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tome 1, Chapitre 12 « Angelia - 1 - Recrue « A » » tome 1, Chapitre 12

Ils ne posaient jamais de questions.

Et c’était la seule et unique chose qui l’avait protégée jusqu’à présent. Elle avait craint que sa fragilité apparente, que sa petite stature ne la fasse recaler de leur sélection, mais la capacité de « voir » était bien trop rare pour qu’ils écartent une jeune fille qui paraissait âgée de douze ans plutôt que de quatorze. Elle avait aussi réussi à éviter que sa longue chevelure brune soit implacablement coupée en la dissimulant soigneusement sous la casquette qui faisait partie de son uniforme d’apprentie.

Angelia remua d’un pied sur l’autre, observant attentivement la situation autour d’elle : elle ne faisait jamais de remarques, elle obéissait scrupuleusement à chacun de leur précepte. Aucun d’entre eux n’aurait pu se douter que la suggestion qui pesait sur les membres de son groupe n’avait pas la moindre prise sur elle. Leur chape techno-magique ne pouvait affecter une « âme éveillée », songea-t-elle avec un peu de mépris.

Elle lança un regard vers ses quatre compagnons. Tous avaient été enlevés dans des lieux différents, à en juger par leur accent et leur apparence. Mais leurs ravisseurs s’étaient arrangés pour qu’ils possèdent une langue commune : en l’occurrence, ils étaient tous issus d’Angleterre, des États Unis, d’Australie ou du Canada, voire d'autres régions anglophones. Pour tromper son ennui dans les phases les plus rébarbatives de son entraînement, elle s'appliquait à deviner leur origine - ce qui n'était pas toujours simple quand tous leurs souvenirs avaient été scellés.

Dana, la grande fille à l’ossature robuste et au visage couvert de taches de rousseur devait venir des environs de Glasgow. Elle avait gardé assez de combativité pour rechigner parfois, assez d’instinct protecteur pour prendre Angelia sous son aile – ou du moins, penser le faire. Dans la réalité, c’était plutôt le contraire. Bill était un jeune cockney londonien, à qui il manquait une dent sur le devant ; il se trouvait dans un tel état de confusion qu’il ne comprenait pas la moitié de ce qu’on lui demandait. À sa peau sombre et son accent traînant, Cis avait été arraché aux bords du Mississippi. Ses mains calleuses montraient qu’il avait travaillé dans les champs une bonne partie de sa courte vie. Presque aussi robuste que Dana, Jean mêlait des mots français à un anglais approximatif ; tôt ou tard, cette particularité disparaîtrait, sans même que leurs formateurs n’aient besoin de le punir quand cela arrivait. Comme ses camarades, le Québécois aux cheveux châtains finirait par voir toutes ses différences gommées pour ne plus être qu’un habitant de Skellet.

Elle poussa un soupir en enfilant le pantalon un peu trop long et la veste un peu trop large qui constituaient son uniforme. Aux traces d’usure aux coudes, au col et aux genoux, il avait servi à bien d’autres jeunes recrues. Elle tentait d'oublier de quelle manière chacun d’eux avait été enlevé, dépouillé de tout ce qui faisait sa vie et son identité, privé de son initiative et de l’essentiel de sa volonté. Même si tous ses compagnons n’étaient pas issus de familles tendres et aimantes, Angelia ne pouvait s’empêcher d’imaginer la peine des parents, des frères et sœurs, des amis à qui on avait arraché une personne précieuse. Elle soupira en pensant à des proches de son père, qui avaient vu leur fils aîné disparaître sans savoir ce qu’il avait pu advenir de lui. À présent qu’elle se trouvait à Skellet, il lui avait traversé l’esprit qu’il avait pu faire partie des jeunes gens enlevés par les mystérieux maîtres de la ville.

Angelia n’était pas arrivé là de la même façon qu’eux ; elle n’avait pas… emprunté l'entrée commune. Elle s’était glissée dans un groupe en formation, sans avoir subi le traitement initial des recrues. Elle n’avait pas été dépouillée de toutes ses affaires, ce qui lui avait permis de dissimuler une précieuse mallette sous l’un des placards mis à leur disposition. Le dortoir comprenait cinq lits, deux penderies et rien d’autre. Tout semblait fait de métal : les meubles, les murs, le petit lavabo sur le côté de la pièce qui ne laissait échapper qu’une quantité rationnée d’eau pour chacun d’entre eux… à l'exception, bien entendu, des carreaux de verre, des draps, des couvertures et des matelas. Sans compter le miroir piqué accroché dans un coin.

