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tome 1, Chapitre 23 « Les Trois Parques » tome 1, Chapitre 23

Avicennius avait disparu, avalé par le bois grimaçant laissant la dames seules. Elle étaient habillées d’une toilette chatoyante et mouvante, où s’alternaient motifs et couleurs. Chacune portait dans sa main l’un des éléments du destin : une quenouille, un fuseau et un peloton de fil. Elle s’avançaient dans l’allée d’un pas lent et cérémonieux. Cependant qu’elle se dirigeaient vers le lieu de la fête. Elle se séparèrent et elles furent bientôt trois, trois femmes porteuses de la destinée.

Pendant ce temps la réception se poursuivait dans une ambiance que l'on aurait pu croire au premier abord bon enfant. Mais en réalité elle suintait l’agressivité, la suffisance et l’hypocrisie, le tout savamment orchestré par un Issam qui semblait de plus en plus las. Il s’était retiré, solitaire, non loin d'un chêne plusieurs fois centenaire et observait de loin ses invités s’entre-déchirer. Finalement, était-ce si réjouissant de se nourrir de la douleur et de la souffrance d’autrui. L’humain, l’humanité n’était-elle que cela, une poignée d’individus uniquement guidée par leur ego et leurs sentiments de toute-puissance. En voyant ainsi ses invités se quereller, Issam comprit qu’il n’était rien d’autre qu’un faire-valoir, personne n’avait remarqué sa disparition. Son existence se résumait-elle à cela, se mettre en avant à tout prix pour exister aux yeux du monde. Quand, seulement, avait-il pris le temps de se regarder une seule fois dans le miroir ? Depuis combien de temps vivait-il à travers les autres ? Un instant il s’en retourna vers ses invités, mais il y renonça à peine eut-il fait quelques pas. Il leva ses yeux vers le ciel et aperçut le reflet de la Lune gibbeuse. Il fit alors une pirouette, puis une profonde révérence à la Dame d’argent. Alors replaçant son couvre-chef, il s’en fut dans le manoir en passant par la porte de service de la cuisine. À l’intérieur, il fouilla quelques instants la pièce et trouva enfin ce qu’il était venu chercher, une fine mais solide tige d’acier. Il ouvrit ensuite une trappe située non loin de la lourde cuisinière et descendit dans un court et sombre boyau, où seule une faible lumière diffusait. Il tâtonna quelques minutes et soudain ses doigts effleurèrent une conduite en cuivre glacé. S’armant de la tige métallique, il la plaça entre le mur et la conduite, puis la tira violemment vers lui d’un coup sec. Aussitôt un léger sifflement se fit entendre. Éclatant d’un rire dément, il remonta dans la cuisine et referma soigneusement la trappe. Ensuite, il courut à travers le manoir pour se rendre directement dans le grenier, là où il avait trouvé le coffre renfermant la Persona. Il retrouva facilement la pièce. Mais tout lui semblait fade, il ne retrouvait aucune des sensations, aucunes des odeurs, aucunes des émotions, rien de ce qu’il y avait ressenti précédemment. Le lieu était vide comme con cœur, où qu’il pose son regard le rien lui sautait aux yeux et la pâleur fantomatique de la lumière lunaire rendait les lieux encore plus lugubres.

En bas la fête se poursuivait et les trois femmes s’avançaient vers l’entrée monumentale de la demeure. Une fois entrées, elles montèrent gravement les marches de l’escalier sachant pertinemment où elles se rendaient, suivant les pas d’Issam. Elles passèrent le premier étage, puis suivirent l’étroit couloir menant au grenier, effleurant de mêmes, de leurs doigts ridés, les frises en bois. Sous leurs phalanges la vie prenait son envol et un bestiaire d’ébène se mit à voleter autour d’elles. Enfin, elles arrivèrent dans le grenier et aperçurent la silhouette spectrale d’Issam se découper dans la lumière.

– Bonsoir Issam ! le saluèrent-elles en chœur.

– Bonsoir, murmura-t-il d’une voix neutre. Je suis si las.

Il se passa une main sur la figure et ôta son chapeau. Puis les observant avec attention, il déclara à l’attention de la première :

– Tu es Nona ! Celle qui file le destin.

Ainsi nommée, elle s’avança dans la lumière. Son visage, bien que peu marqué, accusait le poids des âges. Elle portait une robe faite de multiples variétés de bleus, dont certains semblaient jaillis de nulle part. Sur sa tête reposait une couronne formée de sept étoiles et dans sa main une quenouille, dont la tête pointait vers la Terre.

