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« Voulez-vous m'épouser ? » demanda la bête.

A l'autre côté de la table, une jeune femme posa ses couverts tranquillement. Tous les soirs, la chimère formulait invariablement la même demande. Si au début elle avait été choquée par une telle proposition, la répétition de celle-ci avait quelque peu émoussé sa gêne. Elle était désormais attendrie de l'acharnement de son prétendant. Ce soir comme tous les soirs, elle lui répondit :

« Non, seigneur la Bête. »

Il s'affala sur sa chaise, toujours aussi touchée par le refus de sa belle. Il aurait dû s'habituer, mais il avait le fol espoir de voir la réponse basculer en sa faveur.

« Vous ne me demandez pas pourquoi je vous réponds toujours non ? » interrogea-t-elle, à la fois amusée et peinée par la déception de la bête.

« Je sais les raisons de votre refus... »

« Ah bon et quelles sont-elles ? »

« Dois-je vraiment les énumérer ? Je suis un animal et je vous tiens contre votre gré dans mon palais. »

Elle sourit, désormais émue.

« Vous avez tort. Ce n'est pas pour cela qu'à chaque dîner, je refuse vos avances. »

La bête se redressa, une de ses oreilles pointues penchées, comme aux aguets.

« Ma réponse est non, car je ne peux décemment épouser un inconnu. »

Il s'avachit de nouveau, car il pressentait la suite de la discussion. Elle le remarqua et se hâta de le supplier :

« Racontez-moi votre histoire, s'il vous plaît. »

Son rire triste siffla entre ses crocs, rauque et roulant comme le tonnerre.

« En quoi cela pourrait-il faire flancher votre volonté? »

« S'il vous plaît. Partagez cela avec moi. »

« Je vous dirai tout. Je peux bien me confier à vous, ma tendre amie. »

Elle soupira de soulagement. Elle avait fini par obtenir ce qu'elle souhaitait à force d'acharnement. Bien sûre, elle n'était pas fière d'utiliser son ascendant sur lui pour l'user et l'abuser, mais la fin justifie les moyens.

Il tourna sa tête de lion vers les larges fenêtres. Elles étaient fouettées par des flocons de neige, emportés par le vent blanc de la tempête. Leurs éclats translucides accrochaient la lueur des bougies, alors que dehors la nuit avait recouvert la forêt d'un rideau aux mille et un accrocs de lumière.

« Je suis tombé amoureux d'une femme, il y a bien longtemps de cela. »

La bête scruta du coin de l'œil sa convive. Elle était tout ouïe, ne semblant pas prendre ombrage d'une ancienne amante. Elle n'avait pas à craindre l'ombre d'un fantôme. « Le craignait-elle seulement ? » pensa le lion.

« Un jour, elle me fit promettre de la laisser partir une nuit. Je lui promis, mais bientôt la peur qu'elle aille rejoindre un amant me fit regretter ma promesse. Sans doute, étais-je aussi vexé d'être ainsi évincé de sa vie, ne serait-ce que pour une nuit. Alors quand elle s'en alla, je la suivis. J'ai ainsi traversé une grande partie de la forêt, guettant et marchant sur ses traces. Parfois je l'entrapercevais entre deux silhouettes d'arbres nus. Elle était tellement joyeuse qu'elle n'entendait pas mes pas, couvrant leurs bruits de chants délicats. Elle était apprêtée comme pour aller rejoindre un prétendant. J'étais fou d'une rage silencieuse, me jurant de la punir pour m'avoir trompé. Mais c'est moi qui me fourvoyais à son sujet. »

« Arrivé à l'orée d'une clairière, je fus surpris d'y voir des tables mises, débordant de mets parfumés et de carafes au verre le plus pur. Des tentures d'un rouge sombre formaient comme un toit dans ce lieu insolite que des centaines de candélabres illuminaient. Je fus éblouie non pas seulement par la clarté mais aussi par la beauté. C'était un endroit merveilleux, Belle. J'aurais aimé vous y emmener, mais trop de mauvais souvenirs y sont enracinés. Je m'égare, je le vois à votre regard. Vous voulez que je continue mon histoire. Soit. Si l'endroit était étrange, les convives l'étaient tout autant. Des harpies aux ailes sombres*, des cerfs aux bois ornés de perles, des faunes aux têtes couronnées de feuille d'or, et de nombreuses nymphes* qui ne semblaient pas souffrir de l'hiver malgré leur tenue légère... Il y avait toutes ces créatures réunies pour un dîner dans la forêt. Je compris alors que ma bien-aimée était une des leurs. Je la vis danser, une cascade de bijoux baignant son front de cristal. Je fus d'abord en colère de la voir ainsi batifoler avec ses semblables. Pourquoi ne m'avait-elle pas dit la vérité ? Mais voilà que j'entendais désormais de la musique sans musiciens, comme provenant de l'obscurité de la forêt. »

« J'ai été stupide de me montrer, mais j'étais si obnubilé par cette beauté ! La colère avait laissé place à la curiosité. Je voulais tout goûter, tout boire, danser avec chacun des invités... Je riais comme un dément, me sentant stupidement conquérant d'avoir surpris le secret de mon amie. Mais la réaction ne fut pas celle que j'escomptais et je vis vite que ma présence n'était guère désirée. Les harpies sortirent leurs griffes, les cerfs fouettèrent le sol de leurs sabots, les faunes grimacèrent et les nymphes se transformèrent en nuage de fumée. Ce fut comme un douloureux réveil. je n'étais pas invité, je n'étais pas des leurs et j'allais être puni pour cet affront. »

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Comment aurait-il pu oublier les mots prononcés par ce faune. Il les entendait encore résonner à ses oreilles:

« En quel droit un humain vient troubler notre fête du solstice d'hiver ! »

Il avait bien compris qu'il avait outrepassé un interdit, mais ne saisissait pourquoi cela lui était refusé. Il en avait ressenti un profond sentiment d'injustice mêlé à de la honte.

