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tome 1, Chapitre 3 « Frontière » tome 1, Chapitre 3

En fait de pavillon, il eut été presque plus juste de parler de cabanon, encore qu’à en voir l’aspect délabré, le mot taudis ait été tout aussi plus approprié. Le pavillon de recherche était en réalité un assemblage hétéroclite de grumes, de mauvaises pailles et de briques dépareillées. Le toit était comme le reste, à l’avenant avec une couverture de tuiles désaccordées, qui se confondaient en une cacophonie de couleurs, flamboyantes sur le versant nord et dures sur le versant sud. La géométrie même du pavillon semblait défier le bon goût et les règles même de l’architecture. Le bâtiment semblait sortir tout droit d’un livre de contes, ou de l’esprit dérangé de quelque artiste hystérique et daltonien. Avicennius en resta stupéfait, ne sachant s’il devait éprouver de la répulsion ou de la fascination devant un tel mélange. À ses côtés Issam était totalement imperméable, mais cela était certainement dû à sa familiarité avec les lieux. Néanmoins Avicennius percevait autre chose, comme la marque d’un sceau maudit, comme si Issam ne pouvait s’imprégner d’aucune émotion extérieure ou était incapable de les interpréter ; il n’aurait su dire.

Issam s’avança vers la construction surréaliste et se retourna comme Avicennius ne le suivait pas.

– Avicennius, que se passe-t-il, quelque chose te gêne ?

– Non, non. Point, je m’immergeais simplement dans la contemplation de cette œuvre qui semble défier l’imaginaire.

Issam poursuivit sa marche, secondé d’Avicennius qui le rattrapait à grandes enjambées. Après avoir parcouru les quelques mètres qui séparaient le chemin de pierre de l’entrée du pavillon, ils arrivèrent devant une porte, qui malgré sa taille modeste, dégageait une impression de grandeur et de puissance, mais aussi une aura malsaine.

– Si une porte devait conduire aux Enfers, ce serait indubitablement celle-ci, pensa tout haut Avicennius.

– Tu ne crois pas si bien dire Avicennius, cette double porte est bien la porte de l’Enfer, quoique de dimension plus modeste que l’originale, confirma Issam.

Avicennius sursauta en entendant cela, car même il n’était pas croyant et se revendiquait même athée, ce qui en ces temps pourrait lui valoir fort cher, il n’en fut pas moins impressionné.

– Rassure-toi Avicennius, l’intérieur de cette bâtisse n’est pas telle que cette illustration semble le promettre. Disons que sa valeur est symbolique, car derrière ces portes nous explorons des territoires encore inconnus et inviolés, le rassura Issam. Quant à l’auteur de cette sculpture, il s’agit de l’artiste Auguste Rodin, célèbre pour son Penseur ou Ugolin.

Avicennius frissonna en entendant prononcer le nom de Ugolin, car il ne connaissait que trop bien l’histoire de cet homme que la faim poussa au cannibalisme. Prenant conscience du malaise croissant d’Avicennius, Issam le gratifia d’une frappe amicale sur l’épaule et frappa par deux fois le heurtoir sur l’épaisse porte en bronze. Ils n’eurent qu’attendre quelques secondes, avant que l’un des battants ne se mettent à pivoter sans un bruit, livrant place à une personne, qui tenait plus de la caricature que de l’être humain. L’homme était courtaud avec des membres courts, que l’on devinait sans peine puissants, la figure cachée par une grande capuche noire, il paraissait voûté et ne dissimulait qu’à grand peine la voussure dans son dos. Se redressant pour saluer ses visiteurs, la capuche tomba et dévoila un visage à la fois surprenant et grotesque, ses yeux divergents semblants littéralement jaillir de ses orbites étaient au milieu d’une figure harmonieuse où se lisait une hilarité permanente, comme si ses propres difformités l’amusaient. À le voir ainsi, Avicennius le pensait tout droit sorti du roman de Mary Shelley : Frankenstein ou le Prométhée moderne.

– Bonjour monsieur Pierzi, ces messieurs vous attendent en bas. Si vous voulez bien me suivre.