Puis coulant son regard vers la seconde :

– Tu es Décima ! Celle qui déroule le destin.

Elle s’avança à son tour, la tête haute, au-dessus flottaient de multiples fuseaux. Elle portait une robe de couleur rose où scintillaient les étoiles, symbole des âmes des mortels.

Enfin, il posa ses yeux sur la troisième :

– Tu es Morta, celle qui met un terme au destin. Hé bien, soit ! Qu’il en soit ainsi !

Morta s’avança à son tour. Son visage, sans âge, était ridé, raviné par le passage du temps. Elle portait comme sa sœur Décima une couronne de chêne vert symbole de l’immuabilité entre la vie et la mort. Elle aussi portait une robe, mais de couleur Ténèbres, d’où nulle lumière ne pouvait s’échapper. Dans sa main, elle portait une pelote. Mais chose singulière, ce n’était qu’une demi-pelote, une moitié sombre et lugubre. Où était donc la seconde moitié ?

– Ainsi, vous êtes là pour assister à ma chute, car tel est mon destin. N’est-ce pas Morta ? Toi qui tiens, entre tes mains parcheminées, le fil de ma vie.

– Tu t’égares Issam, répliqua-t-elle d’une voix sèche.

– Nous ne sommes pas seulement ce que tu penses, ajouta en écho Décima.

– Nous présidons aussi à l’équilibre de toute chose, souffla Nona.

Et Morta lui tendit la demi pelote noire :

– Vois par toi-même Issam !

Ce dernier se saisit de la pelote et partit d’un ricanement incoercible :

– Est-ce cela que tu me montres ? Femme ! Un simple peloton de lin.

Il esquissa un geste mais Décima l’en empêcha.

– Vois par toi-même ! répliqua Nona d’une voix ferme.

Un craquement se fit alors entendre et Issam porta la main à son visage, puis la retira. Au creux de sa paume se tenait la moitié d’un masque en faïence blanche, dans l’autre main un peloton, qui n’était qu’une moitié d’ombre. Dans les sous-sols du manoir un grondement sourd se fit entendre. Roulant et tonnant, il remonta vers les hauteurs. Mais cela ne semblait nullement perturber les Parques ; non plus Issam absorbé qu’il était dans sa contemplation muette. En dessous, tout s’effondrait, soufflé par la terrible explosion qui avait lieu dans les caves. Seule demeurait intacte cette pièce, suspendue entre ciel et terre, sous le regard grimaçant de la Lune d’argent. Issam laissa alors choir le peloton et le masque, qui se brisa en mille petits éclats, avant de se disperser en minuscules grains de poussière. Il se retourna, faisant face à la Lune, et ouvrit la lucarne.

Dehors, il n’y avait rien, juste une grande prairie avec une épaisse forêt qui s’étalait jusqu’à l’horizon. Il porta de nouveau sa main à son visage et retira la seconde moitié du masque. Il était noir comme l’ébène et ne renvoyait aucun des éclats argentés de la lune, se contenant de les dévorer de son œil avide. Il l’examina longuement, puis le laissa lui aussi choir sur le parquet. Il se brisa et devint poussière, une poussière aussitôt balayée par le vent qui venait de s’engouffrer par la fenêtre désormais grande ouverte. Issam regarda longuement la Lune et lui sourit. Derrière lui les trois Parques continuaient de l’observer.

Il enjamba alors la porte-fenêtre, passant une jambe puis l’autre. Il regarda une dernière fois l’astre argenté… avant de se jeter sans un cri dans le vide. Et tandis qu’il chutait, ses habits se désagrégeaient, tout devenait noirceur et Ténèbres autour de lui. Au loin, il entendit murmurer les trois Parques :

– Ainsi, se rétablit l’équilibre. Trouve la voie dans le labyrinthe.

Elles étaient là, toutes trois, suspendues entre ciel et terre. La brise légère de la nuit faisait voleter leurs robes de satin. Sous leurs pieds, s’ouvrait un cratère dans lequel roulait un feu vengeur. Au-dessus, la Lune. Mais quelle lune ! Une lune sanglante et blafarde au visage méconnaissable. Elle qui était si aimable et plaisante avec sa face d’albâtre grêlée de cratères et de mers, la voilà qui a tombé le masque. Derrière, ce ne sont que souffrances et mensonges, pâle reflet de celui qui s’en est chu dans le cratère avide.

