Mes yeux scannaient les pages avec appétit. L'urgence battant dans les veines, j'emmagasinai les informations et noircissais les pages d'un petit carnet. Deux piles s'élevaient maintenant sur la table, entre Nikolaï et moi ; l'une pour les livres dans lesquels il laissait des marque-pages, me faisant gagner du temps sur mes recherches, et l'autre avec tous les ouvrages déjà lus. La tête penchée en avant, la tête enfoncée dans les épaules, je ne vis pas le temps passer, plongée dans ce passé qui ne m'appartenait pas, mais auquel j'étais tout de même liée. Concentrée, je n'entendis même pas Nikolaï se lever pour remettre quelques volumes à leur place afin de faire de la place. Quand il revint à sa place, il me héla trois fois avant que je ne relève les yeux.
— Aïe.
La première sensation fut cette douleur lancinante à la base de mon cou. Je me massai doucement, une grimace déformant mon visage. Depuis combien de temps étais-je dans cette position ?
— Je me demandais si tu voulais manger quelque chose.
— Mais nous n'avons pas terminé !
Mon estomac fut cependant d'accord avec Nikolaï. Je baissai les yeux sur ma montre et crissai des dents. Quatre heures. Cela faisait quatre heures que nous étions enfermés dans la bibliothèque, le nez dans les bouquins jaunis par le temps. Je laissai mon dos reposer sur le dossier de la chaise et poussai un soupir bruyant.
— Je pense que nous avons fait le tour des livres. Faut réviser tes notes, maintenant.
— Je ne serai jamais prête. J'ai l'impression d'avoir le cerveau vide.
— Raison de plus pour faire une pause, déclara Nikolaï en se levant. Dégourdis-toi les jambes, je vais ranger ça.
Il attrapa trois gros livres, les emmena vers l'étagère et je le vis froncer les sourcils pour retrouver leur place initiale. Je bâillai et m'étirai, puis quittai mon fauteuil, me rendant compte à quel point il avait été inconfortable. Tandis que Nikolaï s'occupait de trouver une place aux ouvrages que nous avions retiré, je cherchais des toilettes — j’avais oublié l’ensemble de mes besoins vitaux.
Voyager dans le passé était passionnant, mais terriblement frustrant. Alors je me lavai les mains, mon regard attrapa celui de mon reflet et j'essayai de trouver, sur mon visage, les traits de mes ancêtres. Je n'avais l'impression de ressembler à personne. Ni à la moi petite dont j'avais vu quelques photos, ni à ma mère, ni à mon père. Je passai un peu d'eau sur mon visage, recoiffai grossièrement mes cheveux dont plein de mèches rebelles s'échappait de leur chignon et fermai les yeux, un instant.
J'étais passée d'orpheline dans une famille adorable, entouré de frères et sœurs qui ne partageaient pas mon sang, à une princesse impériale. Je repensai aux petites filles que nous avions accueillies et à celles qui attendaient mon retour, à la maison : la plupart rêvaient de devenir une princesse quand elles seraient grandes. C'était universel — ou presque. Même moi, je l'avais souhaité quand j'étais enfant, me perdant dans toutes ces histoires qui peuplaient la maison. Alors pourquoi, aujourd'hui que j'étais assurée d'en être une, je voulais fuir ce statut à tout prix ?
Quand je poussai la porte des toilettes, je cherchai Nikolaï du regard dans les rayonnages, l'esprit perturbé par mes pensées. Je me demandais si tout ce que j'avais appris sur la famille impériale n'impactait pas la vision que j'en avais. Moi qui croyais au modèle d'Ignisoria pour le choix de ses souverains, misant sur la réputation et les actions concrètes plutôt que sur l'argent, je déchantais. Comment étaient-ils passés entre les mailles du filet toutes ces années sans que personne ne découvre ce qu'il s'était passé ? Je passai devant une table exposant des livres aux thématiques liées à la nature et comprenait.
Avalon était hors du monde, à sa manière. Différente. Et malgré tout ce que l'on voulait nous faire croire, les humains n'aimaient toujours pas la différence. Finalement, rien n'avait vraiment changer depuis l'ancienne ère.
