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La nuit était tombée sur Paris. Derrière les hautes fenêtres anciennes, je voyais la lueur chaude et dorée des lampadaires miroiter sur l'encre de la Seine. Un bateau-mouche tout éclairé flâna paresseusement le long de la berge. Je pouvais sans peine imaginer le commentaire touristique et réducteur qui devait circuler à ce moment dans ses haut-parleurs :

« A votre gauche, le musée du Louvre, l'un des musées les plus vastes et les plus célèbres de France et du monde. On y trouve entre autre la fameuse

Joconde de Léonard de Vinci... »

Je me désintéressai du spectacle de la ville envahie par la nuit.

J'avais découvert les nocturnes du Louvre avec une amie moins d'un mois plus tôt, et depuis, je venais aussi souvent que le temps et la paresse occasionnelle me le permettaient.

L'atmosphère était toute autre quand la nuit tombait au-dehors. Un brin de mystère et de magie étrange qui se dissimulait dans le silence feutré des salles. C'était assez... indéfinissable. Le parquet mordoré craquait légèrement sous mes pas. J'étais seule. En arrivant, j'avais pris un escalier au hasard et avais atterri dans la section Peinture française du XIXe siècle. Et ce n'était pas le département le plus fréquenté semblait-il.

Mes pieds commençaient à me tirailler et une légère douleur irradiait doucement dans le bas de mon dos à force de piétiner devant les toiles. Je passai à la salle suivante et m'assis avec un soupir de soulagement sur la banquette en cuir vert qui s'y trouvait. Je réajustai le ruban grenat qui retenait mes boucles sombres, tout en laissant mon regard courir sur les tableaux accrochés au mur.

L'un d'entre eux attira mon attention. C'était un petit cadre simple, sans fioritures, dont le bois sombre patiné par le temps avait quelque chose de précieux. Il était coincé entre deux grandes toiles féroces et implacables, qui cherchaient à accrocher le regard du spectateur à tout prix. Je n'aimais pas trop qu'on me force la main, alors je snobai royalement les deux grands tableaux et me concentrai sur le plus petit.

C'était le portrait d'un jeune homme, de bonne famille certainement, à en juger d'après sa tenue, sur fond de bord de mer. Il se tenait debout au bord d'un rocher où la mer venait s'écraser en étoiles d'écume. Une mouette tournoyait dans le ciel chargé de gros nuages sombres. A l'arrière-plan se dressait un morceau de falaise blanche. Je pouvais presque sentir l'odeur de sel et d'algue portée par le vent, le picotis des embruns sur mes joues, entendre le cri de l'oiseau et le ressac de la mer.

Sur son rocher surplombant la mer, le jeune homme ne semblait même pas voir la somptuosité des flots agités, la subtilité des nuances de bleu et de vert que le peintre avait utilisées. Le regard à demi tourné dans ma direction, perdu dans un ailleurs que personne d'autre que lui ne voyait, il tenait sa main pâle serrée sur le revers de sa veste, près du cœur. Tout, dans sa posture, la pâleur de son visage, l'éclat flou de ses yeux bruns, trahissait une tristesse infinie mêlée d'une mélancolie digne d'un poème de Byron. Je me sentis soudain happée par l'intensité de son regard. Comme s'il avait quelque chose à me dire. Et j'avais une étrange sensation qui bourdonnait dans un coin de mon esprit. Comme si, d'une manière ou d'une autre, je le connaissais.

Je secouai la tête pour en chasser cette impression ridicule. Je devais être fatiguée. Comme pour m'en assurer, je ne pus réprimer un bâillement. Il fallait sans doute que je rentre. De toute façon, on n'allait sans doute pas tarder à nous annoncer que le musée allait fermer. Il n'était pas vraiment tard, mais le temps de sortir, de prendre le métro... Mais j'étais si bien là. Je pouvais bien rester encore un peu.

Et je m'en convainquis si bien, que je finis par m'endormir sur ma banquette, sans m'en rendre compte.