Longtemps, si longtemps qu’elle ne saurait le dire, elle porta le masque de l’Infâme. Au début, elle était vierge et pure de tout mensonge. Mais du Mensonge. Un mensonge inavouable, celui qui ne se dit pas, celui qui s’entretient et qui se nourrit de ceux-là mêmes qui lui ont donné naissance.

Au début, les apparences sont sauves et la Lune aborde toujours sa face vierge des ravages du mensonge, pourtant le ver est déjà là.

Que fait-il ? Rien ! Il ne peut se nourrir que de son propre mensonge. Alors, il attend. Pendant ce temps l’enfant grandit, mais c’est un enfant mal né. Aussi est-il entouré, très entouré. Pourtant, quelque chose semble lui manquer, ou finit-il par dissimuler quelque chose. L’enfant grandit, puis un autre enfant vint, lui aussi né du Mensonge, mais il ne le sait pas encore. Ces enfants se voient, s’apprivoisent, mais l’un d’entre eux à perdu quelque chose et il a peur. Peur de quelqu’un ou peur de ce qu’il est, un enfant né d’un mensonge ? Il ne le sait pas et tout n’est que confusion et le ver commence à se nourrir.

Oh ! Pas grand-chose. Juste quelques grains par-ci par-là. Mais de ces grains naissent les germes de son propre mensonge. Parce qu’il a peur et parce qu’on le compare à cet autre enfant, il cherche à tout prix à ressembler à cet enfant. Mais cet enfant n’est pas lui et celui qu’il s’efforce d’être n’est pas lui non plus. Cependant, il lutte, il lutte contre lui-même, forgeant ses chaînes dans les mensonges les plus purs. Pendant ce temps, le ver grossit tout doucement, grignotant un peu plus le cœur de cette lune, qui déjà arbore cette beauté illusoire, que lui octroie le masque. Car, enfin, comment affronter une vérité quand elle est voilée depuis si longtemps.

Mais l’enfant grandit et le mensonge avec. Il est encore petit mais le mensonge est devenu son compagnon, son compagnon de toujours dans lequel il enferme toute souffrance. Mais ce faisant, il forge un peu plus ses chaînes, transforme son monde en prison. Et la Lune, pauvre Lune, sa beauté empire, elle devient magnifique, mais son cœur est vide et il ne saigne plus depuis longtemps. Bientôt ses larmes se tariront aussi, nourrissant toujours un peu plus ce ver toujours plus gros.

Bientôt l’enfant est un peu plus grand, il vit dans le mensonge, pour le mensonge, à travers le mensonge. Mais d’autres le plongent aussi dans le mensonge de par leur incompréhension, et l’enfant se coule dedans car tout ce qu’il perçoit n’est que mensonge et les mensonges deviennent alors vérités. L’enfant est enserré dans une carapace de mensonges et le ver est repu pour le moment, il n’a plus faim. Il aimerait sortir, mais il ne peut car il a vidé la Lune de son cœur et de ses larmes, devenant une coquille vide sans âme, ni volonté, juste une prison grêlée dissimulée derrière le masque d’une beauté absolue. Mais même ainsi, endormi le ver distille ses poisons, gangrenant ainsi un peu plus sa prison lunaire.

Ses poisons coulent dans les veines de l’enfant, l’empoisonnant à petit feu, l’empêchant de se réaliser, l’empêchant de se regarder. En fait l’enfant ne sait plus qu’il vit dans le mensonge, il a depuis longtemps renoncé. Un jour il a proféré une vérité, mais elle a été travestie en mensonge, alors que l'on savait que c’était une vérité. Depuis il ne dit plus jamais la vérité, puisque les vérités sont devenues mensonges. Mais le poison le ronge, un poison nommé Vérité. De temps en temps, il voit cet autre enfant mais c’est un étranger. Il le connaît mais ils sont si éloignés. Il a voulu lui ressembler, en réalité il s’en est éloigné encore plus. L’enfant grandit mais pas les mensonges. Puis un jour l’enfant est amoureux, il ne se ment plus, ou plutôt il a l’impression de ne plus mentir. Le ver le sent et se dit que sa prison va s’ouvrir. Mais la lune n’est qu’une coquille vide, car elle sait que le mensonge se cache encore, et elle garde sa beauté froide et absolue.

