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Dans la quiétude de cette journée d'hiver, la grande maison était plongée dans le silence. Un observateur attentif aurait sans peine remarqué l'état d'abandon du jardin, les rosiers qui grimpaient à l'assaut des murs et jusque sur la marquise au-dessus de la porte, les mauvaises herbes qui envahissaient les plates-bandes et les arbres qui ployaient sous le poids de leurs branches. Mais dans cette végétation encore luxuriante malgré l'hiver qui l'avait dénudée, se distinguait encore un petit chemin pavé.

C'était une belle demeure. Vaste, simple mais sans austérité, élégante, toute en murs de brique et cheminées hérissées. Une petite merveille géorgienne comme on n'en trouve plus guère. On y ressentait la sérénité et la chaleur d'une vie menée à son rythme et sans précipitation malvenue, les joies et les peines d'une famille unie, les rires et les pleurs d'enfants que l'on pouvait presque voir se poursuivre à travers la pelouse, et... - n'était-ce pas une balançoire, là, nouée à une branche de ce vieux chêne moussu ?

Quoi qu'il en soit, les fantômes d'un tel endroit n'étaient pas de ceux qui se vengent de leur mort sur les vivants.

Au rez-de-chaussée de l'aile droite, une grande baie vitrée à petits carreaux colorés comme ceux d'un vitrail, installait presque le salon dans le jardin. A l'intérieur, des fauteuils confortables sommeillaient autour d'une élégante petite table aux pieds chantournés. Une grande horloge de parquet décomptait les secondes au rythme régulier de son balancier d'argent. Un vieux monsieur en costume désuet s'y trouvait assis et lisait un journal aux feuilles jaunies.

Un léger grincement, une porte qui s'ouvre et l'horloge sonna cinq grand coups.

« Allons, Georges, allumez donc la lumière. Vous allez vous abîmer les yeux.

- Ma chère, vous devriez savoir que mes yeux n'ont plus grand-chose à craindre, » répondit le vieux monsieur.

Une étincelle d'espièglerie passa dans son regard et voilà que c'était le regard clair d'un jeune homme qui souriait à son épouse.

La vieille dame déposa son plateau sur la table basse, avec un soupir plus amusé qu'agacé. La dentelle fanée de sa robe démodée glissait sur ses poignets à la peau translucide tandis qu'elle saisissait la théière fumante.

« Il va bientôt neiger, annonça le vieux monsieur en repliant son journal et en le posant sur un guéridon. Je le sens dans mes vieux os.

- Les enfants seraient si heureux d'avoir de la neige à Noël, » sourit la vieille dame avec attendrissement.

Elle versa le thé avec une grâce et une rapidité qui trahissaient l'habitude. Georges retira ses lunettes et saisit de ses vieilles mains ridées la tasse ornées de roses anciennes que lui tendait son épouse.

Ils burent leur thé dans un silence confortable rythmé par le tic-tac de la vieille horloge. Ainsi s'écoulèrent quatre ou peut-être cinq minutes. Puis la vieille dame reposa délicatement sa tasse et sa soucoupe sur le plateau. La porcelaine tinta d'une note claire dans le salon.

« Saviez-vous que cette pauvre Mrs Morris a pour ainsi dire été chassée de sa maison ? » demanda la vieille dame.

Son mari se tourna vers elle avec un regard étonné.

« Vraiment ? Mais que s'est-il donc passé ?

- Un couple, avec trois enfants. Des Américains. De vrais barbares, bruyants et sans gêne, m'a-t-elle dit. La pauvre était au bord des larmes quand je l'ai croisée près du cimetière. Elle n'a plus guère d'autre endroit où aller, dorénavant. »

Georges fronça les sourcils.

« Voilà qui est fâcheux. De nos jours, on ne respecte plus rien.

- C'est hélas beaucoup trop vrai. »

La vieille dame étala les volants de soie défraîchis de sa robe, lissa les rubans de satin et arrangea les dentelles de ses jupes. Puis, elle récupéra le livre relié de rouge qu'elle lisait avant de s'en aller préparer leur thé. Pour autant, elle ne l'ouvrit pas et regarda pensivement par la baie qui donnait sur le jardin.

« J'espère que rien de tel ne nous arrivera, soupira-t-elle.

- Ma chère Fanny, c'est quelque chose que nous ne pouvons malheureusement pas prévoir. Je l'espère autant que vous, toutefois. Cette maison a tout vu de notre bonheur. Ce serait dommage de devoir la quitter. »

Les deux époux échangèrent un regard tendre. Les vieilles poutres de la maison craquèrent d'aise. Un sourire au coin des lèvres, Fanny retourna à sa lecture, tandis que Georges reposait sa tasse et dépliait son journal. Les minutes s'écoulèrent, sans empressement. La nuit tomba rapidement, comme toujours quand l'hiver est là.

Quand soudain...

« Georges... Je crois que nous avons de la visite. »

Le vieux monsieur leva le nez de son journal et écouta attentivement. Un léger cliquetis résonnait par-dessus le tic-tac de l'horloge. La porte d'entrée, sans aucun doute. Et il y avait des voix aussi.

« ... voir... charmante... propriétaires... bougé... »

Il soupira.

« C'est l'heure de disparaître, ma chère. »

Georges se leva et tendit la main à son épouse. La vieille dame se leva et saisit la main de son mari. Avec un regard plein de regrets en direction du petit salon si confortable, le vieux couple traversa le plafond et disparut.

🍃

« Vous allez voir. La maison est absolument charmante, expliqua avec affabilité l'agent immobilier. Depuis le décès des propriétaires, rien n'a bougé. »

La serrure rouillée céda enfin et la porte s'ouvrit avec un grincement. Le vestibule était terriblement sombre et une forte odeur de poussière leur sauta au nez. La jeune femme accrochée au bras de son mari porta une main gantée à son nez, avec une grimace de dégoût.

« Je vous prie d'attendre une petite seconde ici, le temps que j'aille mettre en marche l'électricité. »

Le jeune couple opina et attendit dans le silence que leur guide ait disparu quelque part dans un escalier.

« Alors qu'en dis-tu ? » demanda le jeune homme.

La jeune femme arrangea son écharpe autour de son cou et secoua l’ourlet de sa jupe pour en chasser les feuilles mortes qui s’y étaient accrochées.

« La poussière mise à part, je pense que l'on doit se sentir bien dans cette maison. »

A ce moment, un léger bourdonnement de mise en marche envahit la vieille demeure et l'agent revint d'un pas pressé. Il tourna l'interrupteur du vestibule. Une belle lumière dorée tomba en pluie du grand lustre à pendeloques de cristal pendu au plafond.

« Allons-y pour la visite. Par ici, il y a la grande salle à manger... »

Le jeune couple lui emboîta le pas.

Mais aucun d'entre eux n'avait vu les deux visages qui les épiaient avec autant de méfiance que de nostalgie, depuis un recoin d'ombre du plafond.


Texte publié par Pixie, 24 janvier 2015 à 11h10
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