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tome 3, Chapitre 2 « Helena - II - La rencontre » tome 3, Chapitre 2

L’horloge sonna onze heures. Helena releva la tête et s’étira, pour dissiper l’engourdissement de ses muscles trop longtemps immobiles. Elle jeta une dernière série de notes, afin de pouvoir faire un compte-rendu clair à son époux quand il rentrerait, puis rangea soigneusement les livres. À cette heure-ci, les enfants devaient effectuer leur promenade quotidienne en compagnie d’Edward, le palefrenier du château, un garçon un peu simple, mais prudent et loyal. Ce qui signifiait qu’elle pouvait se rendre à la salle d’armes.

Elle passa rapidement par la chambre pour enfiler sa tenue d’escrime – plastron rembourré, longue et ample jupe, bottes hautes de cuir blanc –, attacha ses cheveux en nattes collées contre sa tête et traversa les couloirs en courant. Elle pratiquait généralement avec Jonathan, mais quand il était absent, elle répétait sans relâche les positions fondamentales. C’était son époux qui l’avait initiée au maniement de l’épée. Jamais la timide citadine qu’elle avait été n’aurait d’elle-même osé exercer ce qu’elle considérait comme un art guerrier.

Située dans l’une des ailes du manoir, la salle frappait par sa taille et la luminosité apportée par de larges ouvertures dans la partie haute des murs et vitrées de losanges jaune pâle. Le bas des parois était couvert de râteliers, de portants et d’écus. Dans le fond de la pièce, un assortiment de cuirasses et d’armures montait une garde solennelle. Sean se tenait à côté de la porte, dans une posture respectueuse. Grand et puissant, l’homme à tout faire du château avait été préposé à aider mister Allen pour tout ce qu'il ne pouvait faire lui-même, que ce fût gagner les étages, quitter son lit le matin et y retourner le soir ou tout autre acte que lui interdisait son infirmité. Le précepteur avait pris l’habitude, depuis que ses fractures avaient guéri, de pratiquer des passes d’armes depuis son fauteuil roulant. Avant son accident, il avait dû être un athlète accompli, ce qui rendait sa situation d’autant plus cruelle.

Le fauteuil en question était bien trop lourd pour qu’il pût effectuer de véritables déplacements lors de ses assauts. C’était un modèle simple et robuste, comme il en avait été produit en nombre au lendemain de la Grande Guerre, à l’usage des malheureux estropiés durant le conflit. Constitué de matériaux basiques, métal et cuir, il pouvait être dirigé grâce aux arceaux qui doublaient ses hautes roues à rayon, mais il restait trop pesant pour des trajectoires complexes.

En souriant, Helena attira vers elle un tabouret et s’installa devant lui ; ils avaient pris l’habitude de pratiquer ainsi, pendant un quart d’heure au moins avant qu’elle ne se lançât dans ses entraînements individuels, sous l’œil du jeune homme. Même s’il ne possédait pas le statut de maître d’armes, il faisait figure d’escrimeur suffisamment aguerri et compétent pour l’aider à progresser. La châtelaine avait appris à se fier à son regard exercé. Elle se demandait parfois si mister Allen n’avait pas reçu une formation militaire.

Le fleuret souplement en main, elle attendait son assaut, bien décidé à parer, mais une feinte habile de sa part – la première d’une longue série – la conduisit à trop s’ouvrir. Il dévia aisément sa lame pour la toucher juste au-dessus du cœur.

« Désolé », s’excusa-t-il en se remettant en garde.

En dépit de ses paroles, un petit éclat dans ses yeux montrait qu’il n'éprouvait aucun regret. Helena secoua la tête :

« Je vais finir par désespérer.

— Ne dites pas cela ! Vous devenez meilleure de jour en jour. Et puis, ce n’est pas un combat régulier.

— Régulier ou pas, vous êtes vainqueur haut la main. Même si je déplore ma défaite, je suis heureuse de constater que vous avez retrouvé l’usage complet de vos bras.

— C’est vrai que je ne ressens quasiment plus de raideur, remarqua-t-il en frottant son coude gauche. J’ai toujours pensé que les médecins se montraient trop pessimistes… »

La châtelaine éclata de rire, malgré un petit pincement au cœur en songeant qu’elle aurait bien voulu qu’il en fût de même pour sa paralysie. Le jeune homme l’accompagna dans son hilarité, avant de retomber dans un silence pensif.