Puis l’enfant rompt, non sur un mensonge mais sur une vérité, mais au cœur de cette vérité se dissimule un mensonge. Un mensonge, car il n’a pas voulu s’avouer, il n’a pas regardé le miroir. L’enfant grandit encore un peu et il croit tomber amoureux, mais c’est un mensonge. Il n’est pas amoureux, il est passion et ça, c’est une vérité. De nouveau il ne ment plus, il ne ment plus et dit la vérité. Mais la vérité fait mal, la vérité fait du mal à l’autre et l’autre dit aussi la vérité. Mais l’enfant y voit un mensonge et l’enfant souffre, souffre beaucoup. Mais l’enfant ne regarde toujours pas la vérité.

Du temps passe et l’enfant grandit encore. L’enfant grandit encore et tombe encore amoureux, croit-il, mais c’est encore un mensonge. L’enfant se ment et ment à l’autre qui a placé en lui sa confiance. Et le ver le sent, mais ce mensonge est si puissant, si pur, que le ver a de nouveau faim. Alors le ver se remet à se repaître de la Lune. Pauvre Lune, son visage n’est plus que lézardes, cratères et larmes empoisonnées, car les poisons suintent désormais hors du ver, dardant leurs aiguillons vers le cœur ardent de l’enfant. Et bientôt le poison gagne son esprit et l’enfant devient bourreau. Le mensonge est son arme, acérée et ardente, pour mieux blesser l’autre. Blesser, torturer l’autre à tout prix, parce que l’autre lui renvoie une vérité qui n’est pas mensonge et l’enfant le sait. L’enfant est double, il est à la fois vérité et mensonge, vérités intérieures enfermées, emprisonnées dans une carapace de mensonges forgée par les années. Et la Lune, pauvre Lune, la douleur aiguë du mensonge dévoilé pénètre ce qu’il lui reste d’âme et le masque de la beauté illusoire se fendille. L’enfant est terrifié car devant lui s’étale le vide, le vide de son existence construite sur des fondations faites de mensonges. A cause de cela, il ne peut entrevoir la vérité, la vérité toute nue, tapie tout au fond de la coquille vide de son esprit.

Existe-t-il encore, existe-t-il vraiment, existe-t-on encore quand tout n’est que mensonge ? Un être, même fait de chair et de sang, existe-t-il encore quand tout n’est que mensonge ? À l’intérieur de la Lune, le ver en vient lui-même à douter, est-il une illusion ou est-il né d’un mensonge ? Il est presque la lune elle-même, tant il est gros et gras, repu de ses propres mensonges. Pendant ce temps, l’enfant entrevoit la vérité. Que doit-il faire ? Cesser d’exister et vivre l’ultime mensonge, celui de la négation de la vie. Ou bien va-t-il plonger dans cet enfer ténébreux, aux murs tapissés des dards acérés de ses mensonges, là où se trouve, dissimulée, la vérité.

L’enfant grimpe lentement les marches, elles ne sont pas encore là. Arrivé devant la fenêtre de son destin, il l’ouvre en grand et contemple le dehors. La lune est là, son masque de beauté froide et absolue n’est que lézardes et crevasses, bientôt la vérité se fera jour. En bas, il y a le puits, avide, noir, sans fond. Mais s’il s’y jette en regardant la vérité et non cet ultime mensonge de la non-existence, qu’adviendra-t-il ? Il ne le sait pas et saute dans le puits. Elles sont là toutes les trois, elles l’observent dans sa chute sans fin. En haut, en silence le masque explose et la lune, pauvre Lune, grêlée par la lèpre du mensonge, grimace. À l'intérieur le ver pleure, il pleure parce qu’il voit la vérité et parce qu’il s’abandonne à la vérité. Il les appelle, son cri se répand dans l’univers. Mais son cri est sincère, alors elles viennent et le ver se calme, tandis que la lune lui tisse un cocon malgré la douleur. Du mensonge renaît toujours la vérité et le ver s’endort. Il s’endort et se transforme, la lune est devenue son cocon, sa protectrice et les cicatrices visibles, qui, très lentement, s’estompent.

Que va-t-il advenir de lui et de l’enfant ? Elles ne le savent pas, devinent-elles seulement que les deux sont un.


Texte publié par Diogene, 30 avril 2016 à 11h50
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