🍃

J'avais du sable dans les cheveux et le vent sifflait à mes oreilles, emportant avec lui le cri affamé d'une mouette solitaire. Une vague vint mourir à mes pieds. Je ne savais pas où j'étais, mais j'avais le sentiment que je ne devais être nulle part ailleurs. Je laissai l'océan chatouiller mes pieds nus et s'agripper à l'ourlet de ma robe. Ma mère deviendrait folle si elle apprenait ça. Je souris et fis un pas en avant. J'aimais ce grisant sentiment de liberté.

Je jouai un long moment avec la mer, en me disant que j'aurais préféré rester une petite fille. Pas d'obligations, pas de sourires hypocrites, ni de leçons de bonnes manières, de « tenez-vous bien, mademoiselle » et de « ne riez pas, ce n'est pas convenable. » Simplement des rêves à vivre et des aventures à imaginer.

Quand je me retournai pour rejoindre le rivage, ma robe était trempée jusqu'à la taille, et je sentais à peine mes pieds engourdis par la fraîcheur de l'eau.

Je laissai mon regard courir sur les falaises de craie. Et soudain, je le vis. Depuis combien de temps était-il là à m'observer, perché sur l'un de ces rochers battus par la mer ? Et qui était-ce ? Je ne l'avais jamais vu dans les parages, ni nulle part ailleurs, à vrai dire. Je me serais souvenue d'une silhouette si haute, courbée comme un pleurant de marbre noir, aussi triste que la lune. Les pans de sa veste claquaient dans le vent comme de grandes ailes de corbeau. Il y avait quelque chose de fascinant dans son immobilité minérale. Comme s'il attendait là que le temps le pétrifie.

Le cri d'une mouette me tira de ma contemplation. Je détournai les yeux et, poussée par le vent, je rejoignis la plage. Je frissonnai, et je ne savais trop si c'était vraiment de froid. Je ne pus m'empêcher de risquer un nouveau regard vers les rochers.

L'inconnu descendit souplement de son perchoir et se dirigea vers moi. Je baissai les yeux entreprit de tordre ma robe gorgée d'eau de mer pour m'occuper les mains et garder une contenance. Un vague sentiment d'irritation et de honte pointa au creux de mon esprit à l'idée qu'il m'ait surprise en telle posture. Pourquoi venir vers moi ? Il aurait pu disparaître aussi subrepticement qu’il était arrivé.

Ses pas crissaient sur le sable gris et quelques secondes après, je sentis son ombre peser sur moi. Je levai mécaniquement les yeux.

« Pardonnez-moi, fit-il d'une voix si basse que j'eus de la peine à l'entendre par-dessus les sifflements du vent et le roulis de l'océan. Je sais que je n'aurais pas dû vous épier, mais... »

Je souris sans pouvoir m'en empêcher.

« Ce n'est pas grave, l'assurai-je en abandonnant mes jupons trempés pour me redresser. Je suppose que j'aurais dû me faire plus discrète. »

Il me sourit avec hésitation. Son regard brun accrocha le mien et il parut se détendre très légèrement.

« Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas ? repris-je sur le ton de la conversation.

- Non, je... Je suis en voyage.

- Oh. »

Le silence s'installa, bercé par le murmure des vagues et les cris des oiseaux de mer. J’observai l’étranger à la dérobée, ses traits fins et anguleux, la légère rougeur sur ses pommettes, l’éclat gêné dans ses yeux bruns.

« Je… Vous devez me trouver inconvenant, je ne me suis même pas présenté, finit-il par murmurer. Je m’appelle Auguste Larcher. »

J’acquiesçai poliment en esquissant une rapide révérence, dont l’effet dut être assez désastreux avec ma robe trempée, mes cheveux épars et mes joues rougies par le vent.

« Camille Du Breuil. »

Il s’inclina légèrement.

