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tome 1, Chapitre 2 « Monomanie » tome 1, Chapitre 2

Issam et Avicennius n’étaient pas devant le garage qu’une dispute était sur le point d’éclater. L’enjeu semblait de taille, il fallait savoir lequel conduirait la Trompettante.

– Mais enfin, Avicennius je vous ai déjà expliqué. Je ne mets pas en doute vos qualités de conducteur, juste votre conduite, s’égosillait Issam.

– Pourquoi ne la conduiriez-vous pas… tentait de répliquer Avicennius.

Mais Issam ne le laissait pas achever ses phrases, tandis qu’il devenait de plus en plus confus, commençant une phrase pour en finir une autre juste derrière. Avicennius le laissa s’égosiller ainsi en vain plusieurs minutes, jusqu’à ce qu’il se rende compte du ridicule de la situation et s’exclame :

– Enfin, ne pourrais-tu pas me laisser conduire la Trompettante à l’aller, je te la confierai pour le chemin du retour.

Avicennius partit d’un immense éclat de rire :

– Mais Issam, pardonnez mon hilarité, mais ce que vous me suggérer je vous l’aie déjà proposé, je vous en aie fait part à peine avions-nous franchi le seuil de la porte d’entrée de la maison. Encore une fois vous n’avez écouté que vous-même.

Ce dernier le regarda avec des yeux oscillants entre le mépris le plus absolu et une incompréhension des plus totales, bafouillant et bredouillant de vagues excuses à l’attention de son ami :

– Je… euh… mais pourquoi dis-tu ça ? Je t’ai écouté, je t’ai entendu. Cependant je crains de ne pas avoir saisi le sens de tes paroles, je suis… je suis confus…

– Issam, vous voulez toujours compliqué les choses les plus simples, comme le fait de savoir dans quel ordre nous allons conduire, répliqua Avicennius sans se départir de son air goguenard.

– Groupe, tu as sans doute raison, bien que je ne comprisse pas pourquoi je me mette autant en colère pour pareille bagatelle, grommela Issam.

Puis changeant subitement d’humeur et de ton, il enchaîna :

– Faisons comme j’en ai décidé, pardon comme tu l’as suggéré, je prends la Trompettante et je te la confie au retour, à moins que tu n’aies une objection à émettre.

– Aucune Issam, mettons-nous en route. Nous n’avons déjà que trop de retard ce me semble, pouffa Avicennius, qui ne retenait qu’à grand peine son fou rire.

Issam ouvrit alors la porte de l’automobile et prit place côté conducteur. Étant donné le temps au beau fixe et l’envie d’éblouir quelque personne du beau sexe, bien qu’il ne cherchât point la bagatelle, il décida que le trajet se fera sans capote. Issam se pencha alors vers le tableau de navigation en bois vernis et attrapa un cornet acoustique en cuivre, relié par un tube flexible recouvert de cuir rouge. Il porta alors le cornet de métal devant sa bouche et articula méticuleusement :

– Décapotable !

À peine eut-il prononcé ces mots qu’un ronronnement monta de l’arrière du véhicule et lentement se rétracta l’auvent en cuir bleu nuit de la Trompettante. Lorsque ce fut fini, Issam annonça dans l’écoutille :

– Démarrage !

Et tandis que le moteur se mettait à toussoter et crachoter en tout sens, Issam invita d’un geste Avicennius à monter à bord de son terrible engin, reposant à sa place le cornet. Mais il n’osait visiblement pas, car la chose qu’il avait devant les yeux ne ressemblait en rien à tous les véhicules motorisés qu’ils avaient pu croiser jusqu’à ce jour et les fonctions à voix le déroutaient et l’effrayaient.

– En voiture Avicennius, la Trompettante n’attend plus que toi, je t’expliquerai tout en route, l’invita-t-il.

