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tome 1, Chapitre 9 « Une Ombre au Palais » tome 1, Chapitre 9

Après avoir fermé à triple tour mon bureau et un passage par la salle de bain, enfin j’ai pu monter me coucher. Mais tandis que j’escaladais une à une les marches, mon esprit se noyait dans un océan de pensées aux nuances d’ombre : Des masques fous répandus dans la nature, les ombres évadées du général Beaujard, le mystère entourant sa disparation, car peut-on vraiment affirmer qu’il est mort. Mais alors que je me remémore ces faits, je réalise soudain que je n’ai pas de nouveau examiné le carnet de ma cliente. Descendant à la volée les marches de l’escalier, je me précipite vers mon bureau. Bien mal m’en a pris de me presser ainsi, car tandis que mon pied droit, suivi de mon torse, ont effectué une rotation à angle droit. Mon pied gauche a fait de même, cependant qu’au moment d’accomplir les 45 derniers degrés, il s’est pris dans l’ourlet de ma jambe droite et m’a jeté à bas de mon escalier, où je suis resté sonner. Je me relève en maugréant, contusionné et très certainement couvert de bleus. Clopin clopant je me rends jusqu’à mon bureau. À l’intérieur j’allume juste ma lampe de bureau, avant d’ouvrir mon coffre d’où je retire le précieux carnet. Presque tremblant je l’ouvre. Je suis presque certain de ce que je vais y découvrir. Je tiens simplement à en avoir le cœur net.

Le carnet est là, entre mes mains. Je le sens palpiter. Mais ce n’est pas mon cœur qui lui insuffle cette vie. Finalement je choisis une page au hasard. À droite une jeune fille sur une balancelle, un abbé la pousse, un jeune homme, coquin, la regarde. Je reconnais « Les Hasards Heureux de l’Escarpolette », quelques pages plus loin je croise le verrou, enfin le Tricheur à l’as de carreau de Georges de La Tour. Tous, sans exception, n’ont ni visage, ni masque. Soulagé je replace ce dernier dans le coffre et m’en retourne à mes œuvres nocturnes. En chemin je me décide pour une tisane, une lune bleue, douce et apaisante, comme l’astre qui déploie en ce moment sa pâleur spectrale dans une nuit sans nuage. Dans la cuisine, alors que l’eau chauffe et que ma théière est prête à accueillir le liquide frémissant, une question m’interpelle. Dans les coupures de journaux, il n’est question que des musées parisiens, ce phénomène n’a-t-il pas affecté les autres collections ? Sont-ce seulement les œuvres qu’aura vu ma cliente et qu’elle aura reproduite, qui ont été victime de ce phénomène, ou toutes les œuvres picturales ? Hum, Collaborer avec les autorités impériales ne m’enchante guère, mais ce serait toujours moins complexe que de faire du porte à porte chez les collectionneurs privés.

Je suis tiré de mes réflexions par le clapotis de l’eau qui bouillonne dans la casserole. Quelques minutes plus tard, je traverse le couloir qui mène à ma chambre. J’ai l’impression qu’il est encore plus lugubre que d’habitude. Est-ce parce que le parquet ne gémit pas, ou est-ce parce que je n’entends plus les crépitements dans la cheminée, ou encore le vent qui ne chuinte plus entre les volets ? Le silence me foudroie, me terrasse, m’étouffe. Paniqué je me concentre sur le faible bruit de ma respiration chuintante. Mais ce n’est plus un souffle, c’est un gouffre, un abysse funeste qui gronde et finalement m’apaise le temps de me rendre dans ma chambre. Là, après avoir déposé sur ma table de chevet le plateau, j’enfile avec célérité un habit de nuit vert émeraude jeté négligemment sur mon lit, où gît également les dossiers confectionnés de ce soir. Assis sur le dessus du lit, je me sers une tasse de l’infusion parfumée, que je déguste tout en lisant des coupures du Petit Journal et du Canard Enchaîné. Je porte mon attention sur un article de l’Aurore, qui a recensé l’ensemble des collections touchées. Je maudis ma négligence. Il me faut redescendre pour aller prendre une carte de la région dans mon bureau. Encore une fois, je cours au travers du lugubre couloir pour m’en revenir bien vite, avec une carte et de quoi prendre quelques notes. Dans mon lit, je reporte patiemment d’une croix rouge les lieux où ont été rapporté les phénomènes. Une fois finie, ma carte ressemble à un tableau pointilliste, dont l’artiste n’aurait eu que le rouge sur sa palette. Finalement ma cliente a beaucoup fréquenté les musées de la capitale et quelques-uns des alentours, ces derniers sont bien moins nombreux. Posant la carte à plat, j’en viens à douter que madame Obligay ait pu reproduire toutes les œuvres qu’elle a pu contempler, cependant j’admire son exceptionnelle mémoire visuelle. C’est ainsi que le masque, s’échappant de son carnet, s’est incarné dans notre réalité. Seulement j’ignore tout de la raison qui l’a conduit à s’enfuir. Mais allez donc savoir pourquoi je m’interroge sur la possibilité d’un tel phénomène. Tout ceci ne pourrait être qu’un cas fantastique d’hallucination collective et je pourrai me contenter de vous répondre que l’événement a eu lieu, pour ne plus m’embarrasser d’interrogations superflues. Mais je ne peux m’en contenter. D’une part j’ai besoin de poser devant moi toutes les pièces du puzzle et d’autre part je sais que vous brûlez, de savoir ce que je vous cache. Non, non inutile de secouer la tête ainsi. Ce n’est pas beau de mentir.

