Je fus incapable de poursuivre. Le silence s'installa entre nous trois et je regardais mes mains avec cette terrible impression qu'elles étaient couvertes de sang. Les visions étaient claires : elles m'avaient montré, petite fille, au milieu de tous ces cadavres. Assise dans mon lit, j'avais la sensation d'être enfermée entre les immenses troncs sombres des arbres de la forêt des Héritages. Piégée.
Ni Nikolaï, ni Sylvana ne me poussèrent à parler, même si leurs regards et leur comportement le criait. Ils voulaient savoir. Ils devaient savoir. Et je les comprenais : moi aussi, je le désirais, plus que tout. Mais j'ignorai la vérité derrière ces visions. J'ignorais encore à quel point ces Échos m'étaient liés. Une part de moi ne souhaitait que tout oublier, mettre ça de côté pour reprendre ma vie normalement. Mais l'autre, sans doute plus curieuse, refusait d'abandonner. Alors, dans une nouvelle expiration, je lâchai :
— Je crois... J'ai vu...
Ma gorge se serra et je peinais à parler. Sylvana sortit de la pièce et revint, quelques instants plus tard, un verre d'eau entre les mains. L'eau fraîche s'écoula dans mon œsophage et je me sentis alors un peu mieux. J'essayai alors de leur révéler ce que les Échos m'avaient montré, mais je me demandais si mon récit était clair. Je parlais des personnes que j'avais vues se battre, du chantier du Voyageur des Horizons, d'exécutions sans procès. Et enfin, moi, petite fille, couverte de sang, au milieu du carnage.
Quand je m'arrêtai, je me rendis compte que je pleurais. Nikolaï tendit une main vers moi, assit sur le rebord du lit, et je la pris lentement. Le simple contact avec sa paume chaude me ragaillardi, comme s'il suffisait à raviver les braises d'un feu éteint. Je me tournai vers Sylvana et lui demandai alors des explications.
— Les gens qui se battaient dans la forêt... C'étaient des avalones.
Elle acquiesça, la mine grave.
— En effet. Cette bataille est surnommée la Bataille Oubliée. Elle est arrivée deux ans avant l'inauguration du Voyageur des Horizons.
— Que s'est-il passé ? s'enquit Nikolaï.
— La famille impériale d'Ignisoria a défini le tracé du train sans prendre en compte les communautés autochtones qui vivaient ici. L'empereur lui-même est venu négocier avec le clan des Racines Carmines pour déplacer le village. Bien entendu, le chef de clan de l'époque n'a jamais accepté.
Plus elle racontait, plus je sentais mon cœur se serrer dans ma poitrine. La suite, je la connaissais, mais l'entendre de sa bouche me tira quelques nouvelles larmes.
— Le village a été rasé et le clan, qui a osé se rebeller contre l'armée impériale, a été décimé. En apprenant cela, les autres clans, dont le mien, régit par mon père à l'époque, ont essayé d'engager la guerre, mais...
Elle poussa un profond soupir, ferma les yeux et reprit, des trémolos de tristesse dans la voix :
— Les ignisoriens ont enlevé des enfants des clans. Ils les ont assassinés pour nous dissuader de poursuivre notre combat.
— C'est horrible, grogna Nikolaï. Comment peut-on faire ça ?
Sylvana haussa les épaules.
— L'empereur ne voulait pas que son projet échoue. En tuant des enfants, il nous invitait à garder le silence. Ce que nous avons fait...
Elle se tourna vers moi et m'offrit un sourire empli d'une douloureuse peine.
— Jusqu'à aujourd'hui.
Je baissai les yeux. Tout était encore flou. Je lui posai alors une nouvelle question :
— J'ai vu des personnes qui n'étaient pas d'Avalon se faire tuer dans mes visions.
— J'ignore qui elles sont, m'avoua Sylvana. Je n'ai pas eu connaissance d'autres exécutions au sein de la forêt des Héritages. Mais j'ai peut-être une piste.
