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tome 1, Chapitre 7 « La femme d'il y a un siècle » tome 1, Chapitre 7

Chapitre 7

Elle l’observa quelques secondes puis grimaça. Ce bâtiment devait être un très beau lieu de divertissement réservé aux riches hommes et femmes de la haute société. Mais désormais, ce n’était plus qu’un théâtre humide et moisi, sans doute infesté de communautés entières de rats affamés. Laissé à l’abandon depuis près d’un siècle, il avait tout perdu de son ancien prestige. Seul subsistait son nom gravé dans la pierre au-dessus de la grande porte à deux battants qui avait accueilli bon nombre de spectateurs pendant un temps. Complètement défraîchi, il devait aussi être dans un sale état à l’intérieur. Ce qui ne donnait pas vraiment envie d’y entrer…

― Elana ?

― Oui je sais… Allons-y, marmonna-t-elle en avançant à contrecœur.

Souhaitant ne pas être la première à entrer dans ce bâtiment, Elana se mit à côté de son ami vampire qui avait pris la tête de l’expédition depuis leur arrivée. Les lieux historiques étaient pour lui un endroit de divertissement, il aimait s’amuser à étudier dans les moindres détails l’architecture et la décoration des siècles précédents. Féru d’histoire, si quelqu’un avait une question, il savait y répondre quoi qu’il arrive ! Ils continuèrent à avancer avec précaution afin de ne pas se casser quelque chose en marchant où il ne fallait pas, c’est pourquoi ils mirent une bonne demi-heure à arriver devant l’entrée. Les immenses battants étaient quelque peu dégondés, ils durent donc les pousser délicatement pour ne pas que l’un ou l’autre ne se ramasse sur leur tête.

Ils découvrirent des vestiges tout à fait banals pour un théâtre : des rangées de sièges en velours, des rambardes et des escaliers menant aux alcôves réservées aux personnes les plus riches, une scène, d’immenses rideaux carmin et enfin des chandeliers reposant par terre un peu partout. Un seul mot vint alors à l’esprit d’Elana : poussiéreux. Toiles d’araignées, poussière, humidité et autres acariens se partageaient l’endroit dans une silencieuse cohabitation.

― Ce lieu est tout à fait banal. Je ne vois pas comment cela pourrait nous aider à avancer dans notre enquête, fit remarquer la jeune femme en montant sur la scène pour avoir une vue d’ensemble.

Pendant qu’elle observait ce recoin, ses amis se dispersèrent afin d’examiner les endroits possibles où pourrait se cacher un indice. Mais ils revinrent tous très vite les mains vides, et un peu découragés.

― Il n’y a rien ici, on ferait mieux de partir, déclara Stefan en grimaçant.

― Et pourquoi ça ? Le toutou aurait-il peur de quelques sièges poussiéreux ? ricana Vince.

― Espèce de…, commença le loup-garou en s’avançant d’une façon menaçante vers le vampire qui continuait à sourire d’amusement.

― Ça suffit les gamineries ! Vous n’arrêtez pas de vous lancer des piques comme des gamins… surtout toi, Vince ! Laisses Stefan tranquille, il ne t’a rien fait !

― Oui mais c’est tellement amusant de le voir sortir de ses gonds pour si peu, répliqua-t-il d’un ton léger, les yeux pétillants de malice.

Un grognement parvint alors aux oreilles d’Elana, et elle sut que c’était son ami lycanthrope qui n’appréciait pas du tout d’être pris pour une source d’amusement. Plus particulièrement venant d’un vampire. Ne pouvant s’empêcher de soupirer devant leur attitude, elle s’avança pour aller leur donner une bonne correction. Mais soudain, le plancher sur lequel elle se trouvait céda. Et pour la deuxième fois en moins de vingt-quatre heures, elle se retrouva couchée sur quelque chose de dur, très dur même. Elle avait atterri sur un sol fait en plaques de granite qui ne portait pas un gramme de poussière, à son grand étonnement. Et lorsqu’elle se leva avec difficulté en jurant contre sa malchance, elle entendit ses amis l’appeler avec inquiétude.

― C’est bon je n’ai rien à part un fessier cassé ! Bon sang, ça fait déjà trois fois que je me ramasse en même pas une journée ! J’en ai ras-le-bol ! s’écria-t-elle, furieuse.

