— Lena ?
Je n'osai pas la secouer pour qu'elle se réveille le plus doucement possible. Ma main serrait simplement la sienne et je gardai les yeux rivés sur ses expressions. Je l'appelais de nouveau, tout bas, quand elle tourna le visage vers moi. Ses yeux à demi-clos m'observèrent et je ne pus retenir un sourire attendri d'étirer mes lèvres.
— Nous partons bientôt.
Elle acquiesça et dégagea sa main de la mienne pour s'étirer. Je me levai alors et l'attendit dans le salon où Sylvana finissait de dresser le petit-déjeuner. Je n'avais pas fini de digérer celui qu'elle m'avait fait la veille au soir et la vue du porridge aux fruits me tordit l'estomac. Je n'osai cependant pas la décevoir et savait que le chemin du retour serait éreintant aussi, je me mis à table et entamai mon assiette. Lena me rejoignit et je remarquai qu'elle avait regagné des couleurs. Son regard était aussi plus vif, mais teinté d'une pointe de tristesse dont elle n'était sans doute pas prête de se débarrasser. Au moins, n'avait-elle pas rêvé de ses affreuses visions
Nous prenions le chemin du retour une petite heure plus tard, accompagnés d'une jeune avalone aux longs cheveux noirs et à la peau sombre, nommée Aminata. Sylvana nous encouragea, particulièrement Lena, et lui offrit un bijou de sa propre confection. Le lacet brun orné d'une pierre verte façonnée en forme de fleur habillait à merveille le cou de Lena et elle le garda entre ses doigts jusqu'à la sortie du village. C'était un beau cadeau et j'espérais sincèrement qu'il apaiserait les songes des prochains jours en attendant de voir l'ami de Sylvana à Jishikawa.
Dans la lueur du matin, la forêt des Héritages était apaisante. Nous n'étions pas passés par la zone « maudite », celle dans laquelle demeuraient les Échos liés à Lena, mais empruntions un chemin lumineux sur lequel nous entendions chanter des dizaines d'oiseaux différents. Aminata nous révéla que ce sentier permettait de rejoindre facilement et sans se perdre les autres villages avalones.
— Quel clan vit à Jishikawa ? demandai-je alors.
— Il n'y en a pas, car Jishikawa n'est pas née, elle a été créée. C'est une ville fondée sur des attentes particulières des autres pays, car Avalon avait besoin d'une capitale sociale et économique.
— C'est pourquoi ce n'est pas une ville très touristique.
— C'est exact. Jishikawa accueille les Conseils de Préservation de la Nature deux fois par an et les dirigeants de toutes les entreprises du monde doivent assister au Congrès des Règles Naturelles qui se tient en début d'année. Mais outre ces événements, la ville est peu dynamique et petite. Les avalones qui y vivent entretiennent la ville.
— N'est-ce pas une ville artistique ? s'enquit Lena.
— Si, de nombreux artisans exercent et exposent dans leurs ateliers. Il y a quelques petites boutiques très importantes pour les clans d'Avalon. Et pour les touristes du Voyageur des Horizons.
— Quand ils sont bien accueillis, ce qui n'est pas toujours le cas, déplorai-je.
— Jishikawa est une ville de souvenir. Comme vous l'a raconté Sylvana, elle souffre encore du silence imposé lors de la construction du train. Il est des peines qui ne s'évanouissent pas avec le temps et se transmettent, de génération en génération.
Aminata tourna la tête vers Lena.
— J'espère que vous parviendrez à libérer notre douleur.
— Je l'espère également.
Les yeux de Lena se teintèrent de tristesse et j'essayai de capter subtilement son attention pour l'encourager. Mais elle ne se tourna pas vers moi. À la place, elle triturait son nouveau collier et regardait ses pieds. Alors, j'observai les alentours à la recherche d'un élément qui pourrait chasser ses pensées. Je levai les yeux vers les ramures, scannai les racines, cherchai la beauté et la surprise.