Elle jeta un dernier coup d’œil à sa mise. Leurs surveillants mêlaient sans états d’âme filles et garçons dans les mêmes chambrées – ce n’était pas comme s’ils montraient le moindre intérêt les uns pour les autres sur ce plan-là, de toutes les façons. Les pulsions sexuelles semblaient totalement annihilées par le conditionnement subi. Ce traitement reposait tout à la fois sur une opération initiale de suggestion mentale et sur une chape psychique qui pesait sur toute la ville. A priori, les maîtres de Skellet possédaient une connaissance très approfondie de la techno-magie.

Angelia s’écarta du miroir en entendant la sonnerie qui appelait les pensionnaires à se réveiller. Elle retourna s’asseoir sur son lit pour laisser les quatre autres se préparer. Leur chambrée était trop exiguë pour que cinq adolescents puissent s’y affairer sans se gêner mutuellement. Docilement, Dana, Bill, Cis et Jean s’extirpèrent de leurs nids de couvertures rêches et se placèrent en rang devant le lavabo, avec une discipline troublante. Leur absence de récrimination et de rivalité mettait la jeune fille mal à l’aise. Elle détourna les yeux de leur nudité, non parce qu’elle la dérangeait, mais parce qu’elle savait qu’en d’autres lieux, son regard les aurait indisposés.

Elle n’avait pas vraiment eu l’occasion de voir comment les choses se déroulaient dans le reste de la ville, mais elle supposait que la « citoyenneté » de Skellet commençait de la même façon pour tous. Pourtant, le groupe d’Angelia était différent : tous les enfants qui en faisaient partie avaient été choisis pour leur "don" bien particulier.

Celui de « voir » les esprits des morts.

Cette capacité n’était pas liée à un seul et unique talent : certains de ses détenteurs maîtrisaient la « vision », d’autre appartenaient à la catégorie des médiums. Enfin, il y avait les rares, très rares normalistes – cette faculté, d'après ce qu'elle savait, ne concernait qu'une lignée issue d’Angleterre ; s’il y en existait d’autres dans ce monde, elle ne les connaissait pas. Mais peu importait la nature exacte de leur pouvoir : à Skellet, il ne leur servirait qu’à une chose, traquer les esprits et les emprisonner. Jour après jour, ils étaient formés pour cela. Angelia saisit sur la petite table de nuit à côté de son lit la brochure qu’on lui avait remise à son arrivée dans le centre de formation, qui expliquait en détail la procédure. C’était la seule littérature à laquelle les jeunes recrues avaient droit. Ces sept derniers jours, elle l’avait tellement lue et relue qu’elle la connaissait par cœur.

Quand la seconde sonnerie retentit, elle se leva machinalement, remarquant avec un peu d’amertume qu’elle commençait à être conditionnée par le rythme du centre. Les quatre autres adolescents étaient déjà prêts, leur uniforme boutonné et leur casquette vissée sur leur crâne. Ils s’alignèrent face à la porte, attendant leur superviseur. Angelia les observa à la dérobée : elle avait parfois envie de les secouer, de leur demander de réagir, de rejeter cette situation… Mais un tel acte la mettrait en danger et eux aussi, par la même occasion.

Le battant s’ouvrit brusquement sur leur responsable : une femme d’une quarantaine d’années au visage carré et creusé par vie. Elle les examina rapidement avant de leur ordonner laconiquement de la suivre. Angelia n’avait pas vu grand-chose de Skellet à part leur chambrée, le réfectoire où ils prenaient leurs repas avec les autres groupes et les hangars d’entraînement. Il était six heures et demie ; la phase diurne débutait à peine. Les recrues commenceraient par le petit déjeuner, constitué de barres alimentaires végétales et d'une décoction sombre et amère, auquel succéderait d'une heure d’exercice physique. Dana, Cis et Jean, qui avaient visiblement travaillé dur dans leur vie précédente, n’avaient aucune difficulté particulière à suivre, contrairement à Bill. Angelia, quant à elle, possédait certaines capacités qu’elle devait dissimuler aux habitants de Skellet. Elle s’arrangeait pour paraître aussi peu dégourdie que le jeune Anglais.

À neuf heures, le groupe se dirigea vers les hangars ; pour le moment, on leur avait juste montré en quoi consisterait leur équipement. Elle avait découvert avec intérêt le système d’immobilisation des esprits, qui créait une sorte de « filet psychique », ainsi que celui de captation destiné à attirer les proies à l’intérieur du cristal.