En réponse à ses jérémiades, quelques rires vinrent à ses oreilles. Ce qui l’énerva encore plus.

― Au lieu de ricaner comme des mongoles, venez me rejoindre ! Il y a quelque chose de bizarre ici !

Tout de suite après, ses amis descendirent à leur tour, lampe torche en main.

― Ah oui. C’est en effet très étrange, fit Vince en braquant son faisceau lumineux vers le fond du couloir.

Ils se trouvaient dans un couloir richement décoré où les murs étaient recouverts d’une tapisserie d’un bleu royal avec des étoiles dorées. Une douce lumière se dégageait un peu plus loin, il devait donc sûrement y avoir quelqu’un. Intrigués, ils s’avancèrent tout en restant sur leurs gardes au cas où. Mais ce qu’ils découvrirent au bout de ce passage les fit s’arrêter brutalement.

― Impossible, murmura Elana, les yeux écarquillés.

Le lieu où ils se trouvaient n’était pas infesté par les rats, loin de là ! Il y avait des colonnes en marbre blanc à chaque recoin, des murs tapissés de velours écarlate, un sol recouvert de tapis persans, une splendide coupole ornée de femmes nues, des chandeliers recouverts d’or et des meubles faits d’un bois vraisemblablement très précieux. Le tout donnait un style très particulier à cette pièce qui se trouvait pourtant en dessous d’un vieux théâtre laissé à l’abandon. Opulence et exotisme en étaient les maîtres mots.

― Quel est cet endroit ? souffla-t-elle, émerveillée.

― C’est une très bonne question, Mademoiselle, répondit une voix sortie de nulle part.

À l’instant même, un homme s’avança au milieu de la pièce, un sourire de prédateur aux lèvres. Bon sang… Vince avait tout d’un aristocrate un peu sadique et Stefan d’un canon ténébreux mais celui-là… C’est un véritable aimant à femmes ! Il aurait pu avoir n’importe laquelle s’il le voulait. Élancé, avec le teint cuivré, il ressemblait à un Égyptien de l’antiquité. Ses traits finement ciselés, ses pommettes hautes, son nez aquilin et son front altier, le rendaient vraiment très attirant. Ses yeux noirs en amande étaient soulignés d’un trait de khôl et il avait une touche de couleur sur ses lèvres charnues. Ses longs cheveux d’ébène étaient tressés dans son dos, atteignant le pagne blanc qui constituait l’unique vêtement sur le plus beau corps qu’elle n’ait jamais vu. Me convertir à la religion égyptienne n’est peut-être pas une si mauvaise idée finalement… Elana secoua la tête pour tenter de se ressaisir mais ce ne fut que lorsque Vince mit sa main sur son épaule qu’elle revint à la réalité. Elle prit une profonde inspiration puis sentit son ami se crisper, la mâchoire serrée et le regard sans émotion.

― Ma Maîtresse vous attend, déclara l’inconnu d’une voix grave et veloutée.

― Maîtresse ? Est-elle une vampire, comme vous ? demanda Vince sur un ton posé.

― Vous ne le saurez que si vous venez avec moi, lui répondit-il simplement sans se départir de son sourire.

Son interlocuteur se tourna vers sa voisine et dit :

― Elana, restes avec Stefan. Je vais le suivre.

― Quoi ? Tu ne vas pas y aller seul tout de même ! Je viens avec toi ! protesta-t-elle vigoureusement.

― Nous ne savons qui est ce vampire et l’identité de cette « Maîtresse » vivant dans le sous-sol d’un théâtre abandonné. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, expliqua-t-il en la prenant par les épaules.

― Mais je…

― Ce ne sera pas nécessaire. La Demoiselle doit venir aussi, coupa l’homme, son regard passant d’Elana à Vince avec intérêt. Il ne lui arrivera aucun mal si c’est ce que vous craignez.

Tous le fixèrent avec méfiance. Est-ce qu’ils devaient le croire ? C’était un vampire après tout, et vivant dans un endroit tout à fait imprévisible qui plus est. Il y avait également cette « Maîtresse » qui semblait au courant de leur arrivée alors que personne d’autre qu’eux ne le savait. Voilà de quoi se poser de nombreuses questions. Mais pour avoir les réponses, ils n’avaient pas le choix : suivre cet homme malgré le danger. Chacun s’entre-regarda quelques instants, comme pour confirmer qu’ils étaient tous du même avis, avant de s’avancer et de suivre l’Égyptien.