Ce ne fut pas moi qui la trouvai. Aminata s'arrêta devant nous et nous intima de nous arrêter d'un geste de la main. Puis, elle pointa du doigt l'horizon. Le renard nous avait sans doute remarqués, mais faisait comme si nous n'existions pas, le museau plongé dans la mousse. Sa queue s'agitait et, soudain, il s'accroupit et sauta à un bon mètre du sol avant de retomber en piqué dans la terre. Quand il releva la tête, sa gueule était vide. Il se secoua, lança un regard vers nous, et reprit sa route en trottant tranquillement.
Je pris une inspiration, me rendant compte que j'avais retenu ma respiration le temps de cette scène unique, et observai Lena à mes côtés. Son expression était passée de triste à nostalgique. Cela me rassura : il y avait dans son sourire cette joie enfantine qu'elle ne pouvait dissimuler face à la Nature, la vraie. C'était mon cas également.
Le reste de l'ascension fut calme, le silence simplement rythmé par les craquements des branches sous nos pas, le chant des oiseaux et, parfois, le bruissement des feuillages au-dessus de nous. Nous croisions le renard, de nouveau, intrigué par notre présence, puis un écureuil roux en pleine dégustation d'un fruit au sol. En approchant des rails du Voyageur des Horizons, Aminata grogna et se tourna vers le renard qui prit soudain une position apeurée.
— Les animaux ne peuvent pas approcher tant que le train est sur les rails, dis-je alors, conscient de la technologie utilisée pour empêcher les bêtes sauvages de se faire écraser.
— Ce renard est séparé de sa famille depuis trois jours, révéla Aminata. Il est grand temps que vous repreniez votre voyage pour ne plus séparer les habitants de la forêt.
Je n'osai rien répondre, honteux des effets du Voyageur des Horizons quand, pourtant, je n'en étais pas le créateur. Je n'avais jamais vu autant de réticence à son existence que ces dernières heures et me sentait coupable de travailler pour la compagnie qui avait défiguré la forêt.
La locomotive s'imposa à nous au moment où le soleil entamait sa descente. Aminata paraissait agacée en sa présence et, de nouveau, nous invita d'un mouvement de main à nous arrêter. Quand elle s'approcha du véhicule, une silhouette éthérée apparut. Je n'entendis pas les mots que l'avalone échangeait avec elle, mais ce dû faire effet, car aussitôt l'Écho disparut, les lumières du train s'allumèrent, une par une.
— Voilà, vous pouvez repartir, nous annonça Aminata.
— Merci infiniment, lui dis-je en tendant la main en avant.
Elle me sourit et la serra. Puis, elle se tourna vers Lena et lui prit les deux mains en la regardant dans les yeux.
— Vous avez le pouvoir de changer les choses. Je sais que c'est beaucoup vous demander, mais... Ma famille était du clan des Racines Carmines. J'ai perdu mes grands-parents et mon père dans cette guerre. Je souhaite que justice soit rendue pour qu'ils puissent trouver la paix.
Lena contracta la mâchoire et hocha la tête.
— Je ferai de mon mieux.
— Je n'en doute pas.
Aminata sourit et lâcha les doigts de Lena. Puis, elle nous fit un dernier signe de la main et s'éloigna sur le sentier, au cœur de la forêt qui paru l'avaler toute entière. Je poussai un soupir et entendis une porte coulisser, interrompant mon projet de discuter avec Lena.
— Niko !
Asha sortit en trombe et se jeta sur moi. Je perdis l'équilibre et fis un pas en arrière assez tôt pour ne pas me retrouver les fesses par terre. Quand elle se détacha de moi, elle faisait une moue faussement agacée.
— On croyait que tu étais mort !
— J'ai essayé d'appeler hier, mais mon terminal n'avait plus de batterie et je n'avais pas assez de réseau. Désolé.
— Va falloir tout nous raconter !