« D’ailleurs, pour évoquer d'autres bonnes nouvelles – ou des mauvaises, selon le point de vue, il est possible que je vienne à vous quitter d’ici quelques mois… »

Les yeux d’Helena s’élargirent. Posant son épée en travers de ses genoux, elle se pencha vers son protégé :

« Vous nous quitteriez ? Cela veut dire… que vous avez repris contact avec votre famille ? »

Mister Allen esquissa un petit sourire triste :

« Je vais vous décevoir, mais… non. Je ne dis pas que je ne le ferai jamais, mais je ne veux pas en appeler aux miens… tant que je resterai aussi vulnérable. »

À l’expression perplexe d’Helena, le jeune homme poursuivit :

« Depuis quelques jours déjà, je commence à retrouver quelques sensations dans mes jambes. Je veux être certain que je ne me fais pas des idées, mais je garde confiance dans une évolution favorable de mon état. Je sais ce qu’ont dit les médecins qui m’ont examiné, mais ce que je ressens est bien réel. De là à ce que je puisse marcher sans aide, il se passera sans doute beaucoup de temps – si j’y arrive même, mais je garde espoir. »

La châtelaine esquissa un large sourire, même si son cœur se serrait à l’idée de perdre celui qui était devenu pour elle un ami, un confident, un frère.

« Nous ferons tout pour vous y aider. Si vous avez besoin d’un médecin, de matériel ou de soins particuliers… Nous vous les trouverons. Et même si vous regagnez toute votre mobilité, vous resterez toujours la bienvenue en ces lieux.

— Je le sais, Helena, mais… »

Il baissa légèrement la tête, avec une expression fermée :

« Croyez-moi, il vaut mieux que je finisse par partir, avant que la situation ne tourne mal.

— Ne tourne mal ? » répéta-t-elle, surprise par la formulation.

Le précepteur fit légèrement pivoter son fauteuil, laissant son regard errer sur les murs de pierre anthracite :

« Je vous apprécie tous, Helena. Vous, Jonathan, Georgia et même cette tête de pioche de Richard… mais je finis toujours par nuire à ceux auxquels je tiens. »

Elle en resta muette de surprise, incapable même de protester. Comment pouvait-il affirmer une chose pareille ? Avait-il eu des expériences si terribles pour invoquer une image aussi dévalorisante de lui-même ? Elle refusait de penser que ce garçon qu’elle avait appris à tant estimer pouvait délibérément faire du mal à quiconque ! Elle s’apprêtait à protester quand une voix l’interpella de l’entrée :

« Milady ? »

Elle se tourna pour apercevoir un homme grand et mince, au visage taillé en lame de rasoir et aux cheveux prématurément blancs : Jack, le majordome. Parmi l’ensemble du personnel de château, ainsi que les – exactement – soixante-sept habitants de l’île, il était le seul qu’elle détestait cordialement, un sentiment sans nul doute partagé. Malgré tout, il était au service de la famille de son mari depuis l’enfance et elle se voyait mal demander à Jonathan de le renvoyer. Jack lança un regard venimeux en direction de mister Allen avant de poursuivre :

« Edward est de retour avec miss Georgia. Il semble que master Richard se soit éloigné. Il n’a pas réussi à le retrouver… »

La châtelaine sentit ses tripes se nouer. Son fils se montrait coutumier du fait : ce n’était pas la première fois qu’il prenait la liberté de fausser compagnie à ses gardiens. C’était la raison pour laquelle elle préférait faire accompagner les enfants par Edward que par Mirna, la gouvernante. Au moins le palefrenier était-il capable de courir après le garçonnet quand il s’éloignait trop. Et s'il n’y parvenait pas, Jonathan assurait la relève. Malheureusement, son époux se trouvait sur le continent. Elle se leva, déposa son fleuret sur le tabouret et serra l’épaule de mister Allen pour prendre congé de lui et lui signifier que cette conversation n’était pas terminée.

« Tenez-moi au courant dès que possible ! » demanda le précepteur d’un ton inquiet, ce qui lui valut un coup d’œil glacial de la part de Jack.

La haine qu’il éprouvait pour la châtelaine se portait aussi sur le jeune homme blond, ainsi que Mirna, sa gouvernante qui l’avait accompagnée depuis Glasgow. En résumé, sur tous ceux qui n’étaient pas nés sur cette île.

Tous ceux qui pouvaient la quitter si bon leur semblait.

C’était ainsi, du moins, qu’elle l’interprétait. Qui pouvait savoir ce qui se passait dans la tête de cet individu ?