Les jeunes gens avaient appris à en monter et démonter le mécanisme, à effectuer des changements de pièce et des réparations mineures. Il se passerait sans doute un certain temps avant qu’ils ne soient admis sur le terrain : d’après la brochure, leur première tâche consisterait, justement, à entretenir le matériel des Capteurs plus âgés, de prélever les cristaux chargés et les emmener au Cœur, de remplacer des cristaux vierges dans les médaillons, de vérifier les batteries des appareils et des projecteurs… et de s’entraîner pour le jour où ils seraient à leur tour capables de traquer les esprits.

Dans son for intérieur, Angelia était révoltée à l’idée de les emprisonner au lieu de les laisser gagner le plan supérieur. C’était un véritable crime qui avait été institutionnalisé à Skellet. Aussi était-elle rassurée de ne s’occuper que d’intendance plutôt que se rendre complice de cette ignominie. Elle s’en voulait parfois de ne rien faire d’autre qu’observer et noter le plus de détails possible, en espérant que cela pourrait être utile le moment venu.

Le hangar était une vaste structure au niveau de la Septième côte, attenante au centre d’entraînement, entièrement de métal comme l’essentiel de la ville. Il y faisait plus froid qu’ailleurs ; des établis occupaient une bonne partie de l’espace. De grandes rampes électriques éclairaient l’endroit d’une impitoyable lumière blanche. Une fois à l’intérieur, leur superviseur laissa la place à un instructeur, un homme robuste au visage fermé.

« Aujourd’hui, déclara-t-il, nous allons passer à un exercice plus concret. Équipez-vous et rejoignez-moi dans la seconde moitié du hangar.

Avec inquiétude, Angelia porta son regard vers la double porte soigneusement close : elle n’avait jamais eu l’occasion de s’y rendre et ne le regrettait pas vraiment. Elle éprouvait un mauvais pressentiment sur ce qui pouvait s’y dérouler… Quand elle travaillait sur son matériel, elle y entendait parfois des bruits étranges. Même si la mécanique ne lui plaisait pas plus que cela – elle n’avait jamais été très habile de ses mains, du moins pas pour ce genre de choses –, elle ressentait assez de curiosité et de motivation pour se plonger dans cette tâche sans rechigner. Et ce matin, elle avait une furieuse envie de s’y tenir.

L’instructeur dut sentir sa réticence ; il posa sur elle un regard glacé :

« Recrue… »

Il baissa les yeux vers l’étiquette cousue sur le devant de sa veste :

« A… ? »

Angelia pinça les lèvres et déglutit : le ruban avait été mal imprimé ; seule la première lettre était à peu près lisible :

« Ange, souffla-t-elle avec une feinte timidité.

— Recrue Ange. Aucune reculade ne sera admise. »

En d’autres lieux et d’autres circonstances, elle aurait usé de sa parole agile pour le remettre à sa place : il était quelques centaines d’années trop jeune pour s'appuyer sur sa force et sa position dominante. Mais elle ne devait pas faire de vague et répondre à l’image qu’elle donnait celle d’une enfant fragile et délicate, au visage pâle mangé de grands yeux gris.

« Oui… Mon… monsieur », bafouilla-t-elle.

De façon plus détachée, elle se demanda si le conditionnement avait laissé intact le côté naturellement autoritaire de l’homme ou si, au contraire, il en était la conséquence. Elle lança un regard rapide vers Dana qui avait ouvert la bouche, prête à défendre celle qu’elle supposait être la plus jeune et la plus faible du groupe. Angelia secoua légèrement la tête pour l’en dissuader.

L’instructeur se redressa et toisa les cinq adolescents d’un œil dur :

« Suivez-moi, recrues. »

Il pivota sur ses talons et se dirigea vers la double porte qu’il déverrouilla avant d’écarter le battant de droite ; il attendit que les enfants soient entrées pour refermer derrière eux – à clef, nota la jeune fille. Elle serra nerveusement les mains sur les sangles qui retenaient son matériel dans son dos. Même si le trait était forcé, elle n’avait pas besoin de vraiment simuler une inquiétude qui s’emparait impitoyablement d’elle. La pièce était sombre, envahie – comme presque toute la ville – d’une odeur métallique prononcée, mais accompagnée d’un drôle de relent d’ozone et de carbone.