J'acquiesçai en souriant et me tournai vers Lena. Elle riait de la scène et mon palpitant s'agita. Je suivis Asha dans la cabine du personnel et y trouvai, sans surprise, la quasi-totalité de l'équipe de contrôleurs. Seules Mei-Lin et Ingrid étaient absentes. Je poussai un soupir, cachant du mieux possible ma fatigue et ma gêne, et m'apprêtait à répondre aux questions. Mais, avant, je proposai à Lena d'aller se reposer. Elle accepta, visiblement troublée par l'assaut de mes collègues, et je l'observai s'éloigner, un tantinet jaloux.
— Vérifions que le train est bien prêt à partir, dis-je avant d'être assailli de questions, et je vous raconterai tout, ok ?
Asha et Mateo ne se firent pas prier et coururent dans les voitures pour prévenir le conducteur. Je m'assis dans un fauteuil, passai une main dans mes cheveux et levai les yeux vers Amir.
— T'as l'air exténué.
— Je le suis. Et je sais même pas comment raconter ce qu'il s'est passé.
— Chronologiquement, répondit-il, amusé. Sérieusement, va à l'essentiel.
Je le remerciai d'un hochement de tête et regardai l'heure sur ma montre. Nous avions vingt-quatre de retard sur le planning et j'imaginais déjà l'animosité des passagers. Je fermais les yeux, quelques secondes tout au plus, quand la porte s'ouvrit sur une Mei-Lin stupéfaite. Elle arborait cet air maternel plein de reproches, d'inquiétude et de soulagement. Le moteur se mit alors en route, Alejandro annonça la réparation du train et le départ imminent, et l'ensemble des contrôleurs s'installa dans la voiture qui leur était réservée.
Impossible de me défiler, désormais. Je devais tout raconter.
J'accueillis le silence de ma cabine avec sérénité. Après tout ce qui venait de se passer, j'étais bien incapable de subir le moindre interrogatoire de la part des membres du personnel ; interrogatoire qui, bien que légitime, m'angoissait. Nikolaï sera sans doute le mieux placé pour raconter nos péripéties à son équipe. Néanmoins, je ne pouvais m'empêcher de culpabiliser à la simple idée de l'avoir donné en pâture à ses collègues sans même avoir proposé de rester à ses côtés. Je me promis de lui envoyer un message dès que je me sentirais plus en sécurité.
Car, à ce moment précis, j'avais cette désagréable impression d'être épiée et jugée. J'ignorais si c'était à cause de mon lien avec les Échos ou une sensation en réponse aux dernières révélations. Tout ce que je savais, c'était que l'éloignement du train des villages avalones ne la faisait pas disparaître.
Mon manteau de retour sur son portant avec mon écharpe, je pris quelques minutes pour asperger et masser mon visage. Je me sentais engourdie, comme lorsque j'avais trop pleuré. Je n'arrivais pas à déceler ce que je me renvoyais mon reflet. Ce dernier était incapable de me montrer toutes les pensées qui me filaient la migraine. Je brossai mes cheveux en pagaille et m'assis sur le lit. Je retirai mon nouveau bijoux et laissai le pendentif reposait au creux de ma paume. Sylvana ne m'avait rien dit à son propos, mais quelque part, je me demandais si ce n'était pas un talisman fait pour me protéger de l'influence des Échos et de leurs visions. Peut-être pourrais-je demander à Ingrid de confirmer quand je la verrais.
Je m'allongeai sur la couette, posai le bijou sur la table de chevet et m'apprêtai à fermer les yeux pour me reposer. Que faire, maintenant ? Dans la poche de mon manteau demeurait le nom de l'ami de Sylvana et j'avais hâte de le rencontrer. J'avais hâte de savoir. J'avais hâte de comprendre.
Soudain, une vibration me sortit de mes pensées et je vis le prénom de Nikolaï s'afficher sur l'écran de mon terminal. Il me demandait s'il pouvait venir me voir, si je ne dormais pas. Je lui répondis qu'il pouvait et seulement quelques secondes plus tard, il frappa à la porte. Je souris en lui ouvrant et l'invita à s'installer. Il choisit une chaise, face au lit, tandis que je reprenais ma place.