Ils quittèrent cette sorte de vestibule pour directement atterrir dans un autre couloir tout aussi somptueux que le précédent. S’ensuivit un escalier de marbre au nombre incalculable de marches. En silence, ils descendirent pour arriver devant une porte à double battant en acajou sculpté. C’est face à celle-ci que leur guide s’arrêta avant de se retourner vers eux.

― L’endroit où nous allons entrer n’est pas fait pour les innocents. Je ne pense donc pas que cela soit une bonne idée que la jeune demoiselle aux cheveux d’or nous suive.

― Nous ne sommes plus des enfants. Fenl vient avec nous, un point c’est tout, assura Elana d’un ton qui se voulait sans appel.

― Très bien. Comme vous voudrez.

Tout de suite après, il ouvrit la porte et les mena dans une pièce sombre où résonnaient les notes d’une musique orientale. Chacun leurs tours, ils balayèrent du regard la pièce allongée drapée de voiles légers et de soieries. Un grand nombre de gros coussins jonchaient le sol. Divers hommes et femmes étaient allongés dessus, en train d’inspirer avec avidité de la fumée d’opium à l’aide de narguilés en cuivre exotique. Pourtant, ce ne fut pas cela qui attira leur attention, mais les coins de la salle. Malgré la pénombre, ils ne pouvaient se méprendre sur la nature de ces mouvements et de ces gémissements… L’estomac noué, Elana se rapprocha instinctivement de son ami loup-garou. L’atmosphère de cet endroit lui donnait la nausée, à la fois sombre et avide.

Heureusement pour elle, leur guide les amena tout au fond de la pièce, repoussa un voile doré et les fit entrer dans une autre salle, cette fois circulaire. Elle était décorée de la même façon, avec cet exact style oriental, mais quelque chose de différent régnait ici. Cette fois, c’était une aura de puissance, glaciale et tranchante qui lui fit froid dans le dos malgré la chaleur ambiante. Et Elana découvrit vite d’où elle venait. Au centre, se trouvaient un immense tas de coussins empilés les uns sur les autres pour mieux accueillir la personne qui était couchée dessus. De dos, on ne pouvait voir que le corps svelte d’une femme aux longs cheveux d’ébène et à la peau mâte.

― Maîtresse, vos invités sont arrivés, déclara leur guide en se positionnant à côté du lit oriental.

En réponse à cela, l’inconnue se retourna vers le petit groupe d’amis avec une grâce et une lenteur digne d’une femme de haut rang. Un vampire, se dit aussitôt Elana. Peu de femmes pouvaient se mouvoir ainsi. De plus, elle possédait cette beauté venue d’ailleurs qui confirmait qu’elle était plus qu’une humaine. Son corps élancé n’était recouvert que d’un simple voile de tulle agrémenté de quelques bijoux. Ses cheveux bouclés encadraient un visage fin, presque félin, et des yeux d’un bleu océan. Elle avait tout d’une déesse Égyptienne ayant traversé le temps sans prendre une seule ride. Elana sentit alors une certaine jalousie envahir son cœur, elle n’était même pas banale face à cette femme. Elle était fade et sans intérêt. Non pas qu’elle soit moche, loin de là. Ses yeux vairons en amande étaient ce qui se remarquait le plus avec ses longs cheveux couleur de feu qui tombaient jusqu’au milieu de son dos. Son visage montrait des traits fins et délicats, toute trace de l’enfance s’étant volatilisée. Sa peau pâle et ses formes avantageuses ne laissaient aussi pas indifférent. Elle avait un petit succès chez les garçons, mais seulement parmi les humains. Elle ne devait pas correspondre aux critères de beauté des démons et autres créatures surnaturelles.

Toutefois, Elana ne s’y attarda pas trop, préférant reporter son attention sur la femme devant elle. Celle-ci, désormais assise, les observa un à un jusqu’à se stopper sur un de ses amis. D’ailleurs, celui-ci, s’était encore plus crispé lorsqu’il était arrivé dans cette pièce. Son visage reflétait un certain stress accompagné maintenant de dégoût lorsque la beauté en face de lui le regarda avec attention. Ses lèvres fines le devinrent encore plus, ses sourcils se froncèrent brusquement, sa mâchoire se contracta jusqu’à en devenir douloureux alors que ses yeux reflétaient une froide lueur de colère contenue en lui. Soudain, alors que personne ne s’y attendait, la femme éclata d’un rire cruel avant de soupirer doucement en fixant d’un air hautain le vampire aux cheveux d’argent.

