— Pourquoi l'as-tu laissée partir ?
— Tu voulais qu'elle nous raconte quoi de plus ?
François est encore sidéré. Il ne comprend toujours pas comment cette belle stupeur, cette joie frénétique, ce bonheur évident d'avoir retrouvé une amie disparue se sont si vite transformés en dégout véritable. Par surconsommation, ingestion trop rapide d'émotions périmées ?
L'image d'un vieux bourgeois, un Falstaff perverti sans humour et sans charme, adipeux et malodorant, se gavant comme un chancre le bide posé à plat sur une table de banquet, la bouche grande ouverte et les mains s'agitant en mille allers-retours entre des plats trop riches et une gueule béante, explose dans sa tête, lui donne la nausée. Chaque goutte de sueur qui perle de son front, de sa nuque, et d'à peu près toutes les parties de son corps exhale le saindoux. Il a besoin de se calmer. Il a besoin de renifler un coup. Il a besoin de vomir aussi.
— Comment peux-tu rester aussi...distante Annie. C'est...Claudine putain!
Il achève sa phrase en hurlant malgré lui. Annie réagit en fronçant les sourcils, le matant d'un simple regard.
— Je la croyais morte, finit-il par marmonner après quelques instants de silence, presque de recueillement.
— Et tu la trouves vivante, là, tout de suite ? Elle n'est pas la moitié de ce qu'elle était avant. Ce n'est plus qu'un sac à vinasse. Autant lui foutre la paix. Autant nous foutre la paix. Je préfère oublier. L'oublier elle.
Et ne retenant plus ni tremblements ni larmes, incapable d'endurer le regard de sa sœur et son autorité ainsi que son emprise, tout son jeu de contrôle, il bondit de sa chaise, quitte la pièce en courant, le rouge aux joues, aux yeux, aux mains, trempé de larmes et de sueur. Un étang lacrymal, chaud et trouble, dans lequel il se noie.
— Comme elle nous a oubliés, chevrote alors Annie, immergée à son tour dans la même eau bileuse.
*****
Après un très long moment, François revient, calmé, un dossier à la main.
— La scientifique est revenue. Voici leur rapport préliminaire
— Et alors ?
Rien de spécial. Trois cadavres, trois flingues. Un nombre de douilles qui colle avec le nombre de coups de feu entendus. Des empruntes sur un tesson de bouteille, sur la cuve du brasero, sur un bout de rampe d'escalier et sur les flingues qui appartiennent tous aux cadavres ou à Claudine, sauf sur les flingues bien entendu. Des traces de poudre et des angles de tir cohérents avec la scène de crime également. Un duel à trois. C'est pourtant con les duels à trois. Et pas seulement textuellement. Quant au pourquoi, eh bien…les seuls à le savoir sont maintenant dans le frigo. Ils se confieront peut-être au légiste. Mais pour nous, fin de l'histoire.
Annie écoute sans écouter. En réalité, elle ne s'intéresse guère aux rapports des experts et des scientifiques, qu’ils soient préliminaires ou bien définitifs. Ce ne sont que des escrocs qui ne cherchent à bâtir leurs fragiles conclusions que sur le terrain mou des biais de confirmation. Architectures verbeuses sur terrain de coton et matériau de paille.
— Assieds-toi s'il te plait, dit-elle tendrement à François.
Quelle musique merveilleuse se dit-il en lui-même.
Si seulement il pouvait l'entendre plus souvent. Si seulement il pouvait l'entendre sans avoir à concéder la moindre contrepartie. Mais il sait parfaitement ce qu'elle attend de lui. Il se déplace alors au fond de la grande pièce, à l'angle de deux murs, se pose à même le sol. Puis il repli ses jambes, croise les bras et bascule doucement sur sa droite pour se caler au mieux. Annie s'approche de lui et s'assied à son tour à la gauche de François qui se retrouve coincé entre un mur de placo sale, griffé et râpeux et un mur de chair, de soie et de velours.
Il se dit simplement que le plus doux des deux n'est pas celui qu'on croit.