Cela me désola et cela dû se voir sur mon visage : quand je retrouvai Nikolaï, il m'offrit un sourire réconfortant. J'appréciai ce petit geste, cette présence, sa prévenance. Il m'avait aidé, sans jamais chercher une quelconque reconnaissance, alors qu'il n'avait rien à gagner. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi il faisait passer mes intérêts avant les siens. Il n'avait même pas cherché à me convaincre de rester avec lui.
C'était peut-être pour ça que je l'aimais autant. Et que je voulais le haïr tout à la fois.
Il demanda à une bibliothécaire le chemin de la sortie et nous nous laissions guider jusqu'au rez-de-chaussée. L'air frais sur mon visage me ragaillardit. Je restai quelques instants immobile devant la porte, profitant de la brise qui caressait ma peau. Quand je tournai la tête, Nikolaï m'observait avec un air attendri et je rougis. Comment pourrais-je le détester ? Alors qu'il se tenait à mes côtés, masquant la fatigue maladroitement, je compris qu'il serait impossible à haïr. Et que mon cœur, battant plus fort à mesure que je l'observai, avait déjà fait le choix de l'aimer.
— Que veux-tu manger ? me demanda-t-il alors, rompant le contact de nos yeux.
Je sentais mes joues me brûler et alors qu'il dévoilait son profil, le regard perdu dans les rues, je découvris que, lui aussi, avait rougi. Je me raclai la gorge, revenant dans la réalité à regrets et murmurai :
— Tout contentera mon ventre affamé.
Il rit et mon cœur bondit encore. Nikolaï commença sa descente des marches et je le suivis. En le voyant s'éloigner pas à pas de moi, je songeai que bientôt, ce serait à mon tour de partir. J'ignorai de quoi serait fait mon avenir : la famille impériale acceptera-t-elle de m'accueillir, de m'écouter ? Retournerai-je chez moi, à Terraüris ? Reprendrai-je Le Voyageur des Horizons une dernière fois ?
Reverrai-je Nikolaï une fois Lirennia atteinte ?
Tandis que ces pensées enserraient ma poitrine, nous marchions tranquillement dans les rues, nous laissant guider par les effluves des plats épicés et de pain chaud. Les rues étaient faites de pavés plats et bleutés, les murs étaient d'un blanc pur, propres et lisses. Parfois, des treillis en bois recouvraient les façades et ajoutaient un peu de verdure à cet écrin immaculé. Kyriapolis était une cité magnifique, à n'en point douter.
Tandis que je m'imprégnai de l'ambiance de cette cité exceptionnelle, entre petites ruelles et grandes avenues, maisons basses avec toit-terrasse et immeubles aux balcons fleuris, Nikolaï s'arrêta devant une petite échoppe.
— Je crois bien que c'est le restau préféré d'Asha à Kyriapolis. Ça te dit ? Ils proposent de la moussaka maison.
Je hochai la tête, n'ayant jamais goûté ce mets particulier, et entrai à la suite de Nikolaï. Les quelques clients présents finissaient leur dessert et je fus ravie quand j'entendis le serveur nous autoriser à nous installer. Face à face, nous nous plongions dans l'étude du menu, tout en sachant pertinemment le plat que nous commanderions. Après une ou deux minutes de silence, mon attention dériva vers mon carnet de notes que je sortis de ma poche. Je parcourais les lignes et les lignes à l'encre noire qui détaillaient cette famille dont je faisais partie sans jamais l'avoir connu.
— Par où veux-tu commencer ?
Je sursautai et Nikolaï s'excusa. Je soupirai, un sourire aux lèvres, et fixai les noms qui s'accumulaient sur la page.
— Par le début de l'arbre, j'imagine.
— Comment s'appelle l'empereur ?
Je fronçai les sourcils ; ce n'était pas ce que j'avais sous-entendu, mais il insista d'un geste du menton.
— Quinlan Brekkenbridge, répondis-je.
— Sa femme ?
— Carlene Brekkenbridge, née Burnett.
— Leurs enfants ?
Je serrai la mâchoire. Techniquement, je devrais me citer, mais je n'étais toujours pas familière avec cette première identité dont je ne me souvenais pas. Je peinais encore à croire en sa réalité.