― Moi qui pensais que tu étais mort ! Quel bonheur de te revoir… Vince, susurra-t-elle langoureusement.

Le concerné se contenta d’articuler difficilement d’une voix rauque, ses yeux remplis de colère :

― Alessia.

*****************************************************

15 juin 1914. Paris.

Les humains sont-ils tous condamnés à s’autodétruire mutuellement ? Voilà une question que je me pose depuis plusieurs siècles. Cela fait déjà douze jours que l’Allemagne a déclaré la guerre à mon cher pays : la France. Le climat était tendu depuis le mois de juin, mais maintenant il est totalement hostile. Les périodes à venir risques d’être vraiment dur pour tout le monde, même pour nous les vampires. Je n’ose même pas imaginer si l’armée allemande venait à découvrir notre existence ! Soit ils nous prendraient comme sujets d’expériences, soit comme armes contre leurs ennemis. Je n’ai plus vu ça depuis la Révolution française ! Nous ferions mieux tous de nous faires discrets le temps que cette guerre passe. Moi y compris… Mais ce n’est pas pour autant que je vais rester cloitré dans ma demeure, seul et sans distraction. Mon travail ne peut attendre la fin de ce conflit humain, je me dois de le continuer. Ce n’est pas au bout de cinq cents ans que je vais m’arrêter maintenant.

Concernant cela, j’ai entendu parler dernièrement d’un groupe de vampires qui se rassemblait tous les vendredis soirs au Bar de la Lune Enchevêtrée. C’est un endroit habituellement réservé aux hautes sphères de la société, ce qui m’a encore plus intrigué. Que peuvent-ils faire dans ce genre de lieu ? Sûrement pas seulement boire un coup et aborder quelques demoiselles. Je me dois d’aller découvrir le fin mot de cette histoire, et surtout d’y mettre un terme.

Le bout de sa plume termina son travail par le point final de ses pensées. Suite à cela, il ferma son journal et le posa sur le bord de son bureau style renaissance. Un léger soupir ainsi qu’un grincement de chaise cassèrent le silence ambiant qui ne le dérangeait pourtant absolument pas. Il vivait seul depuis près de cinq cents ans, approximativement lorsqu’il avait commencé à faire ce travail. La solitude était quelque chose qu’il avait accepté au fil de ces années, elle était comme une compagne qui, jamais, ne le lâcherait. Et son statut d’immortel faisait que, bien souvent, il perdait les personnes à qui il tenait. C’est pour ça que depuis maintenant un bon bout de temps, il ne s’attachait à plus personne, préférant ainsi la solitude caractéristique à ceux de son espèce. Il n’était pas le seul dans ce cas, quelques rares d’entre eux avaient le courage de se construire une vraie vie. Bien souvent, ces personnes transformaient ceux qui leur sont chers en immortels. Ainsi, ils pouvaient se fonder une « famille », perdant de suite leur statut de vampire solitaire. D’autres encore, plus rare cette fois, en étaient venus à l’état d’asservissement. Ces derniers se choisissaient, ou étaient choisis, par une personne pour devenir un vampire asservi. Suite à un pacte reconnu comme indéfaisable, ils devaient protéger, servir et soutenir leur maître ou maîtresse au péril de leur vie. Ils étaient ainsi enchaînés pour l’éternité à leur possesseur. Voilà pourquoi très peu d’entre eux étaient dans cette situation.

Perdu dans ses pensées, son regard dévia quelques instants sur le tableau en face de lui. Celui-ci représentait deux personnes habillées aussi dans le style renaissance. Une femme à la longue chevelure de feu était assise sur une magnifique chaise faite entièrement de velours carmin, située devant un homme à l’allure altière, les bras croisés derrière son dos. À sa façon de se tenir debout et avec ses cheveux argentés tirés en arrière, il avait tout l’air d’un militaire. On aurait pu dire que cette peinture était d’une incroyable beauté si un détail ne venait pas briser l’ensemble de l’œuvre. Le visage de ce dernier avait disparu, laissant une ombre noire à la place. Et cela avait été fait volontairement sans aucun doute.

