La soirée avait été parfaite. Une fois sorti du complexe commercial Le Vlad — je ne me remettais pas du fait que cet homme joyeux et joueur était le père d'Ingrid — nous avions marché quelques minutes dans les rues d'Indrapour sous une pluie battante. Je n'avais eu le temps d'apercevoir que quelques détails de cette ville, mais ceux-ci étaient déjà incroyables. Toute l'architecture moderne se mêlait à des matériaux anciens pour créer une atmosphère que l'on ne retrouvait nulle part ailleurs. En passant devant une horloge astronomique grandiose, installée sur un beffroi de pierre bleutée, je retins ma respiration. L'édifice était vertigineux et je peinais à imaginer sa construction.
Puis, le restaurant. Je n'avais pas retenu son nom ; mes sens accaparés me faisaient tourner la tête. Les odeurs de légumes grillés et de graines torréfiées emplissaient le petit espace. Les quelques couples et familles qui mangeaient nous lancèrent des regards inquiets en nous voyant débarquer, mais une serveuse nous installa dans une autre pièce, réservée aux grandes réceptions. Le repas était passé à une vitesse : je mangeais mon entrée au rythme d'une conversation animée entre Mateo et Asha et mon plat en participant à un débat entre Tao et Inari sur les bienfaits des plantes médicinales sur la santé. Le dessert, lui, se dégusta dans un silence apaisant et je ne pouvais m'empêcher de lever la tête vers Nikolaï, en face de moi. Il avait bientôt fini sa part de gâteau et je me sentis alors impatiente. Le cœur battant, je terminai ma coupe de glace et ne détournai pas mon regard de peur qu'il ne m'échappe.
Ce qui arriva. Le chemin du retour vers la gare m'avait paru interminable. Il m'avait souhaité bonne nuit du bout des lèvres et s'était dirigé dans la direction opposée, sans un regard en arrière. Et, ce matin, dans ma chambre, je me demandais toujours ce qui se serait passé s'il m'avait proposé de venir avec lui ou si, soyons fous, j'avais moi-même insisté pour l'accompagner.
J'avais mal dormi. Mes épaules étaient douloureuses, comme courbaturées, et du coton remplissait mon crâne à la place de mon cerveau. Je ne me souviens pas de mes rêves, mais je m'étais réveillée plusieurs fois avec la sensation de ne pas être en sécurité. Était-ce l'intuition d'Ingrid ou l'absence de Nikolaï qui en était la cause, je l'ignorai. Mais quand je quittai mon compartiment pour regagner le wagon-bar dans l'espoir d'avaler un café noir, l'anxiété ne m'avait pas quitté.
J'accomplis mes tâches de la matinée de façon mécanique. Mon cerveau en pause, je lavai, rinçai et rangeai la vaisselle méticuleusement. Lorsque la pause arriva, je me pris un nouveau café noir et profitai du calme du wagon pour fermer les yeux. Juste un instant.
— On n'a pas assez dormi ?
Je sursautai. Ma tasse manqua de se renverser sur mon uniforme, mes doigts encore coincés dans l'anse, et je poussai un soupir quand je réussi à la stabiliser. Je levai les yeux et croisai ceux de Nikolaï. Je bus une gorgée pour réussir à aligner deux mots et aperçu la personne qui se tenait dans son dos.
Ingrid. Je faillis m'étouffer.
— Je pensais qu'il était temps qu'on ai une petite conversation, m'avoua Nikolaï.
Je lui adressai un regard qui, j'espérais, voulait dire que ce n'était clairement pas le moment, mais il ne parut pas le déchiffrer. Je me contentai d'hocher la tête et de plonger mon nez dans ma tasse de café dans l'espoir sortir un peu plus de ma léthargie.
— Ingrid, tu as toujours des visions concernant Analena, n'est-ce pas ?
Je pris son silence pour un oui ; je n'osai pas la regarder.
— Et toi, Lena, tu n'avais jamais entendu parler des Échos avant notre discussion, l'autre jour ?
Je secouai la tête et serrai les mains contre la tasse. Puis, j'ajoutai, à voix basse :
— Je n'ai jamais mis les pieds à Avalon de ma vie, même. Et tu as dit que les Échos n'étaient qu'à Avalon.
— C'est exact, avoua Ingrid. Ça ne m'aide pas vraiment à interpréter mon intuition.
Je lui découvris alors un ton doux, presque triste, et non plus agressif. Je pris une inspiration et me forçai à l'observer. Elle était aussi mal à l'aise que moi, visiblement. Voire, honteuse ?
— Comment ça marche, exactement ? lui demandai-je. Ton intuition, je veux dire.