Mais allons, cessons-là notre digression et revenons à nos moutons. Prenant doctement le carnet que j’ai apporté, je commence à coucher les notes que voici :

De la Nature des Archétypes

Étymologiquement le mot archétype vient du grec antique archea pour ancien et typos l’image, l’empreinte. Littéralement un archétype est une image primitive

Le sens qui leur est attribué aujourd’hui serait celui d’une représentation universelle d’un genre ou d’un attribut. Prenons par exemple Merlin. Il ne fait aucun doute que si nous disons de quelqu’un que c’est un sorcier ou un magicien, la première figure à laquelle nous penserons sera la sienne. Quel est le point de vue du psychiatre suisse Carl Gustav Jung ? L’archétype peut être vu comme une matrice, dans laquelle se déverse la libido ou énergie psychique du sujet. De cette matrice surgit une forme qui ne dépend que du sujet lui-même et qui est susceptible de changer. Cependant les attributs et la fonction de l’archétype sont les mêmes d’une personne à l’autre, seule son apparence change. Mais là n’est pas le plus important, loin de là. Le point le plus énigmatique est amené par un physicien d’origine allemande, exilé en France. D’après ce que j’ai pu lire, il serait décédé dans l’explosion de son pavillon, il y a quelques mois de cela. Ce dernier a beaucoup travaillé sur la théorie de l’éther fluctuant, dont beaucoup de résultats se sont avérés exactes et féconds. Mais il a également travaillé sur les liens existant entre cette substance et l’inconscient collectif. Travaux qu’il na publié que confidentiellement au cours des années 20. L’inconscient collectif est un concept de la psychologie analytique s’attachant à désigner les fonctionnements humains liés à l’imaginaire, communs ou partagés, quels que soient les époques et les lieux, et qui influencent et conditionnent les représentations individuelles et collectives.

Selon la définition du psychiatre Carl Gustav Jung, créateur du concept, l’inconscient collectif constitue « une condition ou une base de la psyché en soi, condition omniprésente, immuable, identique à elle-même en tous lieux ». Toujours selon lui,

« les instincts et les archétypes constituent l’ensemble de l’inconscient collectif. Je l’appelle “collectif” parce que, au contraire de l’inconscient personnel, il n’est pas fait de contenus individuels plus ou moins uniques ne se reproduisant pas, mais de contenus qui sont universels et qui apparaissent régulièrement. »

Il existe dans l’inconscient collectif des dizaines d’archétypes, dont la forme variera d’une personne à l’autre, mais dont l’émotion fondamentale sera semblable. Mais me direz-vous, quel lien avec l’affaire qui m’occupe. Il est fort simple. Ce masque est très vraisemblablement l’incarnation d’un archétype. De même que je soupçonne, à la lumière de mes dernières lectures, madame Obligay d’en être le réceptacle, devenant alors un archétype incarné. Mais dans un cas comme dans l’autre, j’ignore tout de sa nature et de qui il est l’émanation. Je ne sais pas pourquoi, mais à vous voir ainsi écumez de rage, les doigts crispés sur le livre, les yeux exorbités. J’ai la très nette impression que vous allez m’étrangler sur le champ, si je ne vous donne pas sur le champ de plus amples explications.

Dans les mémoires du général Beaujard, que je cite, il nous décrit ses propres visions, ainsi que celles des officiers, qui se tenaient avec lui ce funeste jour de janvier 1813.

« Juchés sur la tour, nous regardions la trame de l’espace se déchirer, comme si des mains de géants étiraient un drap jusqu’à ce qu’il rompe. En effet, là, parmi les ruines et les ombres spectrales, une porte s’ouvrit et se mit à vomir des flots de ténèbres. De ces flots, jaillissaient des figures de cauchemars, nos cauchemars, et ils se déversaient dans notre monde. Je voyais des chimères grotesques, assemblages anarchiques de mes peurs enfantines. L’officier à côté de moi vit surgir des serpents d’ombres aux figures de dragons asiatiques. Quant au jeune tambour, ce furent des crânes géants qui roulaient dans la plaine. C’était là nos fantasmes et nos démences qui se répandaient, en un flot ininterrompu, sur le champ de bataille. »