Suite à un petit moment de nostalgie, l’homme se leva puis se rendit dans sa chambre afin de se vêtir correctement. Le Bar de la Lune Enchevêtrée n’acceptait pas les roturiers, il devait donc prendre des atours plus convenables que son long peignoir de soie noire. Environ dix minutes plus tard, il ressortit et partit en direction de sa Ford T. importée des États-Unis, elle était un véritable bijou pour lui.

Il se retrouva, une demi-heure après, devant un bâtiment aux airs luxueux. Des magnifiques plantations côtoyaient les multiples lampadaires qui donnaient à la rue une impression particulière. Cet endroit était tout ce qu’il y avait des soirées mondaines au début des années 1900. Même les immenses battants en bois sertis de verre accentuaient cette ambiance. Et cela ne s’arrangea pas lorsqu’il entra dans le bar. Rempli de monde, tous étaient vêtus de manière à ce que chacun puisse voir la richesse de son propriétaire. Si l’on voulait se montrer et se faire remarquer, c’était bien ici qu’il fallait venir. Véritable lieu de villégiature, il exprimait parfaitement la superficialité des gens de ce milieu. Tous ne pensaient qu’à se faire un nom ainsi qu’une place chez les « hauts placés ».

Exaspéré par le comportement de ces personnes, le vampire alla s’asseoir au bar et commanda un whisky. Tout en sirotant son verre, il observa les lieux en quête du groupe qu’il recherchait. Et une chance pour lui, il le trouva très vite. Affalés dans un coin dit « privé », cinq hommes étaient en train de boire en compagnie de nombreuses demoiselles. Des humaines. Elles étaient ce qu’on appelle aujourd’hui des escort-girl. Vu le nombre de bouteilles vides, je dirai qu’ils sont là depuis un bon moment déjà. Maintenant, il faudrait que je trouve un moyen de les aborder. Mais à moins de me transformer en femme, je ne vais pas pouvoir les approcher aussi facilement, surtout s’ils arrivent à ressentir que je suis également l’un d’entre eux. Cependant, cela m’étonnerait franchement. Vu mon âge, je ne pense pas que de petits vampires de moins d’un siècle puissent me détecter.

― Un Bowmore ? Très bon choix ! dit une voix féminine à côté de lui.

L’homme se tourna et tomba nez à nez avec une demoiselle âgée d’une trentaine d’années, vêtue d’une superbe robe bleue qui s’accordait parfaitement avec ses yeux de la même couleur. Ses cheveux d’ébène légèrement bouclés tombant gracieusement dans son dos encadraient un visage fin, à la peau aussi mâte qu’une Égyptienne. Une très belle femme qui aurait pu être une de ces dames de la haute société française, malgré cette lueur féline et mesquine au fond du regard. Et également son statut de vampire.

― À qui ai-je l’honneur ? lui demanda-t-il calmement.

― Alessia Vernstoski.

― Ah. La fille de Monsieur Vernstoski, des entreprises d’armes à feu qui subviennent aux besoins de l’armée allemande ?

― C’est exact. Et pourrai-je savoir qui vous êtes ? Je ne vous ai encore jamais vu ici, c’est pour dire que j’y passe un certain temps, dit-elle avec un sourire charmeur tout en s’asseyant à côté de son interlocuteur.

― Je ne suis qu’un homme en manque de distraction, savoir mon nom ne vous sera d’aucune utilité, Mademoiselle.

― Oooh vraiment ? Voilà enfin un homme digne d’intérêt en ces lieux, susurra-t-elle à son oreille dans une invitation flagrante qui ne lui fit ni chaud ni froid.

Il devinait très bien où cette femme voulait en venir. Encore une de ces vampires cherchant à se distraire avec une proie arrivant à résister à leur charme. Pourtant, il ne saurait dire si cette dernière connaissait son propre statut, si elle savait qu’il était lui aussi un buveur de sang. Mais ceci ne l’intéressait pas en cet instant, il n’avait d’yeux qu’au groupe d’immortels toujours présent. Malheureusement ou heureusement pour lui, sa voisine remarqua très vite son petit manège.