— Virgil et Vivian Brekkenbridge.
— Et...
Je soufflai. Il voulait vraiment que je le dise ? Vu son regard, j'en déduis que c'était le cas. Je murmurai alors :
— Vanya.
— Parfait. Les parents de l'empereur, maintenant. Tu les verras sans doute au palais, ils y vivent.
— Et pas ceux de l'impératrice ?
— Le titre ne vient pas d'elle. C'est le père de Quinlan qui était empereur avant lui, il garde donc sa maison, comme son père avant lui, etc.
— Ce n'est pas très juste pour la famille de Carlene, je trouve.
— C'est traditionnel. Cela n'a pas à être juste.
Je pris une inspiration et acquiesçai. Je n'aimais déjà pas toutes ces règles induites que je ne comprenais pas.
— Pierce Brekkenbridge est l'empereur père, récitai-je sans regarder mes notes. Lorietta est l'impératrice mère.
— Comment devras-tu te présenter devant l'empereur ?
— Une révérence.
— Comment t'adresseras-tu à lui ?
— Votre Altesse Impériale.
— Et pour l'impératrice ?
— Je dois d'abord poser ma main sur le cœur, puis faire une révérence. Et je l'appelerai votre Excellence Impériale.
Nikolaï sourit. Il poursuivit avec d'autres questions sur ma posture, ma façon de parler, ma tenue. Se tenir droite, ne pas mettre ma poitrine trop en avant, une tenue sobre, mais coquette, une coiffure élégante, mais pas affriolante. Pas ou peu de maquillage, ne pas parler trop vite, ni trop fort...
Quand il eut terminé, je sentais mon sang bouillir dans mes veines. Il y avait trop de codes, trop de restrictions, trop de contradictions. Ne pas être trop ceci ou cela. J'étais énervée quand le serveur nous apporta notre moussaka et cela ne passa pas inaperçu de mon partenaire.
— Je te dirais bien d'être toi-même, mais je ne crois pas que ce conseil peut s'appliquer.
— Et qu'est-ce que ça fait si je suis moi-même ? S'ils ne sont pas capables de m'accepter comme je suis lors d'une simple entrevue, ils ne le seront jamais. Je ne pense pas pouvoir me trahir autant.
— Et je te comprends, crois-moi. Tu connais les règles, maintenant, tu en fais ce que tu veux.
Je soufflai par le nez et pris une bouchée dans l'assiette devant moi. Le mélange doux et épicé me surprit et me calma aussitôt.
— Que se passera-t-il s'il ne veulent pas m'écouter ?
— Comment ça ?
— Je suis montée dans le train dans l'espoir de rencontrer ma famille. Mais maintenant, j'y vais pour la confronter sur leurs actes passés. Sur ce que personne ne sait. Je ne suis pas certaine qu'ils apprécieront.
— Tout est une question de savoir faire. Si tu arrives, but en blanc, pour les mettre au pied du mur, ils ne t'écouteront pas. Mais si tu prends le temps de les connaître, de leur parler et d'expliquer clairement ce que tu attends d'eux, il y a sans doute moyen qu'ils tendent l'oreille.
— Je vais tout gâcher.
— Je suis sûr que tu vas assurer. Et...
Il se racla la gorge, pris une gorgée de son verre d'eau, et poursuivit, l'air mal à l'aise.
— Comme tu ne veux pas que je t'accompagne...
— Tu as déjà fait trop pour moi, je ne veux t'accaparer.
Un sourire en coin naquit sur ses lèvres. À ce moment, je donnerai n'importe quoi pour lire dans ses pensées.
— J'ai proposé à Ingrid de venir avec toi. Laisse-moi finir, dit-il en levant un doigt pour me faire patienter. Je pense que c'est la mieux placée pour t'aider à plaider ta cause. Elle est avalone, elle sait ce qu'ils ont fait, elle a eu des visions des Échos. Et c'est une très bonne diplomate, malgré son air froid. Elle te sera d'une grande aide.
— Je ne sais pas... Je vous ai déjà causé beaucoup d'ennuis.
— Si tu ne veux vraiment pas que je sois là, alors laisse-la t'accompagner. Parles-en avec elle, ok ?