Deux points sont particulièrement saillants ; chacun de ces hommes a été confronté à ses propres peurs, qui leur sont apparus sous la forme d’ombre. Mais surtout, il s’agissait d’ombre consistante et non évanescente, comme celle qui se dessine en ce moment sur mon mur. Or seule un objet de dimension supérieur peut avoir une ombre solide. Ceci m’amène à cet article de M Ebernezer : « De la physique des Archétypes ». Malheureusement, n’ayant pas la culture mathématique nécessaire, je n’ai pu en appréhender toute la subtilité, néanmoins je peux écrire ceci :

Le monde sensible auquel nous appartenons n’est qu’un îlot plongé le vaste univers des « idées », à l’image des hommes vivant dans la Caverne de Platon, qui n’observe le monde qu’au travers de ses ombres. Dans ce lieu, des particules énergétiques les « onirons » surgissent sans cesse de la matrice énergétique, sous le coup de fluctuations oniriques. Ces corpuscules ne sont pas stables, sauf si une entité vivante émet des vibrations psychiques capables d’entrer en résonance avec elles. En effet les onirons, à l’instar des photons ont des niveaux d’énergie définis et donc des fréquences fixes, ils ne pourront donc être sensibles qu’à certaines gammes d’énergie, donc à des émotions, des états psychiques particuliers, etc. Les onirons sont les constituants fondamentaux des archétypes. Ces derniers sont une agrégation de ces particules, en réponse à l’excitation onirique de la psyché d’un être vivant. Ensuite notre réalité possède trois dimensions d’espace et une dimension de temps, qui sont intimement liés dans ce qui est maintenant appelé l’espace-temps. Alors que l’espace onirique, lui possède six dimensions d’espace et une dimension de temps, au total cet espace comporte sept dimensions, dans lesquelles s’étendent et se déploient les archétypes. Ainsi l’incarnation d’un archétype dans notre système quadridimensionnel prend-elle l’aspect d’une ombre substantielle. De la même manière un archétype peut s’incarner dans une personne, par projection de l’ombre dans le corps. Le temps du rêve s’explique par cette dimension temporelle supplémentaire. Avec cette dernière, rien n’empêche les fantaisies de l’horloge onirique, puisqu’elle est issue de la translation de notre temps avec une autre. Tout cela pourrait n’être que pure spéculation de ma part, pourtant les mythes anciens, les rêves en provenance du passé, les contes, tout cela semble contribuer à renforcer ces hypothèses. Il y est fait également mention de liens avec l’éther fluctuant, qui serait vraisemblablement capable de s’échapper vers ces dimensions supplémentaires, expliquant par la même ses propriétés extraordinaires.

Relisant une dernière fois mes notes, je les ai rangées dans leur pochette dédiée, avant de me glisser enfin dans un édredon bien chaud. J’ai pris une grande inspiration, avant d’éteindre ma lampe de chevet et de me laisser dériver vers les rives du Nyx, où m’attendent les bras accueillants de Morphée. Hélas, ce ne fut pas elle qui l’attendait de l’autre côté du fleuve, mais une ombre qui m’a aussitôt plongé dans les affres d’un cauchemar sans fin. De nouveau devant moi se joue le bal grotesque des masques. Je ne suis plus dans le désert, mais dans une jungle épaisse et sauvage, où ils sont suspendus au bout de lianes. Je… une singe ! Je suis dans la peau d’un singe qui se balance de branches en branches, mais quelque chose m’inquiète… je… je… je suis la proie et derrière tous ces masques se cachent les ombres chasseresses. Je suis acculé. Je saute alors dans un acajou pour me saisir d’une liane, qui rompt aussitôt et m’entraîne dans sa chute. Je suis dans une plaine gelée, les arbres, les broussailles, toute la végétation est prisonnière de la glace et du verglas. Je suis dans un royaume figé par le froid, éternel et sans âme. Je suis un soldat. En face de moi quelqu’un me braque, je m’enfuis en courant et la décharge me fauche un trou béant dans la poitrine. Je le regarde sans comprendre et celui-ci m’aspire. Je suis une souris. Je veux regagner mon terrier. Autour de moi tout n’est que terreur et fumée. Un éclair jaillit. Je suis une fourmi. Je veux sortir de mon nid, mais un voile noir est tombé. Tant pis, je le traverse.

Je… je… je ne suis plus rien, à peine plus qu’une ombre perdue dans une cité d’ombre. Au loin j’aperçois une forme sombre, elle ressemble à une tour, une tour d’ombre ; œuf noir couvé par un oiseau d’ombre. Je cours vers elle, tandis qu’elle se couvre d’étranges iridescences. Elles me donnent l’impression d’une superposition de dizaines d’arc-en-ciel. Je me rapproche, toujours plus près, je suis presque à ses pieds. Soudain l’aura disparaît dévorée par les Ténèbres qui ont tout envahi. Une voix mauvaise et rauque s’est mise à rire :

— Prends garde à ce que je ne te dévore Voyageur ! Ah, ah, ah !