Il anticipe maintenant ce qu'il va se passer : d'une voix blanche et douce comme un peu de lait frais, parfaitement modulée pour pénétrer son souffle, sa spiritualité, elle s'en va réciter une comptine familiale, qu'il entend sans l'entendre, qu'il ne connait même pas. Ces quelques vers écrits par sa mère autrefois sont la clé du verrou qui bloque sa mémoire. Il décrira alors, dans un état de transe, de quiétude et d'extase tout ce qu'il a vécu, vu senti et touché par ses mains par son corps, tous les ports de sa peau ouverts à tous les flux, absorption sans effort et sans trop y penser du monde qui l'entoure.
Et Il décrira tout. Tous les temps, les espaces qu'il aura arpentés. Une presque vie entière resituée sur commande, où quelques trous subsistent avant ses dix ou douze ans. Un plan au 1/10eme méthodiquement croqué, un récolement suprême, parfaitement annoté. Mais un plan mis sous coffre, inaccessible à lui aussi bien qu'à tout autre qui n'en possède pas la clé.
Difficile de savoir, quand pourquoi et comment sa mère a décidé d'installer cette serrure, l'empêchant par ce choix d'exploiter pleinement et sous son propre contrôle cette grandiose aptitude. Difficile de comprendre pourquoi une fois les sceaux posés sur son propre cerveau, ils n'ont pendant longtemps jamais été brisés. Difficile enfin d'accepter que sa mère fasse don à Annie du moyen de l'ouvrir, de le dépaqueter, de farfouiller sa tête avec cette comptine et fasse don aussi des techniques utiles pour naviguer en lui dans cette parfaite archive et lancer la lecture du bon enregistrement. Le don de sa mère à Annie, c'est le don du cours de sa propre vie. Qu'a -t-elle fait pour mériter un tel cadeau ? Qu'a-t-il fait pour mériter une telle confiscation?
— Laisse-toi aller mon frère, libère-toi de tout ce qui te pèse et obscurcit ton esprit, je ne suis là que pour toi, tu le sais, dit Annie.
Et elle entame alors les quatrains attendus :
De la marmite d'abîme tout souffle s'évapore,
Quand le flan brule d'ennui, caramel d'horizon,
Et la poêle de l'esprit où le chaos fricasse,
Me papillote l’âme qui s'émiette en silence.
Sous le fouet de la nuit lorsque la crème monte,
Un soufflé d'existence nous retombe en écho,
Dans une sauce d'absence, les saveurs s'entremêlent,
Et la bisque des songes s'épaissir dans l'ombre.
La plancha du destin, là où les rêves grillent,
Et le confit des peines s'étaler en murmures,
Une soupe à l'inconnu, mijotée d'illusions,
Un crouton d'existence qui se délite enfin.
La casserole de l'idiot révèle ses secrets,
La mousse de l'absurde se diffuse au levant,
Et sur une planche salle, se tranche le néant,
Puis s'émince le salut d'un destin inutile.
Maman devait probablement avoir faim quand elle a pondu ça se dit Annie.
Et François se mit à parler, parler, parler et puis parler. D’une richesse lexicale inouïe et d'une simplicité rebelle son récit livre tous les secrets d'un moment théoriquement perdu et oublié. Annie relève alors sans peine les erreurs et contrevérités des deux comptes-rendus précédents.
La scientifique se goure.
Et Claudine s'est foutu de leur gueule.
*****
Claudine s'éloigne à grand pas du commissariat, une marche vive et volontaire mais un peu anarchique. Elle tient très bien l’alcool. Elle en éprouve une certaine fierté. Et trouve aussitôt ce propos totalement stupide. Elle se jure alors que plus jamais elle ne touchera à la moindre bouteille. Et elle trouve aussitôt cette seconde pensée tout aussi stupide que la première. Elle en conclu qu’elle ne tient pas l’alcool si bien que ça et trouve enfin un peu d’apaisement dans cette dernière idée.