Ce dernier garda sa réflexion pour lui et haussa les épaules, il se hissa du côté passager et prit place à côté d’Issam. Ainsi assis côte à côté, rien ne semblait différencier vraiment les deux personnes, à la différence de couleur de peau près, ils étaient tous deux d’une taille imposante, avec des traits assez fins qui ne marquaient par leur âge. En fait, quelqu’un d’attentif aurait pu dire que chacun incarnait l’un la part féminine, l’autre la part masculine, d’une même personne, quelque chose dans des traits plus ou moins durs, plus ou moins doux. Avicennius glissa aisément ses jambes sous le panneau de navigation et appuya sa tête sur un coussin de velours idéalement placé, mais ce n’était là que le plus élémentaire des conforts comme il n’allait pas tarder à le remarquer. Le dos du siège épousait parfaitement les formes de celui qui l’occupait, tandis que des rembourrages en caoutchouc pouvaient masser les nœuds de nervosité d’un passager un peu tendu. Et alors que la Trompettante s’ébranlait et quittait le garage, il put examiner d’un peu plus près le panneau en bois de noyer vernis. Pendant ce temps, Issam était descendu et s’empressait de refermer le garage et d’ouvrir le grand portail. Chose singulière, hormis quelques cadrans familiers tel que l’indicateur de vitesse et la jauge de combustible, ainsi que le volant de navigation, tout le reste lui était entièrement inconnu, notamment un curieux cornet en cuivre et un étrange panneau en bois incrusté dans une pièce de cuivre doré.

Avicennius tendit alors la main vers ce mystérieux panneau, lequel s’effaça dans un chuintement pour découvrir une théorie de boutons lumineux et de loquets de toutes sortes. Au-dessus de chacun d’un d’eux une petite plaque en cuivre gravé en indiquait la fonction, en se penchant Avicennius put déchiffrer les mots : capote, démarrage, arrêt, réserve ou en encore lumignons, se demandant bien quel pouvait en être l’usage. Alors qu’il regardait avec curiosité sa découverte, il n’aperçut pas Issam se précipiter dans le véhicule.

– Malheureux, s’écria-t-il, fou de rage, j’ose espérer que tu n’as pas touché au moindre de ses boutons, il m’a fallu des semaines entières pour que tout soit réglé au millimètre près et obtenir de ce petit bijou de génie humain.

Avicennius retira vivement sa main, n’osant pas répliquer devant le ton cinglant d’Issam, il ne l’avait jamais encore entendu, ni même vu dans pareil état, si peu maître de lui-même. Le regardant avec d’un regard oscillant entre désarroi et circonspection, Issam finit par prendre conscience du ridicule de la scène à laquelle il venait de se livrer. Il vouait aux gémonies ce pauvre Avicennius alors que son geste était simplement dicté par la curiosité. Issam se passa une main sur le visage. Il regrettait déjà son emportement imbécile et grotesque, et tournant vers Avicennius un visage apaisé et plus serein, Issam lui présenta ses excuses :

– Pardon de m’être emporté ainsi Avicennius, je voulais te présenter en chemin les subtilités techniques de ce véhicule, mais je vois que tu m’as en partie devancé. Cependant, plus que la colère ce fut la peur qu’il t’arrive quelques malheurs qui me fit m’exprimer ainsi, car malheureusement il ne s’agit que d’un prototype, dont certaines commandes dissimulées derrière ce panneau ne me donnent pas encore entière satisfaction.

– Je ne vous blâme pas Issam, mais vous devriez faire plus attention aux autres, votre tempérament vous a déjà porté préjudice, souvenez-vous, lui souffla Avicennius, de cette voix qui avait le don d’apaiser les âmes.

Le visage d’Issam se crispa l’espace d’un instant, en repensant aux personnes chères qu’il avait perdu. Mais Avicennius poursuivit, imperturbable :

– Issam, je parle de votre tempérament sanguin et rien d’autre. Quel âge avez-vous, le même que le mien à quelques encablures près, et depuis que nous nous connaissons j’ai pu vu observé suffisamment pour vous dire que votre perception émotionnel s’est modifiée.