― Je vois que ces jeunes gens vous intéressent grandement alors que vous n’avez même pas bronché à ma vue. Avez-vous une préférence pour les hommes, Monsieur ? demanda-t-elle d’un air soudain distant en se redressant.

― Je vous rassure, vous êtes d’une très grande beauté, Mademoiselle. Je ne suis tout simplement pas venu pour batifoler, rétorqua-t-il sans pour autant lui accorder un regard.

― Alors qu’êtes-vous venu faire ici ? Cet endroit est un lieu de luxure réservé aux hautes sphères de la société. Et la vue de toutes ces femmes ne vous fait absolument rien, ce qui est d’ailleurs extrêmement surprenant venant d’un homme, fit-elle bon de remarquer.

― Je ne suis donc pas un homme comme les autres.

Suite à cette réponse, le vampire se tut. Tandis qu’il continuait à fixer discrètement les personnes qui l’intéressaient, sa voisine suivit son regard quelques instants avant de comprendre le problème.

― Vous souhaitez peut-être aborder ces jeunes gens ? Je peux vous aider si vous le voulez.

Il se tourna vers elle, une légère lueur de surprise dans les yeux.

― Et pourquoi feriez-vous cela ? Vous ne me connaissez point et je viens de refuser vos avances. Cette attitude aurait déjà fait fuir bon nombre de femmes.

― Car je vous aime bien, tout simplement. Vous n’êtes pas comme les autres hommes et vous m’intéressez grandement, Monsieur.

Méfiant face à cette soudaine gentillesse venant de cette vampire, il resta quelques instants muet. Celle-ci en déduisit qu’il devait très certainement hésiter à accepter sa proposition. En même temps, cet homme ne doit jamais avoir besoin de l’aide d’une femme, il a l’air bien trop fier et solitaire pour ça. Enfin, cet homme… plutôt ce vampire.

― Et puis, nous devons bien nous soutenir entre buveurs de sang. Sinon, que ferions-nous si tous les vampires se faisaient la chasse ? déclara-t-elle afin de lui montrer qu’elle n’était pas aussi bête et superficielle que ces dames de la noblesse.

Le silence de son congénère s’accrut encore plus mais elle put voir son visage se contracter légèrement avant de revenir à son air froid et distant. Ne souhaitant pas attendre sa réponse – qui serait venue beaucoup trop tard – elle se dirigea vers le groupe. Son interlocuteur la suivit des yeux, quelque peu surpris, et vit qu’elle discutait… enfin faisait ouvertement des avances au chef de ces vampires… D’ailleurs, elle s’en sortie plutôt bien car elle réussit à s’asseoir à ses côtés d’un air aguicheur, avant d’inviter du regard l’homme au bar à venir les rejoindre. Ce qu’il fit immédiatement, même si son instinct lui disait de ne pas faire confiance à cette femme.

Suite à cela, il réussit à s’infiltrer dans ce groupe de vampires et put enfin accomplir son objectif : découvrir quel était leur but et les tuer en conséquence. Ces derniers étaient en fait des marchands d’esclaves de démons, qu’ils revendaient à de riches personnes de la noblesse à des fins personnelles. Ce fut donc grâce à ce vampire vieux de plusieurs siècles que ce réseau d’esclavage fut démantelé. Et c’est encore une fois son nom de chasseur qui fit frissonner bons nombres de clans de démons, se sentant totalement démunis devant ce tueur sévissant depuis maintenant près de cinq cents ans et qu’ils n’avaient toujours pas réussi à arrêter. Le vampire chasseur de vampires. L’Hemolc’her, Vince Magaldhaes.

***********************************************

Vingt-cinq ans plus tard, Manoir des Magaldhaes.

― Espèce de salope ! Comment as-tu pu me faire ça ?! s’écria une voix masculine avec colère.

En face de lui se trouvait une femme. Sa femme. Celle qui venait de le trahir et de lui planter un pieu en plein cœur. Celle qui l’observait d’un air hautain, le regard rempli de mépris et de dégoût tandis qu’il souffrait le martyre.

― Hahaha ! Qu’est-ce que tu croyais ? Que j’étais restée avec toi pendant toutes ces années parce que je t’aimais ? Tu as cru un seul instant que j’avais de tels sentiments ? Pour toi ?

― Je t’aime ! Depuis près de vingt-cinq ans je t’ai aimé ! Et c’est comme ça que tu me traites ?! Nous avons vécu ensemble pendant tout ce temps !