Elle doit vite s’éloigner d’Annie et de François. François a l'air si niais. Il est toujours le même. Ce sont ses émotions que Claudine craint le plus, ses émotions confuses et si mal assumées qui vont le persuader de lui courir après.
Annie a, au contraire, profondément changé. Ou pas. Finalement pas tant que ça. Elle est juste devenue ce qu'elle devait devenir : au fond d’elle papillon à l’aube de ses dix ans, et aujourd’hui chenille, métamorphose inversée. Belle et intelligente oui, mais froide et sans pitié. Elle va donc vite comprendre que Claudine a menti. Et lui courir après, elle aussi. Et sans le moindre doute la mettre en danger.
Elle doit maintenant se trouver un autre trou, un autre terrier, un autre n’importe quoi d’autre pourvu que ce soit assez sale et repoussant pour éloigner le curieux, le quidam, le flic ou même le curé qui se mettrait en tête qu’une âme égarée est venue s’y fourrer. Et même si cela ne manque pas ici, c’est bien trop près de François et Annie. Elle doit maintenant songer à prendre ses distances. Elle perdra des repères, des habitudes, des rites. Mais c’est si peu de chose comparé à la vie. Et une banalité, un lieu commun de plus, se dit-elle en souriant. Mais son sourire se fige. Elle va perdre un ami aussi.
Il ne faut pas se tromper. Claudine ne fait ici aucunement preuve de sentiment. Ou si peu. Un ami n’est pour elle qu’une ressource utile. Et une ressource utile, d’une fidélité sans faille et à l’affection mesurée, ou du moins sous contrôle, c’est si rare, surtout pour une personne dans sa situation. Elle se doit, par principe, d’en user jusqu’au bout. De toutes façons elle n’a pas le choix. Il lui faut de l'argent pour un bus ou un train. Un seul ami, une seule solution.
Elle se dirige alors vers les toilettes publiques si souvent fréquentées. Elle doit être prudente, ne pas se faire repérer : c’est proche de son refuge, c’est peut-être surveillé. Plus vite, beaucoup plus vite. Il commence à faire nuit, elle doit se dépêcher. Elle accélère le pas, commence à s'essouffler. Elle est enfin arrivée. Merde trop tard, c'est fermé. Elle projette son regard à droite et puis à gauche, auprès et puis au loin et fini par repérer son fidèle compagnon qui marche vers l'entrée d’une bouche de métro. Elle se remet en route, s'avance d'un pas rapide et s'essouffle un peu plus. Elle ne le rattrape pas. Elle va bientôt le perdre et avec lui l'espoir d'une cavale aisée. Elle veut l'interpeller, hurler pour le stopper mais s'aperçoit soudain qu’elle ignore son nom. La fatigue, l'angoisse et même l'essoufflement, tout cela contribue assez curieusement à réduire son ivresse et remettre en fonction une partie suffisante de sa substance grise.
Tout se passe très vite. S'approchant près d’une poubelle, puisant dans ses dernières forces, elle la pousse avec rage en plein sur la chaussée où roulent sans précaution des dizaines de voitures, de vélos, de camions. Inévitablement, un véhicule, un autre, et dix autres encore se percutent violemment en cherchant à éviter l'obstacle inattendu ou en freinant brutalement. Le bruit est magnifique aux oreilles de Claudine. Et il est suffisant pour stopper son ami et le forcer à se retourner. Elle réussit aussi à capter son attention par un enchainement de gestes idiots et d'attitudes folles. Il s'avance vers elle sans moindre hésitation inquiète de la voire si près de cet effroyable spectacle. Et elle remercie dieu d’une telle fidélité. Et face à cette pensée, sa cervelle à nouveau se rebelle et digresse : mais tu ne crois pas en dieu, arrête tes conneries. Il arrive donc près d'elle, et lui parle en hurlant pour couvrir le vacarme:
— Mais qu'est-ce que vous faites là ! J'ai eu si peur pour vous après ce qu'il s'est passé. Il y a eu des morts hein ? Et vous, vous allez bien ?
Elle ne répond même pas. Il enchaine sans attendre.