À la faible lueur d’éclairages assourdis, elle remarqua que l’espace demeurait vide, à l’exception d’un pilier de fer couronné par un support identique à ceux destinés à recevoir les cristaux. Une armoire renforcée disparaissait presque dans le coin gauche de la salle. L’instructeur alla fouiller à l’intérieur et réapparut avec une mallette. Revenant vers la colonnette, il en tira un cristal qu’il déposa sur le support.

Angelia sentit le dégoût lui tordre le ventre : contrairement aux cristaux vierges qu’on leur avait remis pour compéter leur équipement, celui-ci ne possédait pas cette couleur de rubis profond. Il émettait une luminescence sanglante, qui pulsait légèrement, indiquant qu’un esprit y était emprisonné.

Elle frémit, reculant instinctivement, mais le regard de l’instructeur l’épingla impitoyablement. Elle était censée être conditionnée, n’éprouver aucun état d’âme – du moins pas sur ce point.

« Vous serez la première, recrue A… Ange. »

Elle baissa la tête :

« Oui, monsieur », murmura-t-elle.

Il se détourna d’elle pour scruter tour à tour Cis, Bill, Dana et Jean :

« Aujourd’hui, nous allons nous livrer à des travaux pratiques. Vous allez vous initier à la capture des esprits. Vous n’aurez, en principe, pas besoin de l’immobilisateur. »

Prenant à sa ceinture un simple maillet de fonte, il l’abattit sur le cristal, le brisant en dizaines de fragments rougeâtres qui se déversèrent en tintant sur le sol. Aussitôt, une fumerolle pâle s’en échappa, pour lentement former l’apparence éthérée d’un être humain. Il s’agissait d’un homme, de soixante ans environ, aux cheveux rares et au visage sillonné de rides, qui les contemplait avec une profonde confusion.

Un léger frémissement parcourut le groupe.

Angelia craignait le pire… Et le pire arriva.

L’instructeur la désigna du doigt :

« Recrue Ange. Vous allez emprisonner cet esprit, comme on vous l’a montré. »

La jeune fille ferma brièvement les yeux : ce qu’on lui demandait de faire allait à l’encontre de toutes les règles inculquées depuis les débuts de son existence, les enseignements de son père, ceux de son grand-oncle. La nature de la vie, de la mort ne recelaient aucun secret pour elle. Elle savait depuis bien longtemps qu’on ne jouait pas avec ces principes, en aucune manière. Certains l’avaient tenté, et cela s’était retourné contre eux de façon particulièrement cruelle.

Mais sa présence en ces lieux n’avait rien d’un hasard ; si elle reculait maintenant, elle réduirait à néant la possibilité de mettre fin aux ignominies de Skellet.

La petite brune s’avança, essayant de se détacher au maximum d’elle-même, de se dire que ce n’était pas vraiment « elle », Angelia, qui allait se livrer à cet acte infâme. Elle ignora le regard suppliant de l’esprit, son expression perdue, la terreur qui faisait trembler sa forme éthérée. Elle devait agir comme on l’attendait de la recrue « A », conditionnée et amnésique.

Elle ouvrit le réceptacle et actionna le dispositif de captage : aussitôt, un grésillement désagréable retentit ; son cristal se mit à pulser d’une lueur malsaine.

« Non… Non ! » balbutia l’esprit en levant ses mains transparentes, comme pour se protéger. Mais il ne pouvait rien face à l’attraction du système : petit à petit, il commença à perdre sa cohésion jusqu’à ce que sa silhouette ne soit plus qu’un assemblage de volutes brumeuses. Lentement, elles tourbillonnèrent vers l’appareil, pour pénétrer à l’intérieur de la pierre rouge, l’animant d’un reflet de sang.

Avec des gestes dont le calme méthodique l’étonna elle-même, elle referma le médaillon et coupa le capteur, avant de reculer, les jambes aussi molles que du coton. L’instructeur la considéra avec surprise :

« Bien, recrue Ange. À vous, à présent, recrue Cis ! »

Le garçon noir s’avança à son tour, tout aussi mal à l’aise qu'Angelia ; tandis qu’il se livrait à l’exercice, la petite brune baissa les yeux pour ne pas voir une nouvelle fois ce spectacle indigne.

Quand enfin elle eut le loisir de s’éclipser aux toilettes, après deux heures de cette pratique cruelle, elle vomit longuement jusqu’à ce que tout son corps lui paraisse aussi vide que son esprit. Elle se sentait profondément souillée ; elle savait que la seule façon de se libérer de cette tâche était de faire en sorte, une bonne fois pour toutes, de mettre fin à ces actes immondes.


Texte publié par Beatrix, 3 novembre 2016 à 00h33
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