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C’était une magnifique journée. De celles qui vous rappellent d’être heureux. J’ai toujours adoré cette intersaison, quand la chaleur des dernières braises de la nuit se mêlent à celle des premiers rayons printaniers. Ils viennent réchauffer mon vieux cuir. Avant, je passais des heures à observer l’activité de la rue. Les élans de vie se dissipaient derrière les mouvements des voilages mais ils n’en restaient pas moins fascinants. Tous les matins, il y avait Max, le chien de la voisine qui arrosait quotidiennement les pétunias, au grand dam de Maman. Ensuite, apparaissait le postier. Il avait à cœur de perfectionner son lancer. Parfois, Max et le postier se rencontraient et tentaient chacun à leur manière de marquer leur territoire. Au dernier décompte, Max menait de quatre mollets à deux prospectus. Malheureusement, cela fait plusieurs années que ce gros écran noir agressif a remplacé ma jolie fenêtre. Je ne saurais jamais si Max arrose encore le pétunia ou si notre postier pourrait prétendre à la ligue majeure.

Quand tout le monde quitte la maison, laissant tasses et miettes de pain éparpillés, je profite un instant du calme revenu. Chaque matin, j’essaie de leur faire prendre leur petit déjeuner en famille. Les questions organisationnelles s’entremêlent aux considérations philosophiques d’Ellie. Papa essaie de retenir le rendez-vous que Maman lui rappelle pour la dixième fois. Lilia boit son thé au chocolat, emmitouflée dans son plaid alors que Noa cherche le pull qu’il venait pourtant de poser juste là ! Quand l’horloge affiche 8H, tout le monde se hâte, cherche ses clefs, enfile ses chaussures, se chamaille une dernière fois sur qui prend le bus, le vélo ou le train et ce qu’il y aura à manger ce soir. C’est toujours Maman qui claque la porte en dernier en prenant le temps de photographier la pièce. Comme si ça la rassurait de savoir que tout serait exactement au même endroit quand elle rentrerait ce soir. Quoi qu’il puisse se passer dehors, je serai là avec les tasses et les miettes de pain.

Mais ce matin, je ne reste pas seul. Elle ne passe pas la porte et Ellie continue sa discussion philosophique en déambulant dans la maison. Maman lui demande de s’installer et je sens son petit corps s’élancer sur moi. Je reconnais ce regard. Maman sait que sa pétillante petite fille risque de disparaitre à jamais, comme Lilia s’était éteinte avant elle. Mais Ellie est plus pragmatique alors peut être que cela n’arrivera pas. Elles ont toujours été si différentes. Pourtant, une toute petite année les sépare. Je me souviens de Maman allongée la tête posée sur mon bras et Papa assis par terre, adossé sur mon pied gauche. Il jouait sur le grand écran noir, qui n’était plus noir mais s’agitait dans tous les sens avec des bonhommes étranges à l’intérieur. Il avait mis un chronomètre et comptait les minutes qui séparaient les cris silencieux de douleur de Maman. Lui semblait s’amuser de la situation mais elle, un peu moins. Et puis d’un coup, ils se sont agités, Mamie est arrivée et ils sont partis à toute vitesse. Lilia est sortie de sa chambre s’installant confortablement dans la mollesse de mon vieux corps pour écouter l’histoire que Mamie lui lisait. Quelques jours plus tard, Papa et Maman revenaient. Ils posaient le cosy d’Ellie à mes pieds. Ces grands yeux ronds me fixaient. Depuis, je suis devenu leur plus grand partenaire de vie. Nous avons partagé toutes sortes d’aventures. Comme ce jour où de terribles gobelins les attaquèrent. Je leur distribuais glaives et boucliers. Je servais de rempart de protection et elles sautèrent sur moi lorsque les gobelins déversèrent de l’huile brûlante sur le sol. Ou cette autre fois quand le volcan se réveilla. Tout le monde se réfugia en hauteur le temps que la lave se durcisse. Nous avions bien failli ne pas nous en sortir. Il y eut des expéditions moins dangereuses heureusement. Parfois, je leur faisais traverser un pont de nuages et participer aux mondiaux de trampoline. Mon ossature se souvient encore du magnifique salto d’Ellie.