« Pourquoi ne suis-je pas invité ! Ma femme l'a été ! »

« Ta femme est une nymphe, pas toi. Tu n'as aucun droit sur nous et tu es bien prétentieux pour te comporter comme un seigneur en dehors de ton fief ! Je vais t'enlever ton allure de chevalier pour montrer à la face du monde ton vrai visage, celui d'un animal incapable d'obéir ! Tu te transformeras une chimère, à moitié créature et à moitié homme, mais tu ne seras ni accepté de tes frères de sang, ni de tes frères de poils ! »

Et pour sceller cette diatribe, le faune crachant trois fois à terre. Les autres créatures l'imitèrent et disparurent dans les alentours boisés* tandis que le seigneur tombait dans les abysses d'une douleur fulgurante. A son réveil, il avait rampé jusqu'à la rivière pour y voir son reflet. L'horreur le gagna en voyant son nouveau visage.

Une bourrasque le tira de ses souvenirs.

« C'est ainsi que je devins cet être horrible que je suis. Je paie pour l'éternité le péché de curiosité, condamné à la solitude. Et aussi à la culpabilité, car je ne peux m'empêcher de me dire que j'ai eu tort. C'était aussi prétentieux que de voir l'au-delà sans mourir. Voilà, vous savez tout. Je suis désormais obligé de négocier la compagnie de mes invités. Je suis aussi obligé de me travestir en ce que je ne serai plus jamais, engoncé dans ses costumes trop petits pour ma carrure de bête. »

Il regarda de nouveau la belle, celle-ci était si touchée que ses yeux brillaient de larmes.

« Ne pleurez pas, ma belle. Mon cœur se fend à l'idée de votre pitié. Vous avez le cœur grand pour avoir de tel sentiment à mon égard. J'ai mérité pareil châtiment, celui-là même que vous rendez plus léger par votre présence. »

Elle se leva doucement et marcha le long de la table, la caressant du bout de ses doigts tremblants. Elle était superbe dans sa robe de velours vert foncé, le visage troublé d'une émotion confinant au sublime. Elle s'agenouilla à ses côtés, prenant entre ses mains sa patte large et griffue. Le contraste le saisit, mais il ne put trouver la force de la retirer, trop heureux de se toucher.

« C'est à mon tour de vous raconter une histoire. J'en conviens, elle est bien moins intéressante que la vôtre. Ma défunte mère nous faisait souvent des pâtisseries. Je mangeai les miennes, mais la gourmandise me fit manger aussi ceux de mes sœurs ! A tel point que je fus malade !

Elle rit, repensa à ses souvenirs qui lui semblaient si lointains. Les malheurs de sa vie ne les avaient pas ternis. Bien au contraire, ils en étaient que plus vifs à son esprit.

« Ma mère qui le remarqua me dit simplement : je t'avais interdit de manger les gâteaux de ta sœur, maintenant tu sais pourquoi ! »

Il éclata de rire, d'un rire plus humain que félin.

« La morale de l'histoire, c'est que la curiosité est comme la gourmandise, tout deux nous sont interdits pour nous protéger. Quel fut mon plaisir, quel fut le vôtre ? Aucun. J'avais le ventre rempli, mais je n'étais pas heureuse. Vous saviez la vérité, mais vous n'étiez pas heureux. »

Elle sembla chercher ses mots un instant, puis continua :

« Mais je vous demanderai de réfléchir à votre vie si vous n'aviez pas décidé de suivre votre bien-aimée. Sans votre curiosité, sans ce malheur, jamais je ne vous aurai rencontré. Sans ma gourmandise, je n'aurai pas ce merveilleux souvenir de ma mère. Je pense que nos erreurs font nos futurs bonheurs. »

« Est-ce que mon histoire a changé votre avis sur ma demande ? » demanda brusquement la bête.

« Non. » répondit-elle avec un sourire sincère. « Car il ne faut prendre que ce que l'on vous donne. En revanche, j'ai décidé de vous donner autre chose. »

« Quoi donc ? »

« Une danse ! » s'exclama-t-elle en se redressant.

Il se leva à son tour et lui baisa la main.

« Je la prends volontiers mais n'avez-vous pas peur que je vous touche avec mes... pattes. » demanda la bête.

« Je n'ai pas peur de cela, mais plutôt de vos pieds ! » rétorqua la belle, pleine d'esprit.

De nouveau un éclat de rire habilla ce palais. L'hiver battait son plein et hurlait sa rage glacée, mais le lion n'en avait cure, il dansait.


Texte publié par Roselyre, 5 février 2015 à 13h17
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