Et j’ai basculé dans le vide, tandis que le ricanement s’éloigne à mesure, jusqu’à ce que je me réveille en sursaut dans mon lit, trempé de sueur, au lieu de rejoindre Nyx, le fleuve de la nuit. Pardon, mais je crains de n’avoir trop pris au pied de la lettre cette expression. Ce n’est pas de gaieté de cœur, mais je ne peux décemment rester dans des draps souillés. Tandis que des images fugitives reviennent me hanter, je me délasse dans une baignoire emplie d’une eau brûlante et mousseuse, où je ne tarde pas à sombrer dans un profond sommeil. Hélas si l’eau chaude est pleine de vertu, ce n’est pas le cas de l’eau gelée, dans laquelle je me suis réveillé plusieurs heures plus tard. Précipitamment je sors de la baignoire glacée, avant de sentir mon nez me piquer et mes poumons se contracter douloureusement. Comme le disait aux grands mots, les grands remèdes. J’attrape en toute hâte une vaste serviette façon éponge, dans laquelle je m’emmitoufle avant de me frictionner vigoureusement. Une fois sec, je coure à la cave, où je m’enferme dans une pièce isolée avec de l’amiante. Comme j’en connais les dangers, aussi ai-je fais installer une pompe pour purifier l’air de la pièce. Une fois à l’intérieur, je referme soigneusement la porte derrière moi, tandis que je m’intériorise. Plongeant dans mon cœur palpitant, je pars en quête de l’Oiseau Tonnerre. Isolé de tout, je ne mets que peu de temps à le retrouver. Alors abandonnant mes sens, je le laisse me posséder. Lentement je sens l’incandescence irradiée mon corps, tandis que jaillit de ma peau un plumage noir, des serres puis un bec acéré. Je suis l’Oiseau Tonnerre, brûlant et incandescent, rugissant et flamboyant, qui explose en une myriade d’étincelles enfiévrées. À présent je ne suis plus qu’un œuf d’ombre, sombre et froid. Il me faut me reposer, tandis que renaissent mon corps et mes sens. Lorsque je rouvre les yeux et qu’à tâtons j’atteins la porte, qui s’ouvre dans un grincement, tout est noir, maculé d’une suie épaisse et grasse, qui bientôt séchera et tombera en une fine poussière noirâtre. Encore une fois balai, pelle et balayette seront les bienvenus. Je me demande parfois s’il ne serait pas judicieux de l’évacuer au-dehors, à l’aide du conduit de ventilation dont je dispose. Au moins ai-je écarté de moi la main glacée de la Camarde. J’en serai certainement quitte pour un bon rhume, au pire une bronchite. Ce n’est là que bagatelle.

Mais ! Mais quelle est donc ce petit tas de cendre, que j’aperçois dans un coin ? Heu, je crains qu’il ne s’agisse des restes de feu ma serviette en tissu d’éponge. Et c’est donc dans le plus simple appareil que je me précipite hors de la cave glaciale, car mes mules s’en sont également allées à l’état de petit tas de cendre dans un coin. Dans la salle de bain, j’enfile un costume de bain, qui à défaut d’être chaud, m’empêche de me refroidir plus encore. Une fois monté dans ma chambre, j’attrape le premier habit de nuit venu et m’attaque à la malaisée tâche de changer mes draps. J’arrache d’un coup violent mon édredon, qu’heureusement j’avais repoussé au pied du lit. J’ôte ensuite la taie de mon polochon, que je jette telle une poupée désarticulée sur le tas de plume. Enfin j’enlève le reste de mes draps, dont je fais un ballot, qui partira sans attendre pour la blanchisserie. Ce qui a tôt fait de me rappeler que je ne suis toujours pas allé récupérer mes autre affaires.

Une demi-heure plus tard, j’ai pu enfin me recoucher et dormir de tout mon saoul. Je me suis alors abîmé dans un sommeil sans vague, ni rivage sur lequel se jetterait le ressac d’un cauchemar, rien qui ne vienne me troubler, si ce n’est-ce petit brin de soleil qui perce par la fenêtre. Un rayon qui perce, puis transperce ma paupière à peine entrouverte. Alors seulement j’émerge enfin de ce sommeil sans fin. Dans le miroir de la salle de bain, je me vois me raser, la lame sure, je ne manque pas de me trancher la gorge. Le sang ne goutte pas, mon rire est écarlate dans le miroir. Où suis-je ? Suis-je de l’autre côté du miroir, la lame tranchant dans le vif. Dans ma main, la lame écarlate, je me suis entaillé la joue et le sang goutte. Lentement je repose le rasoir et délicatement je prends un morceau de coton. Je l’imbibe d’alcool et je le pose sur ma peau. Elle me brûle, je vis. En face mon reflet se rit de moi, sa bouche s’ouvre sur un gouffre noir et rougeoyant. D’un coup de peigne maladroit, j’essaie de mettre un semblant d’ordre improbable dans mes cheveux en bataille. Dans la baignoire, un tas de linge maladroit me rappelle à la discipline :

— Emporte-moi à la blanchisserie… Emporte-moi à la blanchisserie…

Et voilà, voici que j’entends mes draps me parler. Secouant la tête, j’ai regardé mes draps d’un air las, mais entendu.

