sur le sol, à côté de taches rouges et luisantes. Elle s’approche, fléchit les jambes et pose un doigt dessus. Le sang est encore frais. En se relevant, elle aperçoit un béret près du tonneau qui fait office de table. Un béret avec une cocarde bleue cerclée de noir.
Mâchoire serrée, elle sort du taudis d’un pas furieux. Les miliciens ont encore sévi, maugrée-t-elle intérieurement. Sarzek et sa bande de brutes ont dû l’emmener de force… Le regard noir, elle se met à courir en direction du centre de la Bulle. Avec un peu de chance, elle peut les intercepter avant qu'ils n’atteignent le Bloc. D’après les traces qu’elle aperçoit sur le chemin poussiéreux, ils marchent en traînant le vieil homme… Elle lui avait pourtant dit de se taire, de faire profil bas.
Quand le Commandant a proposé de créer une milice pour assurer la sécurité intérieure de la Bulle, tout le monde a approuvé. Surtout après « l’incident ». L’explosion de la salle où étaient stockées les vivres a créé un choc. « L’ennemi est entre nos murs. Nous devons le traquer et l’éliminer avant qu’il nous détruise. Le sort de l’humanité est entre nos mains. Nous serons impitoyables ! ». Le discours du Commandant avait claqué comme un fouet. Elle se souvient. Elle aussi avait applaudi.
Impitoyables… Ce mot résonne dans son crâne. Elle force l’allure. La rue en spirale commence à grimper, à lui cisailler les jambes. Elle aperçoit des silhouettes au loin, à travers les nuages de poussière. Ce sont eux… Elle glisse sa main droite dans la poche latérale de son treillis, en sort un coutelas. Sa bouche est sèche, son visage en sueur. Elle noue un foulard rouge derrière sa tête et fixe le groupe, les yeux étrécis. Hassan est encadré par deux miliciens qui lui maintiennent les bras. La surprise peut jouer en sa faveur. Ses poumons la brûlent. Elle s’apprête à bondir, serre le manche de son couteau. Mais sa course est stoppée net.
Elle se retrouve à terre, l’épaule endolorie. Quelqu’un l’a percutée. Aveuglée par les volutes de poussière et la sueur, elle cherche à tâtons son coutelas lâché lors de l’impact, tente de se redresser. Mais on la tire soudain par les pieds. Elle étouffe un cri, se débat, se tortille. Ses doigts raclent le sol, un ongle se brise. Elle est traînée sans ménagement dans un clapier. La rage au ventre, elle parvient à se retourner et balance ses poings. Un bruit sourd précède un cri de douleur. Elle a fait mouche, l’assaillant a lâché prise. D’un bond, elle se redresse et s’apprête à faire pleuvoir ses coups.
– Arrête Roma !
La sniper s’essuie les yeux et fixe, éberluée, la femme athlétique aux grands yeux noirs qui se tient devant elle, le bras levé et la lèvre ensanglantée.
– Fany ?… Mais qu’est-ce que tu f...
– Tu tiens à te faire tuer ? La coupe sèchement l’interpellée.
– Et toi ?…
– Merde Roma, qu’est-ce qui t’a pris ?
– C’est Hassan, ils l’emmènent au Bloc ! Je…j’aurais pu les avoir et…
– Tu aurais pu en avoir un, peut-être deux, mais ils étaient cinq, ils t’auraient abattue comme une chienne !
– Au moins j’aurais tenté quelque chose !
Interloquée par l’ire de son amie, Fany la dévisage pendant quelques secondes. Puis elle tamponne sa lèvre enflée à l’aide d’un mouchoir et dit calmement :
– Il y a mieux à faire que de mourir… On va aller voir le Commandant.
– Quoi ? Mais il n’en a rien à foutre ! Crache Roma, oscillant entre colère et mépris. Le vieil homme peut bien se faire défoncer, il ne lèvera pas le petit doigt !
– Oh que si…
Surprise par le ton assuré de son interlocutrice, la sniper reste bouche bée. Elle sait que Fany n’est pas du genre à parler pour ne rien dire. Qu’elle n’affirme rien à la légère. Ce qui peut parfois être agaçant.
Sourcils froncés, Roma fait claquer sa langue.
– Qu’est-ce que tu…
– Une expédition est prévue, la coupe Fany. Nous allons manquer d’eau.
– Merde…
– Comme tu dis… Et comme tu le sais, ils y vont avec le blindé. Et Hassan est celui qui connaît le mieux ce genre d’engins. C’est grâce à lui que les canons à eau ont été installés sur ce tacot… Ils ont besoin de lui. Surtout que le véhicule n’est pas en très bon état.
Roma fixe son amie en se mordant la lèvre. Cela fait plus de six mois qu’ils n’ont pas vu un cracheur. Ils ne viennent plus par ici. Le vieux a une théorie là-dessus. Ces machines sur pattes se désintéressent des déserts, des plaines arides. Elles se concentrent sur ce qui peut leur nuire : les endroits humides, où il y a de l’eau. Les monstres de métal n’auront de cesse de terraformer la planète, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule goutte.
En attendant, personne n’est pressé d’aller à leur rencontre. Une expédition est toujours risquée. Même avec un blindé.
– Tu veux vendre au Commandant la compétence d’Hassan, c’est ça ?
– Oui… S’il l’a oubliée.
– Alors allons-y !
Au moment où la sniper allait franchir le pas de la porte, Fany lui saisit le bras.
– Attends… Tu veux toujours partir d’ici, quitter la Bulle ?
Roma se retourne , plante ses yeux dans ceux de son amie et laisse passer de lourdes secondes.
– Oui.
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