La salle d’armes donnait sur la cour intérieure de Blackridge Manor, et au-delà de la porte sud, sur le « parc » ou, plutôt, une grande aire délimitée par un muret. Les précédentes générations de Blackridge avaient tenté de planter de rhododendrons et de massifs de fleurs capables de résister à l’air salé du littoral, avec peu de succès. L’allée reprenait sa liberté vers la lande piquée d’affleurements rocheux et couverte d’une végétation rase, où les bruyères et les ajoncs peignaient des taches de couleur. Le climat demeurait clément, malgré le ciel changeant et le vent qui balayait l’île en permanence.

Au bout de quelques dizaines de yards, le sentier rejoignait le sommet de la falaise et la longeait en méandres irréguliers. À cet endroit, le relief déchiqueté qui caractérisait l’île de Blackridge s’adoucissait ; l'escarpement s’affaissait en replis comme la peau d’un animal gigantesque, teintée d’ocre et de vert par les coulures végétales. De petites criques creusaient à leur pied des croissants d’or pâle, entre les éboulis, les amas de varechs et les dunes de galets. Les flots venaient y mourir presque gentiment, dans le grondement constant du ressac, en y déposant des liserés de dentelle éphémère.

Quand le ciel s’éclaircissait, le plomb liquide des eaux profondes prenait des nuances d’émeraude, d’outremer et de turquoise. Les odeurs salines se mêlaient à celles, plus épicées, des plantes sauvages. Quelques mouettes dansaient dans les tourbillons aériens ; par moment, elles semblaient immobiles, comme si le temps avait suspendu leur vol.

À cet instant, Helena n’avait pas le cœur à tout cela. Sean sur les talons, elle s’engagea sur la descente qui menait à la plus grande des plages de l’île, où les enfants aimaient ramasser des cailloux colorés, des coquillages et du bois flotté. Partout où le regard se portait, elle ne repéra aucune trace de son fils. Elle ne devait pas paniquer… Surtout pas.

« Richard ? Richard ! »

Sa voix se perdit, déchirée par le vent et le bruit des vagues. Elle espéra qu'il ne lui était pas venu l’idée saugrenue de s’enfoncer dans la mer ou d’escalader la falaise. Elle allongea le pas, en essayant d'apercevoir la veste de laine bleu clair que portait le garçon lors de ses sorties sur le littoral.

« Richard ! »

Helena se promit que quand elle le retrouverait, elle lui expliquerait en détail qu’il n’y avait rien de drôle à laisser les gens qui l’aimaient s’inquiéter autant pour lui. Mais en même temps, elle ressentait une angoisse profonde qui lui faisait craindre le pire… Les scènes terribles qu’elle exilait au fin fond d’elle-même, auxquelles elle prétendrait ne jamais avoir pensé, palpitaient aux frontières de son imagination.

Au bout de la plage se dressait une avancée rocheuse, comme une lame tentant de fendre la mer. Afin de passer de l’autre côté, il fallait marcher dans l'eau jusqu’au genou. La châtelaine s’arrêta pour ôter ses bottes ainsi que ses bas, remonta sa jupe et s’enfonça dans les flots pour atteindre la seconde partie de la crique.

Après un temps de perplexité, Sean en fit de même pour la suivre dans les remous de la marée montante. Il gardait à coeur la sécurité de sa maîtresse, même si Helena avait appris à nager depuis qu’elle habitait sur l’île – une question de vie et de mort lorsqu’on vivait les pieds dans la mer. Malgré ses précautions, elle finirait sans doute trempée. Pour plus d’aisance, elle noua sa jupe d’escrime autour de sa taille, exposant le bloomer de lin blanc qu’elle portait au-dessus. Elle n’en avait cure ; l'existence de son fils était plus précieuse que sa modestie.

Le courant violent et les galets brassés par les vagues faillirent plusieurs fois lui faire perdre l’équilibre. Elle devait se retenir d’une main sur la paroi de la falaise, tandis que son cœur battait à coups redoublés ; Richard aussi nageait comme un véritable poisson, mais son corps restait trop léger pour résister aux flots impétueux. Enfin, elle put contourner l’avancée et parvint sur l’autre versant de ce mur rocheux : à cet endroit, la langue de sable pâle, crénelé d’une dune de coquillages échoués, s’enfonçait sous l’arche d’une caverne. Quand la marée montait, elle offrait un refuge naturel sous la forme d’une banquette en surplomb que les eaux n’atteignaient jamais.