— Comment l'on prit les autres ? demandai-je alors.
— Ingrid m'a aidé, heureusement. Ils m'ont cru grâce à elle. Mei-Lin nous octroie un repos jusqu'à Jishikawa pour que l'on puisse se ressourcer et que tu puisses aller voir l'ami de Sylvana dès notre arrivée.
— Merci de t'en être occupé.
Il hocha la tête et s'interrogea :
— Je me demandais... C'est peut-être improbable, mais j'ai l'impression de voir des liens. Est-ce que tes visions t'ont montré l'enlèvement de la princesse impériale ?
Je fronçai les sourcils et m'apprêtai à secouer la tête quand un détail me revint. Quand je me voyais dans cette forêt sombre, couverte de sang, je portais une robe. Une robe satinée, aux nuances bleu-vert, aux rubans brillants et au col serti de perles. J'avais déjà vu cette tenue, enfermée dans une boîte de verre dans le musée de la Paix à Gavilgrad. J'évoquai cette vision avec Nikolaï et vit son visage se déformer dans une grimace.
— Je ne veux pas que tu te prennes trop la tête avec ça, mais la princesse a été enlevée au moment de l'inauguration du train, n'est-ce pas ? Tu as un billet datant de ce jour avec toi depuis ton enfance. Tu es reliée aux âmes de personnes tuées par la famille impériale pour construire le train. Tu as vu des personnes être exécutées dans cette même forêt et tu sais qu'elles ne sont pas avalones. Et tu t'es vu avec la robe de Vanya. Ça commence à faire beaucoup, tu ne crois pas ?
Je restai muette. J’entendais ce qu'il disait sans comprendre. Je n'arrivai qu'à secouer la tête, perdue dans ses mots et les visions des Échos. Ses mains attrapèrent soudain les miennes, forçant mon regard à croiser le sien.
— Pardon, je ne voulais pas t'effrayer.
— Tu penses que je suis la princesse ?
Il poussa un soupir et haussa les épaules.
— Je pense surtout qu'il y a beaucoup de liens entre toi et la famille impériale. Tu ne te souviens pas d'où tu viens, tu es persuadée que Lirennia abrite encore ta famille. Peut-être que l'ami de Sylvana répondra à ces questions.
— Qu'est-ce que je fais si je suis bien elle ? Qu'est-ce que ça implique ?
Il changea de place, troquant sa chaise pour le bord du lit. Il ouvrit les bras et, aussitôt, je m'y réfugiai, contrôlant les tremblements de mes membres et la peur qui humidifiait mes yeux. Sa tête contre la mienne, j'entendis sa respiration lente et calai la mienne dessus, apaisant mes maux du mieux possible.
— On en saura plus bientôt, murmura-t-il.
Il se détacha de moi, les mains sur mes épaules. Je me perdis alors dans son regard, quelques secondes seulement, avant qu'il ne se détourne.
— Essaye de te reposer avant Jishikawa.
Il s’apprêtait à se lever, mais j'attrapai sa main pour le retenir. Je cherchai à mettre de l'ordre dans mes pensées et fini par ne plus savoir quoi lui dire. Alors, je lui demandai seulement :
— Pourras-tu demander à Ingrid de passer me voir, s'il te plaît ? J'ai des questions à propos du collier.
Les yeux de Nikolaï suivirent les miens vers la table de chevet où reposait la pierre verte taillée en fleur. Il acquiesça dans un sourire, caressa le dos de ma main et se dégagea tendrement. Puis, il sortit et je me retrouvai de nouveau seule dans cette cabine. Un soupir passa la frontière de mes lèvres et je m'allongeai de nouveau, des songes plein la tête.
Moi, Analena Volyr, la princesse disparue de Lirennia ?
Je ne croyais pas que c'était possible et, pourtant, mon coeur battait la chamade à cette pensée. Comme si, lui, il savait. Comme si, lui, il se réjouissait qu'enfin, j'approche de la vérité.
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