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tome 3, Chapitre 3 « Helena - III - 355 jours » tome 3, Chapitre 3

Soulagée de ne pas avoir à supporter plus longtemps cette présence insolite, Helena suivit Sean et Richard vers la crique. Quand le petit groupe pénétra dans la mer pour passer de l’autre côté de l’avancée rocheuse, la châtelaine avait de l’eau jusqu’à la taille. Ses affaires d’escrime étaient trempées. Elle demanderait à l’une des bonnes de les rincer et de les disposer au soleil. Arrivée sur la place, elle ne se donna pas la peine de remettre ses bottes et remonta nu-pieds vers le manoir, encore troublée par l’incident.

Richard, que Sean avait reposé au sol, vint lui prendre la main. Helena, qui avait l’habitude de l’entendre lui remplir les oreilles de tout et de rien, le trouva curieusement silencieux. Elle l’interrogerait plus tard. Pour le moment, ils devaient tous se sécher et se réchauffer. Elle confia à Sean le soin de ramener Richard dans sa chambre et de s’occuper de lui, avant de se diriger vers ses propres appartements. Les murs tendus de toile bleue décorée d’entrelacs floraux et les rideaux de damas blancs lui offrirent une impression de luminosité après la pénombre de la caverne. Elle tira sur le cordon pour appeler Mirna, sa gouvernante. Celle-ci poussa les hauts cris en apercevant sa maîtresse :

« Vous avez vu dans quel état vous vous êtes mise ? ronchonna-t-telle en lui passant une serviette pour qu’elle puisse essuyer ses cheveux trempés par les embruns. Je vais vous faire préparer un bain chaud, vous en avez besoin. »

Helena se sentait bien trop fatiguée et troublée pour protester. En présence de Mirna, elle se permettait de relâcher sa garde, ce qu’elle ne s’autorisait qu’avec peu de personnes au château, essentiellement sa famille et Paul Allen. Même si elle avait gagné le respect de la plupart des habitants, elle demeurait une étrangère parmi eux. Quelqu’un du dehors, qui pouvait quitter Blackridge quand elle le voulait.

Sans doute était-ce la raison pour laquelle elle n’avait pas accompagné Jonathan sur le continent. Certes, son époux la laisserait en toute confiance séjourner sans lui à Glasgow, ou même à Londres, mais résider sur l’île lui évitait la tentation de s'y trouver trop bien . En outre, elle offrait à son mari une motivation supplémentaire pour rentrer dans les lointaines Hébrides extérieures, à l'écart de toute civilisation.

Elle n’avait jamais été quelqu’un de crédule et ses études d’infirmière n’avaient fait que renforcer une tournure d’esprit rationnelle… mais quelque chose au fond d’elle-même lui soufflait de ne pas chatouiller le diable. Même si la malédiction qui affectait tous les Blackridge, depuis le fameux Richard premier du nom, n’était qu’une légende familiale, il y avait eu bien trop de précédents étranges pour que son épouse se risquât à défier les traditions.

Trois cent cinquante-cinq jours. Exactement.

C’était le temps que Jonathan, que Georgia et Richard, que chaque personne née sur l’île devait passer sur place pour rester en vie. En d’autres mots, aucune d’entre elles ne pouvait s’absenter plus de dix jours dans l’année sans se voir frappée d’un accident, d’une maladie, ou même d’un décès foudroyant et inexpliqué. Certains des membres de la famille de Jonathan avaient tenté d’outrepasser cette règle. Son grand-père avait décidé, le jour de ses cinquante ans, qu’il n’avait plus rien à perdre. Dix jours exactement après son installation à Londres, son domestique l’avait retrouvé roide dans sa chambre, une expression de terreur sur le visage. Après avoir engendré son fils, le père de son époux s’était senti coupable d’avoir enchaîné un nouvel être humain à cette terre de malheur, au point de sombrer peu à peu dans la folie. Il avait pris l’habitude de faire le tour de l’île en barque pour « implorer l’Océan »… Il s’était noyé quand Jonathan avait dix ans.