Elle tendit le bras jusqu'au tiroir de la table de chevet et en sortit un carnet sur lequel était accroché un crayon. Elle déchira une feuille et y inscrit rapidement deux mots. Puis, elle me le donna.
— Il vit à Jishikawa, expliqua-t-elle. C'est un ami à moi. Il saura démêler tes visions et, surtout, rompre ton lien avec les Échos.
— Qu'arrivera-t-il si je reste liée aux Échos ?
— Tes visions ne s'arrêteront pas et ils pourraient te suivre. Te hanter. En tout cas, tant que tu n'as pas réalisé leur souhait.
— Et quel est-il ?
— Que justice soit faite.
Je poussai un soupir. Pourquoi était-ce à moi d'agir ? Pourquoi était-ce ma mission ? Sylvana dû remarquer mon trouble, car elle poursuivit, un sourire aux lèvres :
— Tu finiras par avoir les réponses à tes questions, ne t'inquiète pas.
J'acquiesçai simplement, peu rassurée. Soudain, je me mis à regretter mon entrée clandestine dans le train. Si j'étais restée à Ætheria comme prévu, je n'en serais pas là. Le pouce de Nikolaï caressa ma main et mon cœur bondit dans ma poitrine. Peut-être que tout n'était pas si mauvais dans ce voyage, en fin de compte.
— Y'a-t-il un moyen de faire repartir le train, maintenant que la mission de Lena est plus claire ?
— Oui, il y a un moyen. Nous avons une Libératrice dans le village. Elle a la capacité de pouvoir converser avec les Échos. Elle permet souvent à certaines âmes de trouver la paix. Mais dans le cas de vos Échos, ils ne trouveront la paix que quand leur mort sera dévoilée et la famille impériale incriminée. Je vais lui parler, en espérant qu'elle puisse vous aider à faire repartir le train au plus vite. En attendant, restez ici et reposez-vous.
Sylvana se leva et son regard tendre me rappela ma mère. Mon cœur se serra à cette pensée.
— Merci pour tout, murmurai-je.
Elle se contenta de hocher la tête et disparut dans l'embrasure de la porte. Je poussai un soupir et laissai ma tête reposer sur mes oreillers. Nikolaï ne lâcha pas ma main et resserra légèrement ses doigts sur les miens.
— Comment te sens-tu ? me demanda-t-il.
Je secouai la tête, incapable de répondre. Trop de choses défilaient dans ma tête. Trop de tensions alourdissaient mon corps.
— Essaye de dormir un peu, si tu y arrives, me chuchota-t-il. Je tente de contacter Mei-Lin pour l'avertir.
J'acquiesçai tout en conservant la même pression sur sa paume.
— Je reviens, ne t'inquiète pas.
— D'accord.
Je consentis alors à la lâcher et il se leva. Comme Sylvana, son regard était plein d'une tendresse que je ne pensais pas mériter et je le regardai s'éloigner, la peur au ventre. Puis, je fermai les yeux et chercha à faire le vide dans mon esprit. Mais les images étaient là, violentes et sanglantes. Comment pourrais-je les oublier ? Comment pourrais-je m'endormir sans y penser ?
Je rouvris les yeux et attrapai mon terminal de communication, posé sur la table de chevet. Le réseau n'était pas très puissant, ici, mais je parvins à envoyer un message à mes parents. Non pas pour leur relater tout ce qu'il s'était passé dans la forêt des Héritages, juste pour ne pas les inquiéter outre mesure sur mon récent silence.
Une réponse me parvint quelques minutes plus tard et une vague d'amour balaya l'ensemble de mon corps. Je serrai l'appareil contre mon coeur en songeant aux mots qui s'étaient inscrits à l'écran.
« Nous pensons fort à toi. Il nous tarde de te revoir, Lena. »
Et ce fut ainsi que je parvins à trouver le sommeil.
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