J'acquiesçai. Je n'étais pas totalement convaincue ; l'idée d'avoir un chaperon à mes côtés ne me plaisait pas, mais il avait raison. Avoir quelqu'un à mes côtés, une avalone qui plus est, serait sans doute la meilleure décision. Cela limiterait les dégâts si je venais à m'emporter un peu trop vite dans la discussion.
Je terminais mon plat en quelques minutes, mes papilles et mon estomac ravis par cette découverte culinaire. Je finis par une glace, Nikolaï choisi plutôt un thé gourmand, et nos sujets de discussions dévièrent. Ne plus parler de ce qui m'attendait à Lirennia me rassura et chassa de mon esprit les sombres pensées qui s'y emmagasinaient. Nous échangions sur tout ce que nous n'avions pas encore eu l'occasion de parler : nos passions, notre vie d'avant, nos familles, nos études. Nous continuons bien après que nos desserts soient engloutis. Et seulement quand la tâche de café au fond de ma tasse fut sèche, nous quittions les lieux, reput et apaisés.
L'air frais sur le chemin du retour éveilla mes sens endormis par la digestion. Je levai les yeux vers le ciel nuageux, entrapercevant un ciel bleu lumineux par endroit. Puis, j'observai ma montre : je reprenais mon service dans exactement deux heures. J'aurais sans doute le temps de me reposer en retournant dans Le Voyageur des Horizons.
Mais en remontant le quai, je sentis les pensées parasites revenir en force. Je ralentis l'allure, tremblante. Si je retournais dans ce train, la prochaine fois que j'en sortirai serait au terminus. Lirennia approchait. La fin du voyage approchait. La vérité approchait.
— Hé, Lena. Tout va bien ?
Nikolaï se plaça devant moi tandis que je secouai la tête.
— Je n'ai pas envie d'aller à Lirennia.
Il sourit et hocha simplement la tête.
— C'est clairement pas la partie la plus facile qui arrive pour toi. Mais c'est la plus importante. Tu as attendu toute ta vie ce moment.
— Je ne pensais pas que j'irais en tant que juge...
— C'est vrai qu'il y a eu quelques changements de programme, mais ne penses pas au pire. Peut-être que tout se passera à merveille, tu ne sais pas.
Je fis la moue et poussai une expiration profonde pour débloquer mes épaules tendues.
— Tu as sans raison, mais je ne peux pas m'en empêcher.
— Qu'est-ce qui pourrait te changer les idées ?
Je haussai les épaules, tandis que plein de pensées m'assaillaient de toute part. Je ne laissai aucune de mes idées passer la barrière de mes lèvres ; toutes impliquaient un baiser que je n'étais pas en mesure de donner pour le moment. Alors, je lui dis juste :
— Je vais me reposer avant le service. Dormir un peu, j'ai quelques heures de sommeil en retard. Mais merci de proposer.
— Si t'as besoin...
Il sortit son terminal de communication de sa poche et l'agita sous mes yeux. Je souris en lui promettant de lui envoyer un message si je n'arrivais pas à trouver le sommeil — ou la paix. Nous montions dans le train et nous séparerions dans le wagon du personnel. Une fois enfermée dans ma chambre, je sus aussitôt qu'espérer dormir était peine perdue. Pendant de longues minutes, allongée sur le lit dans l'obscurité, j'hésitais à appuyer sur le prénom de Nikolaï à l'écran, à lui demander de venir, à me laisser aller dans ses bras et à m'endormir à ses côtés. Mais je ne pouvais m'y résoudre : trop d'obstacles encore m'attendaient, trop d'inconnues.
Dans un soupir las, je fermai les messages et me rendit sur une page du réseau. Je cherchai alors comment contacter la palais impérial. Un mail et un numéro s'affichait. Je pris une grande inspiration et me décidai à envoyer un mail. Rapidement, mon message fut écrit, relu et envoyé, non sans tremblements. Puis, la poitrine un peu plus légère d'avoir pris cette initiative, j'attrapai un livre, allumai la lampe et me plongeai dans les histoires que je connaissais par coeur. Cela m’apaisa assez pour que je reprenne le chemin du travail, concentrée.
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