Selon l'actuel seigneur, cette malédiction affectait la famille depuis le XVIe siècle. La légende prétendait que le jour où le dernier héritier du nom disparaîtrait, l’île serait engloutie par la mer avec tous ses habitants. Afin de préserver la vie de leurs gens, les maîtres des lieux s’étaient toujours fait un devoir de perpétuer la lignée. Certains avaient même conclu des accords avec leurs « épouses », à qui ils reversaient des rentes confortables, acquises grâce à leurs nombreux placements sur le continent, contre la conception d’un ou deux héritiers. Quand Helena avait appris cette histoire troublée, elle avait pensé qu’il s’agissait juste d’une tradition sombre et romanesque. Certes, son cœur se serrait d’une inquiétude légitime en y songeant, mais elle s’était dit, comme bien d’autres jeunes épousées avant elle, qu’elle parviendrait à guérir Jonathan de cette singulière obsession. Après tout, quelle importance s’il ne voulait pas vivre sur le contient plus de dix jours ? Elle pouvait se passer de Glasgow ou de Londres, et elle arriverait bien à le persuader de quitter son archipel pour découvrir le monde… peut-être, lorsque leurs enfants seraient plus grands, que la félicité d’un foyer heureux l’aurait libéré de ses angoisses légendaires et dynastiques.

Cependant, au fil du temps, elle avait fini par ressentir autant que lui cette sourde préoccupation, ce sentiment diffus de quelque chose qui les dépassait, qui les épiait en permanence. La vision de cette femme qui semblait droit sortie d'un siècle lointain faisait étrangement écho à tout ce qu’elle avait pu entendre des îliens.

Morgana…

« Milady, le bain est prêt. »

Elle se tourna vers Mirna ; son visage rond, piqué de taches de rousseur, affichait un mélange de mécontentement et d’inquiétude, qui devait sans doute refléter sa propre expression. Avec un soupir, elle se débarrassa de son peignoir humide pour se glisser dans la baignoire à pieds de lion que Jonathan avait fait venir du continent, tout exprès pour elle. Le cabinet de toilette était agréable, carrelé de faïence blanc et bleu à motifs délicats. Un poêle émaillé y diffusait une douce chaleur tout en permettant de faire chauffer l’eau. Un confort rudimentaire, mais suffisant.

Tandis qu’elle dissimulait sa nudité derrière le rideau de toile huilée, elle songea de nouveau aux événements de la plage.

« Mirna… est-ce que le nom de Morgana vous dit quelque chose ? »

La gouvernante réfléchit un instant, avant de secouer la tête !

« Non, Milady… Mais je ne suis pas celle à qui vous devriez le demander. Je suis une étrangère, comme… »

Elle se tut brutalement, mais Helena savait pertinemment ce qu’elle allait dire :

Une étrangère, comme vous…

La personne qui connaissait le plus de choses sur les légendes de l’île, aux dires de Jonathan, était le majordome, Jack. Malgré tout, la châtelaine frémissait à l’idée de l’interroger sur un sujet aussi sensible pour les habitants du lieu. Cet homme ne lui obéissait qu’avec mauvaise grâce, et uniquement parce qu’elle était l’épouse de son maître et la mère de ses enfants. Ses contacts avec lui se limitaient au strict nécessaire.

Quand l’eau commença à refroidir et sa peau à se plisser, Helena sortit de la baignoire. Elle enveloppa autour de son corps mince et frissonnant une serviette chauffée devant le poêle, avant de revêtir un corsage de flanelle et une longue jupe de tweed préparés par Mirna. Le plus difficile restait à venir : interroger Richard sur cette étrange aventure. Si Jonathan avait été présent, elle lui aurait demandé de le faire pour elle. Même si elle aimait son fils de tout son cœur, elle le jugeait bien souvent insaisissable, à la fois trop puéril et trop mûr pour donner prise à ses conseils ou ses admonestations. Elle se sentait profondément démunie face à cet homme enfant.

La châtelaine songeait bien à une solution, mais était-elle appropriée ? Elle mordilla pensivement la lèvre, avant de se décider à aller trouver l’intéressé.

« Mirna, conduisez Richard dans mon bureau et attendez mon retour, je vous prie. »

Huit mois plus tôt, la « salle de musique » située dans l’aile nord, que plus personne n’utilisait depuis longtemps, avait été transformée en une suite séparée. Une paroi, qui s’arrêtait juste sous le plafond pour épargner les caissons ouvragés, la divisait en deux parties ; dans le fond, une chambre à coucher, et un bureau sur l’avant. Son emplacement au rez-de-chaussée laissait à son occupant le loisir de circuler de façon autonome entre ses appartements et les pièces communes : salle à manger, salon principal, jardin d’hiver, bibliothèque, hall d’entrée… et bien sûr, la salle d’étude.