« Enchanté. »

De nouveau le silence s’installa. Beaucoup de choses contradictoires se bousculaient dans mon esprit, et j’aurais bien aimé parvenir à démêler un peu cet écheveau. Pour tout dire, je me refusai à partir de peur de paraître grossière, mais d’un autre côté, je ne tenais pas tellement à l’abandonner là.

Quelque chose me retenait et j’étais trop confuse pour savoir quoi. Mon cœur battait fort dans ma poitrine, comme s’il tenait absolument à se faire remarquer. La même confusion semblait habiter ses yeux, comme s’il se passait quelque chose malgré nous.

« Vous… Comptez-vous rester longtemps dans la région ?

- Oh euh… »

Il passa une main dans ses cheveux bruns.

« Je ne sais pas trop. Quelques semaines probablement. »

Je souris, en songeant vaguement qu’il ne me déplairait pas de le revoir. Je rougis furieusement quand je réalisai ce qui venait de me traverser l’esprit. Pouvais-je vraiment avoir de telles pensées envers un parfait inconnu, aussi charmant soit-il ?

« Mademoiselle Camille ! »

Je sursautai. Auguste tressaillit et leva les yeux.

« Mademoiselle Camille ! »

En haut, sur la falaise blanche, Marie me faisait signe. Le vent claquait dans ses jupes. On avait dû l’envoyer à ma recherche.

« Venez Mademoiselle, tout le monde vous cherche ! »

Je baissai les yeux.

« J’ai peur de devoir partir, » murmurai-je.

Je ramenai derrière mon oreille une boucle brune échappée au ruban qui retenait mes cheveux. Auguste baissa également les yeux, mais je crus voir une lueur de regret s’allumer dans son regard sombre.

« Je… Vous reverrai-je ?

- Mademoiselle ! »

Je sentis mes joues s’empourprer.

« Peut-être. »

Que pouvais-je promettre d’autre ? Je n’avais que peu de temps. Quelques secondes, tout au plus, à taire tout ce qu’il n’était pas convenable de dire. Prise d’une inspiration subite, je détachai le ruban qui retenait mes cheveux. Le vent s’empara aussitôt des longues boucles sombres qui s’éparpillèrent librement dans mon dos. Je le lui tendis. Sa main effleura la mienne, tiède et réconfortante.

« Je reviendrais si je peux… »

Il referma la main sur le satin rouge sombre du ruban. Il me sourit d’un air incertain.

« Je penserai à vous, murmura-t-il.

Je lui souris et m’enfuis sur le chemin sablé qui remontait vers la falaise. Je pus sentir son regard me suivre jusqu’au sommet, avec une sorte d’espoir enfantin. Le reste se perdit dans les tréfonds de ma mémoire.

🍃

« Mademoiselle ? Mademoiselle ? »

J’ouvris les yeux péniblement. La lumière me brûla les yeux. Je me redressai en marmonnant inintelligiblement. Quel rêve étrange… Si… réel. Le sable qui gifle mes jambes nues, le vent qui s’engouffre dans mes cheveux, le murmure des flots, l’odeur de sel et d’algues, la pâleur de sa peau, son regard… Je passai une main dans mes cheveux, agacée de les trouver détachés.

« Mademoiselle, le musée va fermer. Il faut que vous partiez. »

Je hochai la tête, la tête encore pleine des brumes du sommeil.

« Oui, je… je suis désolée. »

Inconsciemment, mon regard se porta sur le petit portrait, tout en tâtonnant ma tignasse à la recherche de ce foutu ruban. La vision du jeune homme sur son rocher me renvoya les échos de mon rêve. Ses yeux si troublants et si tristes… Je devais vraiment être fatiguée pour… Je me raidis. Là, dans sa main, contre sa poitrine, cette tâche rouge… Mon ruban, entrelacé entre ses doigts pâles…

Je croisai le regard sombre d’Auguste à travers le verni, et je compris. Cette mélancolie, cette tristesse…

Je n’étais jamais revenue.


Texte publié par Pixie, 30 janvier 2015 à 18h22
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