Elle hésita à me répondre, mais Nikolaï l'encouragea. Elle posa alors ses mains sur la table et pris une posture plus affirmée.
— Difficile à décrire, c'est un ensemble. Il y a d'abord des sensations. Quand le train est parti, par exemple, j'ai eu tout de suite la sensation que quelque chose se produirait sur le trajet. Quoi, je n'en savais rien, mais je suis restée à l'affût. Les rêves sont arrivés quand Nikolaï t'a fait payer l'amende.
J'échangeai un regard discret avec Nikolaï qui ne broncha pas. Visiblement, il n'avait toujours rien dit à personne concernant cet incident.
— Et puis, quand il t'a fait entrer dans l'équipage, ce n'étaient plus seulement des rêves. J'avais des visions la journée, aussi, et quand je te voyais, cette impression de danger s'accentuait.
— Et là, tu te sens en danger ?
Elle haussa les épaules.
— Je ne me sens pas en danger, pas spécifiquement. Mais je sens un danger. Et il semble venir de toi.
Ma mâchoire se contracta et je baissai les yeux sur ma tasse. Moi, un danger pour le train ? Je ne comprenais pas comment.
— Tu me disais, tout à l'heure, intervint Nikolaï tandis que le silence revenait, que la traversée d'Avalon serait sans doute mouvementée ?
— Oui. Nous savons que les Échos se sont réveillés. Et le train passe pile dans la forêt dans laquelle ils sont apparus. Je crains que quelque chose arrive.
— Peut-être qu'il faut prévenir Mei-Lin et le conducteur, alors, proposai-je.
— Déjà fait, me répondit Ingrid. Ils seront vigilants, mais ils ne peuvent pas arrêter le train sur des suppositions. Comment expliquer ça aux passagers ? L'intuition fait débat, surtout dans le sud. La plupart des passagers sont terraür, ils ne me croiront pas.
— On ne peut pas annoncer un souci mécanique ?
— Ça ne changerait pas grand-chose, avoua Nikolaï.
— La seule solution pour que rien n'arrive au train, ce serait que tu en descendes.
Cette fois, je reconnus le ton froid d'Ingrid. Mais je fus incapable de répliquer. Ma présence allait probablement mettre en danger des dizaines de passagers, sans compter tout le personnel du Voyageur des Horizons. Je poussai un soupir : elle avait raison. Je devais descendre. Pour la sécurité de tous.
Alors, pourquoi ne parvenais-je pas à lui donner raison à haute voix ? Pourquoi je me refusais à abandonner ?
— Et si tu gardes un œil sur elle le temps de la traversée ?
Je levai les yeux vers Nikolaï qui s'était tourné vers sa collègue. Elle ne semblait pas ravie de sa proposition et darda sur moi ses yeux glacials. Je n'osai rien dire : la moindre remarque pourrait se retourner contre moi. Ingrid fini par soupirer.
— J'imagine que ça peut être un compromis.
Je compris rapidement que cela l'enchantait autant que moi. J'avalai la dernière gorgée de café en prenant mon temps, tentant vainement de chasser mon malaise. Quand je reposai la tasse, Nikolaï me regardait en souriant.
— Vous en faites pas, je me porte garant s'il vous arrive un truc, dit-il en nous observant tour à tour. Et puis, si Lena est d'accord, je pourrais te relayer pour la surveiller, Ingrid.
Cette dernière leva les yeux au ciel. Elle se leva, m'asséna un dernier regard, plus serein cette fois, mais pas moins gelé, qui m'arracha un frisson. Je reportai mon attention sur le contrôleur ; il ne m'avait pas lâché du regard et je ne pus empêcher mes joues de rougir. Je baissai la tête vers ma tasse et me levai à mon tour, prétextant que je devais reprendre le travail. L'esprit embrouillé des révélations de l'avalone, je posai la tasse sur le comptoir, face à une Ana joviale, comme toujours.
— Ne t'inquiète pas pour ce qu'à dit Ingrid, me dit alors Nikolaï en arrivant à mes côtés. S'il devait y avoir un incident, ça ne serait pas de ta faute, ok ?
— Ingrid a l'air de croire le contraire.
— Tant que ça n'est pas arrivé, on ne peut pas le savoir. Et j'ai confiance en toi, Lena.
Je fronçai les sourcils une demi-seconde avant de le remercier d'un mouvement de tête. Il me salua et me laissa repartir vers la cuisine. Sur le chemin, une question, qui n'avait plus rien à voir avec les paroles d'Ingrid, se mit à tournoyer dans mon esprit, tel un cyclone.
Depuis quand Nikolaï m'appelait-il Lena ?
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3088 histoires publiées 1358 membres inscrits Notre membre le plus récent est Mimi0210 |