Ensemble, nous avons englouti des sodas, des gâteaux au chocolat, caché des barrettes, des crayons et des tonnes de devoirs. Même la cachette du plus grand pirate de tous les temps ne renferme pas autant de trésors que moi.

D’un point de vue culturel et pédagogique, je suis fier d’avoir activement participé à la représentation de leurs plus grandes œuvres d’art abstraites. Mention spéciale à Lilia pour sa pièce maitresse, « l’arc-en-ciel sous toutes ses formes et ses couleurs ». Elle avait un talent inné pour m’affubler de couleurs et gommettes. Toute la maison y passait, même le chat ! Une artiste extraordinaire. Dommage que Maman n’ait pas su l’apprécier. Personnellement, j’avais adoré sa fresque et je l’aurais bien affiché quelques mois de plus. Plus tard, j’avais été le témoin indiscret de leurs premiers baisers, épongé les larmes de leurs chagrins d’amour et encaissé les coups de leurs échecs. Attention, il ne faut pas s’y tromper. Elles aussi tentaient de prendre soin de moi ! Un jour, elles avaient décidé de me laver au liquide vaisselle, de me faire une coupe au cutter, et de recoudre mes bobos à la colle extra forte. Succès mitigé mais je peux encore sentir cette petite odeur de fond de citron artificiel. On s’y fait avec le temps.

Mais me voilà en cette journée de printemps étincelant, silencieux à entourer Ellie de toute ma tendresse. J’aurais aimé la prévenir, lui faire enfourcher un cheval cotonneux avec son bouclier rapiécé. J’aurais voulu m’effondrer sur place pour que le cérémonial instauré par la cheffe de famille n’ait pas lieu. J’aurais aimé faire tomber la tasse de thé sur ses jambes parce que même une brûlure aurait été plus douce que ce qui l’attendait. J’aurais voulu la faire disparaitre un instant, engloutie dans mon vieux corps décharné.

Juste un instant.

Mais j’étais là, immobile, incapable de dire ou de faire quoique ce soit. Et encore une fois, je ne suis que le témoin du début de la fin de son innocence.

Je me se souviendrais toute ma vie du jour où j’ai découvert la Loi. J’épongeais toutes les larmes de leurs cœurs. Ils rentraient de la maternité avec la plus grande. Ils avaient délicatement posé son couffin à côté de moi. Ce petit être avait tourné sa tête vers moi, comme si elle se demandait ce que pouvait bien être ce gros truc imposant. A cette époque, j’étais encore jeune, ferme et tonique. J’étais de toutes les soirées cinéma, me faisais arroser de champagne au jour de l’An et été parfois, le témoin malgré moi, de certains moments d’intimité. C’était une soirée d’hiver très froide, la cheminée avait tournée toute la journée pour que la chaleur les enveloppe délicieusement dès leur arrivée. Il y avait du thé, des chocolats, des bouquets dont l’effluve des fleurs se mélangeait à l’odeur de fumée et embaumait toute la pièce. A peine passé le pas de la porte, Papa me balançait violemment le Livre, ivre de colère. Cette loi, cette tradition était ridicule. Il ne se soumettrait jamais à leurs diktats. D’ailleurs, c’est simple, il suffit de le mettre au feu et de prétexter un accident domestique. Personne n’en saurait rien. Eux, avaient bien pu vivre sans la subir, alors pourquoi leur petit être cher devrait s’y plier.

« Parce que c’est la Loi et que si nous ne le faisons pas, ils l’excommunieront. Elle sera seule dans un monde qu’elle ne connait pas et on ne la reverra jamais », lui répondit-elle, en ramassant le livre pour s’effondrer sur moi.

« Alors partons nous aussi, quittons cette communauté devenue folle », lança-t-il dans un élan désespéré.