Helena crut entendre des bruits de voix s’élever au fond de la grotte. Elle prit pied sur la plage. Trempée par les embruns, les cheveux en batailles et dans une tenue qui n’avait plus rien de décent, elle se rua vers l’origine de la conversation, suivie par le puissant îlien. La scène qu’elle découvrit la fit s’arrêter net…

À son immense soulagement, Richard se trouvait bien en ces lieux, en pleine forme et parfaitement sec, assis les jambes pendantes sur la banquette minérale. Sans doute s’était-il un peu trop éloigné avant d’être surpris par la marée. Fort heureusement, il n’avait pas tenté de revenir seul vers la plage principale et avait gagné la sécurité de l’abri rocheux, ce qu’elle lui avait maintes fois conseillé en de telles circonstances. Mais ce qui l'étonna fut la présence d’une seconde personne. Une femme revêtue d’une longue robe de velours noir râpé et ornée de galons d’argent brunis, par-dessus une chemise d’une blancheur fanée. Elle semblait gorgée d’eau. Des frondes de varechs s’enroulaient autour de la taille et des manches, se mêlaient aux boucles de jais qui cascadaient sur les épaules à demi-découvertes de l’inconnue. Même elle lui tournait le dos, Helena ne reconnaissait personne de l’île… et quand bien même, elle ne voyait aucun intérêt à se costumer de la sorte.

En silence, Helena fit signe à Sean de ne pas avancer plus. Elle ignorait tout des intentions de cette personne bizarre, et quelles pourraient être ses réactions. La châtelaine ne pouvait pas distinguer ses mains et même si c’était peu probable, rien ne prouvait qu'elle ne tenait pas d’arme.

Dans la semi-pénombre verdâtre qui les environnait, Richard se tourna vers elle ; dans les yeux bleu foncé du garçon jouait une étrange émotion, qui n’avait sans doute rien à faire dans le regard d’un enfant de onze ans. Ce n’était pas totalement surprenant : même si son fils pouvait se conduire en chenapan, il montrait parfois une maturité inattendue sous son attitude goguenarde et irrespectueuse. Jonathan rappelait à cette occasion que le premier Blackridge de l’île, le bâtisseur du manoir, avait été corsaire – voire pirate – sous la reine Elizabeth. Avec du sang d’aventurier sans foi ni loi dans les veines, Richard – qui avait hérité le prénom de son illustre ancêtre – ne pouvait passer au travers d’un certain atavisme.

« Mère ? »

La voix de son fils, surprise plus qu’ennuyée, la sortit de ses réflexions. La femme se retourna brusquement, révélant un visage d’une pâleur abyssale…

Helena reçut la vision fugace de grands yeux noirs dévorant des traits fins et délicats, de lèvres pleines légèrement craquelées, d’une peau qui tirait vers des couleurs trop froides pour le monde des vivants. La châtelaine recula d’un pas, mais, déjà, cette impression s’était dissipée. L’inconnue, certes blafarde et trempée, ne présentait plus rien de surnaturel si ce n’était une beauté sombre et farouche.

« Je ne pense pas vous avoir jamais rencontré, déclara Helena d’un ton pincé. Je suis Helena Blackridge, l’épouse de lord Jonathan et la mère le lord Richard, ici présent. À qui ai-je affaire ? »

La femme se contenta de la regarder sans curiosité ni passion, avant de déclarer :

« Vous pouvez m’appeler Morgana… »

Morgana…

En quoi ce nom lui était-il familier ? Elle fronça les sourcils :

« Je vous remercie d’avoir veillé sur mon fils. Je suppose qu’il s’est une fois de plus laissé surprendre par la marée… mais nous allons rentrer à présent. »

Elle tendit la main vers Richard; après un instant d’hésitation, le garçon se laissa glisser au bas de la corniche et vint la prendre.

« Je suis désolée, mère », chuchota-t-il avec une discrétion qui ne lui ressemblait pas.

Quand ils arrivèrent près de Sean, le robuste îlien souleva l'enfant dans ses bras pour lui éviter d’avoir à progresser dans une eau trop haute et agitée. Helena interrogea la femme du regard, mais celle-ci esquissa un léger sourire, froid et sans vie :

« Ne vous inquiétez pas pour moi. Je ne vais rester sur l’île… que le temps qu’il faudra.

— Vous êtes sûre ? Vous êtes trempée… je peux vous offrir asile au château si vous le souhaitez ! »

Morgana grimaça :

« Je vous en remercie… mais sans façon. Il est temps pour vous de rentrer, avant que la mer ne soit trop haute… »

Tournant le dos à ses « visiteurs », elle s’enfonça vers les profondeurs de la grotte, se noyant dans la pénombre. Un peu refroidie par cette calme hostilité, Helena reporta son attention sur son fils. Le garçon avait les yeux perdus dans le vague. Entre ses mains, il tenait quelque chose qu’elle venait tout juste de remarquer : une rose couleur de sang.


Texte publié par Beatrix, 3 décembre 2021 à 22h40
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