– Balivernes, que ceci répliqua Issam.

Faisant fi de la remarque d’Issam, Avicennius ne s’interrompit pas :

– Je dirai que vous vous êtes peu à peu dépouillé, vous avez perdu en complexité peut-être. Ceci dit je crois cerner vos motivations quant à vos explorations et rassurez-vous, car comme je vous l’ai dit ce tantôt, je serai toujours à vos côtés.

Issam ne se départissait pas de son air renfrogné et maussade, il était un être rationnel où seule la raison à sa place et croyais sans réserve aux valeurs du positivisme et aux vertus du scientisme, il ne s’intéressait nullement au pourquoi des choses, mais plutôt au comment fonctionne-t-elle, il laissait le reste aux rares philosophes et autres marginaux qui osaient explorer ce monde inutile. Puis, soudain, comme s’il s’était lassé de la discussion, tonna d’une voix forte :

– Avicennius, en avant à bord de la Trompettante !

Et il abaissa un levier placé à gauche du levier de navigation et appuya sur l’une des deux pédales dissimulées en contrebas, sous le panneau de bord. La voiture faillit faire un bond, puis renonçant à se cabrer, elle se mit docilement en route ronronnant comme un chat satisfait de son sort. Une fois sorti de la propriété, Issam stoppa derechef le véhicule et sauta à terre pour courir fermer le grand portail en métal. En remontant à bord, il grommela quelques mots à l’adresse d’Avicennius, que ce dernier ne comprit que très difficilement :

– Avicennius, pourras-tu me faire penser à adapter mon système à l’ensemble de la maison, j’ai peur d’oublier !

Avicennius se demandait de quel système Issam parlait, car s’il s’agissait bien de la commande à voix, ce dernier s’interrogeait sur l’utilité et les avantages qu’il y aurait à tirer d’un tel mécanisme au sein du manoir. Mais il n’eut pas le temps de pousser plus loin sa réflexion, que la Trompettante démarrait déjà sur les chapeaux de roues sur la route menant à l’université de la Sorbonne à Paris.

– Avicennius, avant d’en venir à ce petit bijou à bord duquel nous sommes, je souhaiterai te poser une question d’ordre personnel, s’enquit Issam.

Comme celui-ci, lui lançait des regards interrogateurs, Issam s’empressa d’ajouter :

– Ne te méprends pas sur mes intentions et surtout ne te sens pas obliger de me répondre.

– Cela ne me pose aucun problème Issam, je n’ai que peu de secret pour vous, alors je vous en prie posez-moi votre question.

– En fait, Avicennius, je m’interrogeais sur l’origine de ton prénom, il sonne assez familièrement à mes oreilles.

– C’est une anecdote amusante, si je puis m’exprimer ainsi. Mes parents étaient très superstitieux et rêvaient de faire de moi un médecin, aussi m’ont-ils baptisé du nom d’un des plus fameux médecins de la civilisation arabe : Avicenne, mais pour lui donner plus d’éclat l’ont latinisé.

– Mais dans ce cas pourquoi ne pas avoir tout de même tenté d’études de médecine ?

– Oh, ce n’était pas faute d’argent, mais il faut croire que j’étais plus attiré par la philosophie et la littérature. Cependant, les universités ne sont que peu ouvertes à ces disciplines et à nous autres, gens de couleurs, aussi ai-je beaucoup étudié en autodidacte, avant d’entrer à votre service.

– Je te remercie Avicennius pour avoir satisfait ma curiosité, maintenant je vais tâcher de t’expliquer en détail le fonctionnement de cet astucieux dispositif vocal. Comme tu l’as sûrement deviné ce dispositif est basé sur la reconnaissance de la fréquence vocale de la personne.