« Tu sais parfaitement que personne ne peut entrer ou sortir depuis la dernière Révolte. Ils nous tueraient et la tuerait aussi ». Encore embué de larmes, son regard habituellement parfaitement habillé de noir, comme le stipule la Loi, se porta sur ce petit être qui bougeait désormais sa toute petite main. Cela faisait quelques minutes qu’elle tentait de m’agripper le pied. Je n’avais pas encore été réparé à la colle forte. Comme pour tenter de mettre fin à cette terrible conversation, Maman fit un sourire et murmura que d’ici là, les choses auraient peut-être changé et qu’elle n’aurait peut-être finalement pas à le lire. Malheureusement, la Révolution n’eut pas lieu.

Maman lui tend son « Livre du destin » qui recèle tous les moindres détails de la vie qui l’attend. Ellie va découvrir ses réussites, ses échecs, ses amours et ses détresses. Elle lira les abus dont elle sera victime et les atrocités qu’elle commettra. Elle saura quelle personne la trompera, la violentera, l’aimera, mourra avant de pouvoir faire famille. Elle apprendra que sa meilleure amie est en réalité une personne toxique qui lui fera prendre des chemins tortueux et dangereux. Elle connaitra la date de leurs morts, et de la sienne. Elle saura mais ne pourra rien modifier. Le fameux principe d’équifinalité. Peu importe le chemin qu’elle prendra, l’issue restera la même. Elle pourrait décider de s’opposer à la Règle et ne pas le lire mais la sentence serait l’exclusion définitive de la communauté. Par principe de précaution, afin de mieux anticiper les risques et prendre les bonnes décisions disaient-ils. Soit, tu sais et tu agis pour le bien de la Communauté, soit tu es exclue. C’est insensé. A leur principe d’équifinalité, elle leur opposerait le principe de multi finalité ! Un chemin peut mener à diverses issues. Mais ils ne plaisantent pas avec la Règle. Ils avaient basé toute la sécurité et la paix de la Communauté sur la mise à mort du libre arbitre. En donnant la connaissance, ils avaient détruit leur indépendance. Une personne qui découvrait dans son livre qu’elle tuerait un enfant par accident en s’endormant au volant, choisira naturellement de s’emprisonner ou s’excommunier à vie pour éviter ce drame. Et si elle ne le fait pas, ils le feraient pour elle. La liberté se réduit désormais au calcul du moindre mal.

Ellie attrape le Livre que Maman lui tend. Je peux ressentir tous les mots qu’elle lit. Parfois ses muscles se raidissent et les os de ses fesses s’enfoncent profondément dans ma chair. Elle se relâche quelques instants, s’allonge en souriant puis se redresse subitement. Elle me lance le livre, se lève et me frappe de toute ses forces. Elle étouffe sa rage en enfonçant sa tête dans mes rondeurs. Puis d’un coup, elle se rassied et, comme pour Lilia avant, je vois l’étincelle de son âme s’éteindre. Son corps est aussi mou que les poupées de chiffon qu’elle faisait voler autrefois d’un de mes côtés à l’autre. Elle est vide. Je suis de nouveau le témoin impuissant du dernier jour de son innocence.

Je ne peux rien faire pour la protéger. Aucun bouclier n’est assez solide, aucun cheval cotonneux assez rapide. Je suis là, vieux, fatigué, tâché de mille souvenirs. Je ne sais pas si elle se souviendra de moi comme celui qui a soutenu son corps, à défaut d’alléger son cœur.

Je ne sais pas si je serai encore là pour la « cérémonie » de Noa.

Je ne sais pas si leurs enfants passeront la même étape dans cette maison ou une autre, appuyés contre mon ossature en train de triturer les fils de mon habit de cuir.

Je serai peut-être dans une autre maison, avec d’autres secrets de familles et d’autres trésors enfouis dans mes coutures.

Ou à la benne.

Après tout, je ne suis qu’un canapé qui reçoit leurs larmes et leurs cris disparaissant entre mes angles saillants et ma mousse décharnée.


Texte publié par LGN, 22 mai 2024 à 06h58
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