— Bien sûr, bien sûr. Je vais vous porter à la blanchisserie. Laissez-moi juste le temps de me réveiller et de remettre à leur place mes idées.

— Merci ! Se sont-ils exclamés.

Je ne relève même pas la réponse et poursuis mes ablutions. A peu près présentable, je monte dans la cuisine me préparer un copieux petit déjeuner. Tandis que je mets l’eau à bouillir, je découpe une énorme miche de pain en de dodues tartines, sur lesquelles j’étalerai bientôt une délicieuse couche de beurre frais. Par la fenêtre la ville pétrifiée s’offre à mon regard. Cette nuit, une pluie verglaçante s’est abattue, transformant le quartier en une magnifique cathédrale de verre, fragile et éphémère. Parfois, je me prends à vouloir figer certains de ces instants leur assurant une autre forme d’immortalité. Mais ce faisant, j’ai peur qu’il perde de leur magie, car il celle-ci réside dans la fugacité de leur vie, qui s’incarne dans nos souvenirs. Méditant sur la fugacité du présent et l’éternité du passé, je grignote mes tranches de pain, sirotant un thé des deux Chines. Perdu dans la contemplation du paysage figé dans la glace, j’embrasse l’image pour mieux la capturer et en faire un de ces nombreux lieux, qui compose l’Onirie.

Dix minutes plus tard, je suis dehors, emmitouflé, un ballot de linge sale entre les bras, route pour la boutique de blanchisserie. Dans la rue, je ne croise un fiacre, dont le cocher a le bout du nez bleui par le froid. Pour se réchauffer je l’aperçois qui sort une petite flasque, très certainement du rhum ou un calvados. Certes l’on se réchauffe, mais je ne suis pas certain de la suite de sa conduite. Plus loin, ce sont des enfants qui se cachent derrière des planches jetées négligemment sur le trottoir. Chacun attend que l’autre passe ne serait-ce qu’un mèche pour lui lancer la boule de neige qu’ils ont dans la main. Alors que je les dépasse, j’en aperçois un dissimulé au coin d’une impasse. D’un geste je lui indique où il trouvera ses deux camarades, qui se retrouvent bientôt pris sous un déluge de poudre blanche. Arrivé à bon port, je me garde bien de répondre au regard interrogateur du propriétaire, qui doit trouver étrange que je me déplace de si bon matin avec des draps de chambre.

— Ah, vous venez chercher les vêtements que vous m’aviez déposé la semaine dernière.

— Je viens surtout déposer ceci, mais si mon linge est prêt, je puis naturellement l’emporter avec moi.

— Bien sûr. Ne bougez pas, je vous l’amène.

Se fendant d’un sourire, il s’est éclipsé dans l’arrière de sa boutique, tandis que j’ai préparé un sac de toile.

— Voici. Cela vous fera un franc.

Je lui ai tendu une pièce, puis j’ai échangé mon ballot de linge sale contre mes vêtements blanchis et amidonnés, que j’ai soigneusement mis dans mon sac. Je suis ressorti de la boutique et je suis reparti chez moi. C’est alors que j’ai remarqué une vitrine que j’avais jusqu’à présent complètement occulté. A l’intérieur de grands morceaux cartons collés dessinaient dans un coin la Chambre Jaune de Gaston Leroux avec le corps gisant de Mathilde Stangerson. Ailleurs je devine les falaises d’Étretat et la très fameuse Aiguille Creuse, repère d’Arsène Lupin. Plus loin, une ténébreuse abbaye gothique, il ne peut s’agir que de l’abbaye de Cairfax, refuge du Comte Dracula. Enfin des fonds marins où gît un objet aux allures de céphalopode, à n’en point douter le Nautilus du Capitaine Némo, dans 20,000 lieues sous les mers. Il y en a d’autre, mais je ne les connais, tel ce tripode géant en métal. Au-dessus une enseigne proclame : Librairie — La Compagnie des Plumes — Papeterie. Jetant un coup d’œil derrière ces collages, j’aperçois des murs, là où ils restent encore de la place, couverts de panneaux faits de collages illustrant les romans feuilletons populaires du moment. Entre, d’immenses étagères supportent difficilement les rangs serrés des livres. Curieux, j’entre dans la boutique où je musarde à la recherche d’auteurs qui me sont connus. Je retrouve Mary Shelley avec le baron Von Frankenstein, les Contes Macabres d’Edgar Allan Poe, la Vénus d’Ille de Prosper Mérimée, le Roman de la Momie Théophile Gautier, Georges Sand, etc.… Je muse encore çà et là, lorsque je tombe en arrêt devant un assortiment de crayon mine de plomb, dont j’ignorai que la gamme pouvait être aussi vaste. A côté, une théorie de carnet et de feuilles tout entière dédiée au dessin, pique ma curiosité.