Helena frappa à la porte, le cœur battant. À son grand soulagement, le ténor clair et décidé l'invita à entrer. Mister Allen se trouvait à son bureau, un livre ouvert et plusieurs feuilles noircies devant lui. Il prenait très à cœur sa nouvelle « profession » au sein de la maisonnée et préparait soigneusement ses cours, autant sur la base de ses connaissances personnelles que des ouvrages de la bibliothèque. Il avait d’ailleurs entrepris, avec l’aide physique de Sean, de les cataloguer afin de permettre de mieux les retrouver grâce à un inventaire précis et logique. Helena s’étonnait toujours de ses capacités d’initiatives et de son énergie à mener ses projets à bien.

Pour une fois, il avait gardé ses yeux à nu ; même si elle admettait que leur couleur écarlate pouvait se révéler dérangeante, la châtelaine s’y était habituée et avait appris à leur trouver une certaine beauté. Malgré tout, dès qu’il aperçut la maîtresse des lieux, le précepteur s’empara de ses lunettes et les chaussa :

« Milady ? Est-ce que je peux vous être utile ?

— Oui, mister Allen. J’ai besoin de vos lumières…

— Asseyez-vous, je vous en prie ! Comment puis-je vous aider ? »

Elle se laisse tomber dans le fauteuil devant son bureau et baissa les yeux vers ses mains, jointes sur ses genoux.

« Vous allez sans doute trouver tout cela… un peu ridicule… »

Le précepteur lui adressa un léger sourire, pour l’encourager à poursuivre.

« C’est au sujet de Richard. Ce matin, pendant sa promenade, il a échappé à la surveillance d’Edward et s’est rendu dans une grotte qui menaçait d'être isolée par la marée. Sean et moi sommes partis le chercher. Quand nous sommes arrivés, nous l’avons trouvé en conversation avec une femme étrange, que nous n’avions encore jamais vue sur l’île.

— Étrange… de quelle façon ? »

Helena se donna le temps de réfléchir ; elle ne souhaitait pas que le jeune homme la prît pour une folle. À mots mesurés, elle décrivit la créature qui s’était dressée devant elle, sa robe antique trempée d’eau, sa peau verdâtre, le varech dans sa chevelure… Derrière les verres fumés, elle crut saisir un mélange de curiosité et d’alarme dans le regard de son interlocuteur. Malgré tout, il conserva un silence attentif jusqu’à la fin de ses explications.

« Je ne veux pas l’interroger seule… déclara-t-elle enfin. Tout cela me dépasse… »

Mister Allen écarta son fauteuil roulant de la table et déclara d’un ton décidé :

« Vous avez raison : nous devons tirer sans tarder tout cela au clair, dans un endroit calme où nous ne serons pas dérangés. »

Il hésita un instant avant d’ajouter :

« Je sais que j’outrepasse mes prérogatives, mais… puis-je vous demander… de me laisser faire ? »

Un millier de pensées traversèrent l’esprit d’Helena, entraînant dans leur sillage un mélange d’interrogations à demi formulées et de doutes larvés.

« Pardonnez-moi, s’excusa-t-il, je vous prends de court… mais je vous demande juste de me faire confiance. Peut-être n’y a-t-il rien de très grave derrière tout cela, mais il est également possible que nous soyons confrontés à des événements susceptibles de nous dépasser. Surtout dans un lieu aussi isolé, qui abrite autant de légendes.

— De… nous dépasser ? »

Paul passa une main dans ses boucles blondes :

« Helena, ce que je vais vous dire vous paraîtra sans doute un peu fou, mais… j’ai une assez bonne connaissance de ce genre d’affaires… énigmatiques. J’ai même travaillé plusieurs années dans une fondation qui avait pour objectif de les éclaircir. »

C’était la première fois qu’il en révélait autant sur son passé. Helena aurait dû s’en réjouir, mais en la circonstance, elle pouvait s’empêcher de se sentir sceptique. Elle se morigéna en silence : pouvait-elle se permettre de douter, alors qu’elle prêtait foi à une malédiction ancestrale qui affectait la vie de toute sa famille ? Mister Allen pinça les lèvres, avec une résignation teintée de tristesse :

« Allons déjà écouter Richard, proposa-t-il.