— Eloignons nous un peu, c'est le bordel ici et puis ça pue l'essence, ça peut être dangereux.
Ils s'éloignent tous les deux, dans une rue attenante, calme et peu fréquentée. Claudine s'apprête alors à tout lui expliquer. Ou plutôt lui donner toute une explication pour porter sa demande, justifier son besoin : quatre ou cinq cents billets pour tracer son chemin. Elle commence à parler quand un monstre sur roues déboule à leur hauteur : une camionnette noire d'où sort le bellâtre, une grosse arme à la main, une arme assez bizarre. Il se dirige vers eux pointant son jouet phallique dans leur direction tout en faisant glisser la porte coulissante située sur le côté. Il fait monter Claudine, contrainte d'obtempérer. Une fois à l'intérieur, les fesses à peine entrées, il tire une fléchette, parfaitement bien située. Claudine s'effondre aussitôt. S'apprêtant à fermer la porte pour de bon, il se fait devancer par l'ami de Claudine qui se précipite sans hésiter à l’intérieur du véhicule. Il réfléchit un instant, recharge son pistolet à fléchettes et tire nonchalamment dans le cul de ce gars qu'il ne connait même pas. Il se dit à voix haute :
— Il est un peu con ce type. Bref, je réglerai ça plus tard.
Il reprend le volant et s'éloigne sans encombre et sans difficulté de ce drôle de quartier ou les hommes s’effondrent, les escaliers s'écroulent et les voitures s'encastrent avec célérité.
*****
Après quatre heures de route entrecoupées seulement d'une pause technique au cœur d'une foret sombre, il arrive en pleine nuit dans son nouveau repère: une cabane isolée, sans électricité, sans réseau, sans confort, de l'eau au fond d'un puits. Le milieu de nulle part, le centre du monde entier, c’est bel et bien ici. Il décharge tranquillement sa cargaison humaine, sachant qu'il a encore au moins deux heures à tuer avant que le produit ne fasse plus effet : un par un descendus, un par un attachés à une chaise trop dure faite de bois et d'osier. La vielle s'agite la première. Bien trop tôt en vérité. Ce doit être l'alcool qui loin de se cumuler au produit narcotique contenu dans la seringue en a probablement limité les effets. C'est en tout cas ce que se dit l’apollon, l’adonis, le bel homme, le top model tueur, qui fait face à Claudine, maintenant bien éveillée.
— Donne-moi une bonne raison de ne pas te flinguer. Tu connais mon visage, tu sais ce que je peux faire.
— Quelle approche à la con, si t'en avais envie tu n'aurais pas manqué de me faire crever. Pourquoi tout ce cinéma, jouons carte sur table. Car tu m’as reconnue comme je t'ai reconnu.
Il sourit, soulagé.
— A la bonne heure! Salut Claudine, dit-il presque enthousiaste.
— Bonjour Michel, ravie de te revoir. Que deviens-tu depuis tout ce temps ? dit Claudine d’un air détaché.
— Je cultive des lentilles dans un bled du haut Quercy, dit Michel sérieux, presque préoccupé.
— Des lentilles...Le Quercy.... Je ne suis pas étonnée. Tu as toujours eu le chic pour aller te fourrer dans de sales histoires, lui répond Claudine adoptant le même ton, la même gravité.
Michel ne relève pas et retrouve le sourire. Un sourire complexe, mélange d’inquiétude, d’impatience, et d’excitation que Claudine attribue au plaisir des retrouvailles.
— Et toi comment vas-tu? Et où est Dagobert?
— Tu es aussi tarte que ton frère toi, dit Claudine calmement. Comment veux-tu qu’un chien vive aussi vieux que ça?
— Je n'en sais rien. Mais je sais une chose : nous avons eu douze ans pendant bien quarante ans, vécu quarante étés à résoudre des énigmes, vivre comme des enfants, se rêver en adultes. Alors un clébard trop vieux qui devrait être claqué, on n'est plus à ça près !
A ces mots il sourit. Il s'approche doucement d'elle pour la détacher. Et d'un baiser pudique sur le front, l'embrasser.
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