— Puis-je vous aider ?

Était-ce le génie de la librairie qui s’est exprimé ainsi, car je n’ai pas vu âme qui vive autour de moi. Soudain, comme par magie, un homme a surgi de derrière un panneau, où s’étalait en énormes lettres rouges : La Guerre des Mondes ; Herbert Georges Wells. Tirage de luxe, illustré de la main de l’auteur. Mon interlocuteur n’était pas très grand, je le dépassais de deux bonnes têtes. Mais étant moi-même plus grand que la plupart de mes contemporains, cet adjectif n’était certainement pas approprié. Il était assez trapu, un visage jovial où s’étirait un immense sourire au milieu de ridules. Sur sa tête s’égaillait une folle chevelure poivre et sel, qui retombait en cascade sur ses épaules. Un instant j’ai cru qu’il avait revêtu l’une de ses fameuses perruques, qu’affectionnait la noblesse d’avant la Révolution. Mais non ces cheveux étaient tout ce qu’il y avait de plus naturel. J’ai failli éclaté de rire quand j’ai superposé l’image d’un mouton, dont la toison aurait eu la même couleur, sur celle de mon interlocuteur. Refrénant le rire bêlant qui m’est monté aux lèvres, je lui ai benoîtement formulé ma question :

— Excusez-moi, mais quelle est la différence entre tous ces crayons ? À quoi corresponde ces chiffres et ces lettres.

— La différence entre les crayons tient à leur dureté, à leur teneur en argile et graphite. La lettre H correspond à des crayons dur, qui ont une haute teneur en graphite. Le B correspond à des crayons gras, dont la teneur en argile sera élevé. Plus le chiffre est grand, plus le crayon sera gras. Selon que voulez faire du croquis ou du dessin d’architecture, vous aurez des besoins différents. Que souhaitez-vous faire ?

Je lui ai alors expliqué par le menu mes envies, insistant que je n’avais pas tenu de crayon depuis plus de vingt années. Il hochait de temps à autre la tête, ses sourcils faisaient pendant ce temps de curieux circonflexes.

— Commencez donc par vous familiariser avec une pointe intermédiaire. Quand vous en aurez la maîtrise, revenez me voir et vous me direz vers quelle teinte vous vous orientez.

— Ah et prenez ceci ! A-t-il ajouté en me tendant un carnet de croquis.

Je l’ai examiné. À l’intérieur des feuilles épaisses, au grain délicat et silencieux. C’est à peine si j’entends le tracé de la mine dessus. J’ai pris plusieurs mines, une lame pour les tailler et finalement le carnet. Mais au moment de régler mon achat, je lui ai demandé :

— Pourriez-vous ajouter un exemplaire de la Guerre des Mondes ?

— Mais bien sûr !

Il est revenu avec l’un des précieux exemplaires et me l’a tendu. Sur la couverture en cuir, en lettres dorées, le nom de l’auteur et le titre. En dessous une illustration dessine un cratère d’impact, d’où émerge la pointe d’un cylindre de métal argenté et quelques tentacules marrons. Je feuillette l’ouvrage quelques instants l’ouvrage, m’arrêtant çà et là, au gré des dessins ou des titres. Au fond je sais que je vais faire un achat déraisonnable, car je suis sûr que ce livre existe dans une édition moins luxueuse. Factuellement, je lui en ai demandé le prix. En l’entendant je faillis faire un bond, songeant intérieurement au peu de personnes qui pourrait s’offrir pareil luxe. Heureusement que le prix des romans feuilletons est nettement plus raisonnable et puis le propre du luxe est de ne pas être accessible à tous. C’est une folie que de l’acheter, mais de temps à autre, pourquoi ne pas se permettre un cadeau.

— Très bien je vous le prends également.

— Cela vous fera donc 12 francs et 73 centimes.

Je lui ai donné un billet de 20 francs.

— Voici votre monnaie monsieur. Au revoir ! Bonne journée !

Je l’ai remercié, puis je me suis éclipsé hors de sa boutique pour m’en retourner chez moi, lesté de quelques achats imprévus. De retour chez moi, j’ai immédiatement rangé mon linge propre dans ses lieux d’aisance. L’esprit clair, je me suis ensuite installé à la fenêtre de ma cuisine le crayon et le carnet à la main. Mais rien ne sortait, je suis simplement resté impassible devant la vitre, à contempler le quartier figé dans l’éternité glacée. En même temps que je m’imprégnais de ces visions de la ville prisonnière, je me remémore les notes prises hier soir. Quelque chose me chiffonne depuis quelque temps. Ce ne pourrait être qu’un détail, s’il ne s’agissait du cœur même de cette affaire. S’agit-il vraiment d’un vol ? Cette intrusion de tous ces masques dans notre réalité a tout de l’allure d’une fuite devant un danger et non d’un banal « enlèvement ». Je me demande si en s’incarnant ainsi, cet archétype ne chercherait pas à se dissimuler aux yeux de quelqu’un d’autre. Et puis de quel archétype s’agit-il et à qui appartient-il ? Certes son apparence pourrait m’orienter vers l’archétype de la Persona, mais je sais bien que l’habit ne fait pas le moine. Cependant, que me revienne les mots de C.G. Jung :