– Merci Léandre, répliqua sèchement Issam, ce qui eut le don de faire légèrement tiquer Avicennius, qui n’était guère habitué à ces écarts de langage.

Se désintéressant de la pique, il suivit Issam dans ce qui aurait pu ressembler l’antre de la folie, tant l’intérieur était aussi torturé que l’extérieur. Les murs croulaient littéralement sous des dizaines de tableaux de toutes tailles et de toutes natures, certains étaient mêmes imbriqués les uns dans les autres. Cependant le plus mystérieux, était une toile de grand format, dont le centre était évidé pour laisser place à un torse humain en bronze. Les membres et la tête étaient quant à eux dispersés sur la toile et semblaient se mouvoir au cours d’une danse des plus macabres. S’approchant de la toile pour mieux l’examiner, Avicennius comprit d’où venait le trouble qui l’habitait, depuis qu’il avait commencé à la regarder. En fait chacun des membres n’étaient qu’une mosaïque de portraits tous différents, mais indubitablement féminin, Avicennius l’aurait juré, d’où émergeait alors les différentes parties de cet homme torturé. Le fond de la toile était quant à lui noir, avec des touches vermillon et cramoisies, ce qui renforçait l’impression de profond malaise qui se dégageait de l’œuvre. La toile elle-même semblait animée de sa volonté propre, une volonté désireuse de dévorer l’esprit d’un spectateur trop curieux ou trop attentif. Reculant pour ne plus être sous son emprise Avicennius crut un instant que les membres s’étaient démultipliés ou plutôt des reflets qui se seraient empilés les uns sur les autres, comme des échos. C’est alors qu’il remarqua fugitivement un détail qui l’intrigua vivement, le tableau ne possédait aucune bordure extérieure. Elle semblait se perdre dans les ombres de la pièce, alors qu’il était certain de l’avoir examiné lorsqu’il s’en était approché.

Que se passait-il dans ce pavillon, ce dernier semblait s’être agrandit. Pourtant ni ses murs, ni plus que sa charpente ne s’était déformés. Et maintenant qu’il coulait de nouveau un regard vers l’œuvre, celle-ci semblait avait subi de subtiles modifications. Les morceaux du corps démembré n’avait visiblement changé ni de forme, ni de place, seulement les traits vifs de cramoisis et vermillon avait adopté une nouvelle géométrie, formant un visage hurlant, tordu par une souffrance qui aurait défié toute imagination. Reculant de dégoût, plus que de terreur, Avicennius se demanda ce qui pouvait générer pareil cauchemar. Il sursauta, quand une main se posa sur son épaule, et se retourna brutalement.

– Oh pardon ! Je n’avais nullement l’intention de vous effrayer, dit une voix haut perchée, qui venait de le tirer de sa torpeur.

C’était un homme de stature moyenne, avec des cheveux bruns foncés et des verres fumés qui dissimulaient ses yeux. Il avait le front assez haut, le nez légèrement busqué avec des lèvres fines qui lui donnaient des airs de gentilhomme sur le retrait. Malgré quelques rides qui lui barraient le front, il ne semblait pas avoir plus d’une trentaine d’années, peut être un peu prématurément vieilli.

– Pardonnez-moi ! Je ne me suis pas encore présenté, je suis Frédéric Joliot-Curie, lui dit-il en tendant une main fine aux doigts effilés.

– Je vous en prie, je suis Avicennius. Enchanté de même, répondit-il en lui serrant la main.

La poignée de main fut chaleureuse et virile, bien qu’Avicennius semblât toujours un peu troublé par l’expérience qu’il venait de vivre ce tantôt, ce qui ne manqua pas d’échapper à son interlocuteur, qui s’empressa de s’en inquiéter :

– Cette toile, vous mettrait-elle mal à l’aise, mon ami ? Me tromperai-je ?

– Hé… bien, non. Je ne sais pas comment traduire cela, mais il se dégage une… aura ou quelque chose d’indicible, diffus, un sentiment d’innommable, qui ferais surgir des terreurs enfouies, bredouilla Avicennius, mais je ne saurais vous dire ce que j’y ai vu, j’en suis navré.