― La ferme ! Tu es un déshonneur pour tous les vampires ! Toi, qui les chasses comme des animaux avant de les tuer sans remords. Nous avons le droit de vie, comme tout le monde ! Et ce n’est pas à toi de décider qui doit mourir !

― Mais nous sommes déjà morts ! La seule chose qui nous maintient en vie c’est le sang humain ! Nous sommes des monstres, quoi qu’on en dise ! répliqua furieusement l’homme, une main serrant sa chemise déchirée et imbibée par son sang. Je ne fais que rétablir l’équilibre des choses en tuant les démons profitant des mortels et des immortels !

― N’essayes pas de défendre ta « cause » ! Ce n’est pas un équilibre que tu souhaites, mais un bain de sang ! Tu aimes tuer, je le sais ! Ce n’est pas pour rien que je suis restée à tes côtés aussi longtemps. Si je t’ai abordé dans ce bar et que je t’ai aidé c’était bien pour une raison. Mon seul but était de découvrir comment te tuer, toi, L’Hemolc’her ! Cela fait depuis plus de cinq cents ans que tu nous pourris la vie, maintenant c’est à toi de subir notre vengeance !

Remplit d’une colère noire, elle arracha l’une des lampes à huile accrochée au mur et la brandit d’un air furieux face à son époux. Ses yeux ainsi que son visage montraient à quel point elle le haïssait, à quel point elle souhaitait sa mort. Un rictus cruel déforma ses lèvres si parfaites, il n’avait plus en face de lui la femme qu’il avait aimée mais son assassin.

― Tu ne comptes quand même pas…, commença-t-il difficilement en retenant un hoquet de douleur.

Malgré son statut d’immortel, il pouvait lui aussi mourir et ressentir la douleur. Et en cet instant, il la vivait doublement : celle physique et celle du cœur. Cette femme venait de briser son cœur meurtri qui avait enfin retrouvé un peu de chaleur depuis ces longs siècles de solitude. Depuis qu’il l’avait perdue. Elle. Celle pour qui il avait risqué sa vie il y a de cela cinq cents ans, et qui avait disparu malgré ses efforts. Pendant presque toute son existence il avait été seul dans ce monde froid, terne et sans intérêt. Plus rien n’avait de valeur à ses yeux jusqu’à ce qu’il la rencontre, l’amour de sa vie. Cette femme si chère à son cœur, qui lui avait rendu le bonheur et le goût de vivre, le soleil dans son âme remplie de ténèbres. Mais alors qu’il repensait à son ancien bonheur, sa nouvelle épouse fixa la peinture derrière lui avec dégoût.

― Oh si, je vais oser… Tu vas pourrir ici avec ton cher tableau et tout ce qui reste de toi en ce monde. Ainsi, je vais enfin être libérée de toi et notre vengeance aura été accomplie. Tu ne tueras plus personne !

Immédiatement après, elle fracassa la lampe par terre. Et très vite, le tapis prit feu devant les yeux bleus de la jeune femme qui se contentait d’observer les flammes lécher les meubles, les murs et tous les objets de la pièce dans une danse meurtrière. Mais ce n’est que lorsque la toile s’embrasa qu’elle se décida à s’en aller. Elle se retourna et partit d’un pas déterminé, sans un regard pour son mari qui gisait toujours au sol. Ce dernier essaya alors de bouger afin de réussir à contempler la chose la plus précieuse à ses yeux. Malheureusement, il ne réussit qu’à s’affaler sur le sol dans un grand bruit sourd tandis que son regard déviait vers le haut. Ses yeux d’obsidienne rencontrèrent deux iris aussi vert qu’une plaine ensoleillée. Une douce tendresse anima ses traits parfaits dans un dernier adieu à cette femme qu’il avait tant aimée tandis que les flammes consumaient ce qui restait de l’homme qu’il avait été. Puis un instant lui revint en mémoire : la vision de sa défunte épouse en train de rire joyeusement devant la bouille du nourrisson qu’elle tenait dans ses bras avec amour.

― Aerin…

Quelques instants plus tard, l’ensemble de la demeure prit feu, laissant seul le vampire mourir avec le souvenir de son amour perdu et écrivant un point final à la famille Magaldhaes.


Texte publié par zhenli, 14 avril 2015 à 15h10
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