« Les archétypes sont caractérisés fondamentalement par le fait qu’ils unissent un symbole avec une émotion, ce faisant, ils sont des « potentiels d’énergie psychique » constitutifs de toute activité humaine et orientant la libido. Les archétypes incarnent ainsi, dans l’espace mental, des dépôts permanents d’expériences continuellement répétées au cours des générations. »

Ne devrais-je pas alors me plonger dans son incarnation actuelle pour y découvrir des indices sur la personne qui l’a façonné et de quoi il est constitué ? De le même manière que nos savants explorent le monde par ses reflets dans leurs instruments, je serai très certainement en mesure de reconstruire cet être, au travers de son miroir archétypal. Maintenant il est temps pour moi de me rendre au musée du Louvre. Je ne pense pas que l’entrée sera interdite au public, tout au plus auront-ils peut-être fermés certains ailes. M’habillant pour la circonstance, c’est-à-dire canne, haut de forme, écharpe et gabardine, je sors très vite de mon pavillon, le cœur ragaillardi par mes conclusions. Je n’ai surtout pas omis de prendre les carnets de madame Obligay avec moi, ainsi que le reste de mon attirail littéraire. Ils sont glissés dans une vieille serviette en cuir, exhumé de dessous mon lit. Oh oui, je peux le reconnaître, Ali Baba serait bien loin d’être le dernier à y trouver son bonheur.

Dans la rue, il me semble que la couche de neige se fait moins épaisse et, comme pour confirmer mes dires, j’aperçois de petits ruisseaux qui creusent leur sillon dans la couche tendre et blanche, charriant des flots de cristaux vers les caniveaux. Parfois flotte une motte de neige, miniature d’iceberg, qui se dissout à mesure de son périple. Mais voici que j’arrive à ma station et je dois délaisser les rivières gelées, au profit du trolleybus qui s’annonce. Je monte et me laisse porter par le courant éthéré du véhicule fendant la ville encore prisonnière de sa conque de glace. Ainsi emporté jusqu’à la porte de Vanves, je rêve d’une cité de vif-argent figé à jamais dans le temps. Je n’en distingue que les contours au travers des congères tombées pendant la nuit sur la ville endormie. J’aperçois des tours resplendissantes, des maisons d’albâtre et des remparts de marbre sans doute le palais enchanté et son village argenté. Hélas nous arrivons au terminus, je ne puis poursuivre plus en avant ma quête dans cette cité éternelle et mon esprit se retire attristé. Cependant je ne sais quel chemin emprunté pour me rendre au Palais du Louvre. Avisant le conducteur fumant sa pipe sur le trottoir, je m’approche de lui, une curieuse odeur flotte autour de lui, mélange de verveine et de citronnier :

— Excusez-moi ! Je désire me rendre au Louvre, quel est le moyen le plus simple pour s’y rendre ?

— Ah ! Le palais du Louvre ! Avec ce temps, le mieux que vous ayez à faire, c’est de prendre le métropolitain jusqu’aux Halles du Châtelet, puis changer en direction de la porte Maillot. Ensuite, vous descendrez à la station Palais Royal, mon Prince.

— Merci pour votre aide.

Puis je suis parti vers la plus proche entrée souterraine. J’ai pris un coupon auprès d’un guichetier, peu aimable de surcroît. Près du quai le poinçonneur me l’a perforé et rendu, tandis qu’est arrivé la rame en bois du métropolitain, dans un silence relatif. Les systèmes de roulement pneumatiques et de roues en caoutchouc sont véritablement une merveille, remplaçant très avantageusement les roues en métal. Hélas cette modernisation s’était accompagnée d’une automatisation des portes, qui ont fait disparaître les employés dédiés à leur fermeture. Chaque fois qu’il m’était donné de voir le remplacement d’un homme par une machine, au nom d’un certain confort, je ne peux m’empêcher de réfléchir à ce qu’il nous arriverait, nous humanité, le jour où les machines nous aurons complètement remplacé. Quelle sera alors notre place ? Déjà se profilent de nouvelles générations de machine de Babbage voit le jour, plus rapides et plus petites. De plus beaucoup de prophètes scientistes nous annoncent déjà la naissance de machines plus intelligentes que nous. Mais à moins que celle-ci ne se résume à de simples calculs, aussi complexes soient-ils, je doute que ces objets puissent effleurer un jour toutes ses autres facettes… Que je sache personne n’a jamais su définir ce qu’est l’intelligence. Fermons donc cette parenthèse philosophique, car voilà que se profile à l’horizon ma station.