– Cela ne fait rien, vous n’êtes pas le premier à être victime des hallucinations générées par cette toile tout à fait extraordinaire, expliqua Joliot-Curie, elle a été peinte il y a de cela plusieurs années par l’un de nos pensionnaires autour d’un moulage de son propre buste. Nous ne connaissons pas la composition exacte des pigments utilisés, tout ce que nous savons c’est qu’il peignait ses visions. D’après ce que Gabriel m’a expliqué, l’œuvre ferait surgir les pulsions les plus primitives de l’individu qui l’observe.

Avicennius songea alors à la vision qu’il avait eue et au sens qu’il pourrait lui donner, cependant il était trop tôt pour mener plus loin ses questions intérieures. Mais tel le grain de sable qui grippe une mécanique bien huilée, un doute, rien qu’un tout petit doute, s’insinua en lui et il murmura pour lui-même :

– Pourquoi ai-je la sensation que cette toile me parlait ?

Et de fait lorsqu’il se replongea quelques instants sur le tableau, il vit le cadre en bois sombre. Sa texture était floue, éthérée, présente en deux lieux différents en même temps. Puis soudain, se tournant vers Joliot-Curie, il lui demanda :

– Pardon monsieur Joliot-Curie, mais vous ne m’avez pas donné le nom de cette œuvre.

– Vous m’en voyez désolé, elle s’appelle « Frontières », mais nous n’en avons toujours pas élucidé le sens caché

– Frontières, répéta Avicennius, comme c’est étrange.

Pourtant dès qu’il entendit ce nom, il sut pourquoi le malheureux avait nommé sa toile ainsi. L’artiste, dans sa folie, avait bel et bien mis au jour une frontière mais que séparait-elle exactement. Il n’aurait su dire pourquoi mais tout cela lui semblait familier.

Pendant ce temps, Issam s’était éloigné, laissant Avicennius à sa fascination pour « Frontières » et s’entretenait par Gabriel Delanne, spirite et essayiste. Il connaissait très bien ce tableau et bien qu’étant remarquable sur le plan graphique, d’un point de vue artistique il ne valait pas grand-chose. Il ne lui trouvait rien d’extraordinaire, rien qui ne justifiât la fascination d’Avicennius, cette œuvre restait désespérément muette à ses yeux.

Apercevant Frédéric et Avicennius en grande conversation, il s’avança suivit de Delanne et s’exclama :

– Ah ! je vois que tu as fait connaissance avec Frédéric. Avicennius, laisse-moi te présenter Gabriel Delanne, l’un des plus grands spirites français.

– Tu me flattes Issam, répliqua l’intéressé en présentant sa main à Avicennius, qui la lui serra avec chaleur et vigueur.

– Avicennius, Issam vous a-t-il expliqué sur quoi portaient nos travaux ?

– Je suis au regret de devoir vous répondre par la négative, monsieur Delanne. Issam est toujours resté très vague et mystérieux à ce sujet, mais nos rapports n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui, répondit Avicennius.

– Mais sans doute préférait-il ne pas éventer un secret important s’empressa-t-il d’ajouter pour ne pas froisser la susceptibilité d’Issam.

– Je ne peux pas le blâmer, nos expériences sont à la marge de la science officielle et très mal vues du reste de la communauté scientiste, murmura Delanne, Joliot-Curie hochait la tête en signe de compréhension.

– À ce propos, poursuivit Delanne, il m’a semblé voir que vous aviez eu une sorte de malaise tandis que vous observiez cette toile, n’est-ce pas. Elle constituera d’ailleurs le sujet de notre étude aujourd’hui. Frédéric et moi avons modifié le processus que Daguerre à mis au point pour son daguerréotype et nous voulons l’utiliser pour analyser « Frontières ». Nous pensons pouvoir percer certains de ses mystères grâce à cet appareil.

Et joignant le geste la parole, Delanne désigna un boîtier marron posé sur une grande table, le Delanotype.


Texte publié par Diogene, 27 décembre 2014 à 21h40
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