— Oui, nous verrons plus tard. »

Avant qu’il ne pût l’en dissuader, elle se leva et alla saisir les poignées de son fauteuil roulant. Le jeune homme renonça à protester, tandis qu’elle le poussait vers le bureau où Mirna avait dû conduire son fils. À leur arrivée, Richard se trouvait déjà assis dans un des sièges capitonnés, les yeux baissés. Sa mère remarqua aussitôt ses épaules tombantes. L’attitude soumise du garçon ne lui disait rien qui vaille ; elle ne se rappelait pas l’avoir jamais vu aussi résigné. Entre ses deux mains pâles, il tenait encore la rose couleur de sang.

Mirna, debout derrière le siège, lui lança un regard inquiet. Malgré tout, son expression se détendit un peu quand elle aperçut le précepteur. Helena se demandait parfois qui de la gouvernante d’âge mûr ou de sa fille adolescente éprouvait le pire béguin pour leur charmant pensionnaire.

« Si vous voulez bien nous laisser », commanda-t-elle d’une voix douce.

La femme rousse opina et s’éclipsa. La châtelaine manœuvra le fauteuil du jeune homme pour qu’il fît face à son élève, puis verrouilla la porte. Enfin, elle transporta la chaise qui se trouvait derrière le bureau pour s’installer à côté de mister Allen.

« Richard… »

Le garçon releva la tête ; elle fut surprise de la gravité de son regard et du sérieux de ses traits. Il ressemblait à peine à l’enfant de onze ans qui, quelques heures plus tôt, répondait avec insolence à son précepteur et ennuyait sa sœur.

« Richard, reprit-elle doucement, nous souhaitons que tu nous expliques ce qui s’est passé tout à l’heure. Tu veux bien ? Je te promets que pour cette fois, si tu obéis, tu ne seras pas puni. »

L’enfant fronça les sourcils, regarda tout à tour sa mère et son précepteur, avant d’acquiescer :

« D’accord. Je vais tout vous raconter… J’avoue que j’ai désobéi à Edward. Je voulais voir cette grotte… je veux dire… vraiment la voir… »

Il déglutit péniblement avant d’ajouter :

« C’était comme si quelque chose ou quelqu’un m’attendait, et que je devais y aller…

— Ne vous inquiétez pas, Richard, nous vous croyons, l’encouragea gentiment le jeune homme.

— Merci, mister Allen. J’ai couru vers la grotte. Il n’y avait personne… alors je me suis assis et j’ai attendu…

— Et tu te sentais toujours obligé de rester là, comme si tu savais que tu allais recevoir une visite ?

— Oui, mister Allen. Je savais que ce que je faisais n’était pas bien et… ce n’était même pas amusant, avoua-t-il d’une toute petite voix. La mer montait et je ne voulais pas passer le déjeuner dans la caverne, mais… je ne pouvais pas partir. Je l’ai vue sortir de l'eau, juste devant moi. Elle m’a appelé par mon nom… »

Les yeux du garçon s’étaient emplis de larmes. Paul avança légèrement son fauteuil et posa une main sur son épaule :

« Prends ton temps. Si tu as besoin de faire une pause avant de passer à la suite, ça ne pose pas de problème… »

En dépit de son inquiétude, Helena ne put s’empêcher d'admirer le savoir-faire dont faisait preuve son protégé. Le garçon, la voix toujours un peu tremblante, poursuivit :

« Elle m’a appelé… Richard Blackridge. Et elle m’a demandé si je me souvenais d’elle… »

Il tripota nerveusement la tige de la rose.

« Je ne l’avais jamais vue ! s’écria-t-il douloureusement. Sinon, je m’en serais souvenu ! Mais… je connaissais son nom… Je savais que c’était… Morgana. »

Les deux adultes échangèrent un regard alarmé. Paul fronça les sourcils ; il posa le bout des doigts sur le front de l’enfant, en déclarant d’une voix ferme :

« Tu t’es souvenu d’elle… Richard Blackridge. Vous vous êtes sans doute connus voici bien longtemps. Qui était-elle pour toi ? »

L’enfant baissa les yeux vers la rose :

« Ma bien-aimée… »


Texte publié par Beatrix, 27 décembre 2021 à 12h08
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