– Vois-tu au bout de ce cornet métallique ? dit-il en désignant la base du flexible reliant la cavité de cuivre au panneau de bois. Hé bien au bout se trouve une membrane analogue à celle du tympan de notre oreille, celle-ci va transmettre les vibrations à un liquide piézo-magnétique, qui créera à son tour un train spécifique d’impulsions électriques. Elles sont transmises à une série de cristaux très pure de magnétite qui vont entrer en résonance et selon la fréquence à laquelle ils se stabiliseront, ils indiqueront au fréquençomètre quel circuit activé. Une voltasphère assure l’alimentation en fluide électrique les différents dispositifs, mais n’assure pas la propulsion du véhicule, elle n’aurait pas assez de puissance pour cela.

– Issam, une question m’interpelle, j’ai bien saisi la nature de cette invention ainsi que son fonctionnement, cependant ainsi n’importe qui pourrait l’utiliser et subtiliser par la même la Trompettante, mais je ne doute pas que vous ayez déjà remédié au problème.

Issam hocha la tête et invita Avicennius à pousser son idée, car il sentait que ce dernier hésitait à la lui soumettre.

– Si la fréquence vocale de chacun est unique, alors la vibration des cristaux doit comporter également une signature unique transmise à un autre fréquençomètre de surveillance, qui autorisera ou non le passage du courant dans les différents circuits, conclut Avicennius.

– Bravo, j’admire ta perspicacité, tu as presque raison. En réalité la phase de vérification a lieu plus en amont. Dès que l’onde sonore est transmise au liquide piézo-magnétique par la membrane, une partie est dérivée vers un cristal de carbone pur qui va à son tour émettre un courant vibrationnel. Si celui-ci présente les bonnes caractéristiques, via un circuit de micro-engrenages, va mettre en contact la voltasphère et le boîtier de contrôle, expliqua Issam.

– Mais alors comment pourrais à mon tour me servir de la Trompettante, puisque vous venez de m’expliquer qu’une seule configuration était reconnue.

– Rassure-toi, tu pourras la conduire sans aucun souci via le panneau que tu as découvert ce tantôt, car implanter une seconde configuration requiert du temps que je n’ai pas aujourd’hui. Aussi j’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur si nous nous en occupons à notre retour de l’institut de Psycho-physique.

– Aucunement, pourquoi ferais-je une chose pareille, vous ne m’avez encore jamais insulté, offensé ou humilié, éclata de rire Avicennius.

Issam le remercia d’un sourire et se concentra sur la route alors qu’il traversait la forêt de Verrières. Le gibier y était abondant et il n’était pas rare de croiser au détour d’un chemin, un biche ou un sanglier. Pendant ce temps, Avicennius savourait l’air frais et humide aux flaveurs d’humus et de tourbe fraîche. Comme l’allure de la Trompettante était modérée, il en profita pour sortir un carnet de dessin et se mit à croquer la forêt qui s’étalait paresseusement sous son regard. Avicennius trouvait son bonheur dans ces moments de liberté où il pouvait renouer des liens avec une nature qui cédait chaque jour un peu plus face aux assauts de la civilisation urbaine. Il n’avait pas fait de grandes études et il en était satisfait, il avait ainsi pu laisser libre cours à sa curiosité et à sa créativité. Bien sûr sa situation n’avait pas été toujours confortable contrairement à celle d’Issam, qui heureusement l’avait pris sous son aile comme homme à tout faire et aujourd’hui comme ami. Hélas, il ne le savait pas encore mais les obstacles seraient encore nombreux avant que celle-ci ne devienne inébranlable.

Avicennius était si absorbé par ses réflexions qu’il ne remarqua pas leur arrivée devant l’institut de Psycho-physique de l’université Sorbonne. C’était une bâtisse datant du XVIIIème siècle en granit noir, percée de multiples fenêtres ouvragées lui donnant un air des plus sinistres.

– Avicennius, nous voici arrivé messieurs Crookes et Daguerre nous attendent au pavillon de recherche, s’exclama Issam tandis qu’il stoppait leur véhicule, le laissant dans une allée.


Texte publié par Diogene, 25 décembre 2014 à 19h35
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