Je suis toujours aussi autant fasciné de voir surgir ce point lumineux dévoré ce couloir d’obscurité, puis grandir jusqu’à la démesure, lorsque nous entrons dans la station. Descendu de la rame, je la traverse à grandes enjambées sans prêter la moindre attention aux réclames qui maculent les murs. Néanmoins l’une d’elle arrive à me retenir, même si je ne la goûte guère. Une femme blonde sur un fond noir lève les yeux au ciel, sa peau plus lisse que celle d’un bébé lui donne un air extatique. Sous elle, un pot de crème à demi ouvert d’où s’échappe un voile luminescent qui enveloppe la jeune femme d’une clarté éthérée. En dessous le slogan Crème Ho-Radia renforcé à l’Éther Fluctuant pour rajeunir votre peau. Les techniciens et officiers qui ont travaillé au projet Persona apprécieront. Hors de la station, je fais enfin face à l’imposant palais reconverti, depuis le règne du premier Napoléon, en musée national des arts et en centre universitaire dédié à l’Histoire. M’avançant sous l’imposant porche, je débouche sur la grande cour intérieure, où d’imposant travaux ont lieux pour y édifier un pyramide de verre et d’acier. Ce mouvement doit ancrer le passé dans l’avenir, par le mariage de la pyramide d’Égypte avec les matériaux les plus modernes. Je demeure pour le moins circonspect en la matière, m’interrogeant sur l’esthétique et l’harmonie de l’ensemble. Et ce ne sont pas les miniatures offertes aux vus et aux sus de tout le monde, qui m’en donne le meilleur aperçu. Alors que je philosophe, j’aperçois enfin ce que je suis venu chercher, la file d’attente. Je suis un peu étonné, car elle s’étire sur plusieurs dizaines de mètres. Je ne pensais pas que des œuvres défigurées attireraient autant de monde. Je prendrai simplement mon mal en patience. Dans la queue, je me revois marcher dans la rue, longeant les fines rigoles creusés par la neige fondue dans la couche satinée et glacée de l’empire glacé. Elles me font penser à nos vies, qui sans cesse se renouvelle et change, sans jamais disparaître. Je vois également le temps. Le temps qui passe insondable et insaisissable, toujours manquant, toujours présent. Ce sont les Rivières du Temps :

La vie est pareille à une rivière de neige, éphémère et singulière

Elle est ce ruisseau chantant, qui charrie les instants présents

Flocons blancs du passé, porteur des souvenirs et gardiens des événements

Vous vous glissez dans les rivières du passé, grand-mère

De tous les fleuves futurs qui creuse le canyon du temps

En cet instant, je vous vois fondre et vous fondre dans l’océan du présent

Flaque de temps, dont on ne sait jusqu’où elle s’étend

De l’infiniment petit, à l’infiniment grand

Où arrêteras-tu, ô temps, ta course infinie dans les temps

A jamais, tu charries toutes ces vies, pareils à des cristaux de temps

Qui, à mesure que se réchauffe leurs cœurs, se subliment dans la marée du temps

Ces vies qui veulent te saisir et te chérir, ô temps

Ô toi être indolent qui vois défiler nos vies à l’infini

Laisses-nous te cueillir et nous enrichir de ton présent.

C’est une sensation nouvelle qui m’envahit et c’est avec un égal plaisir que je sens ma main, libre, courir guidant la plume sur une feuille de papier vierge de toute écriture. Sans même prendre garde, j’ai suivi la foule, alors que mon esprit s’évadait le temps d’écrire un poème. Je ne suis plus qu’à une dizaine de mètres des guichets disposés dans l’aile est du palais. Une demi-heure plus tard, j’ai obtenu le précieux sésame, pour ce qui est un cousin peu éloigné de la caverne des 40 voleurs. Alors que je tiens entre mes mains mon billet d’entrée, je ne sais par où commencer ma visite et je n’ai guère l’intention de suivre le troupeau bêlant. Me détournant de la foule vorace, je gagne les ailes désertes du musée, où errent telles des âmes en peine de rares gardiens à la mine déconfit. Évidement les gens auront délaissé les lieux dépourvus de toutes manifestations oniriques. Petite souris, je muse dans les salles désertes mais richement décorées. Par ailleurs, je suis loin de bouder mon plaisir, car loin de la masse compacte, je goûte aux trésors et aux esthétiques des temps passés. Ici ce sont de magnifiques pièces d’orfèvrerie ciselées avec minutie, bestiaires mythiques des anciennes civilisations celtes. Un peu plus loin, ce sont des céramiques grecques qui forcent mon admiration, ainsi que la pièce maîtresse de la collection égyptienne, la pierre de Rosette, grâce à la laquelle Jean-François Champollion a déchiffré les hiéroglyphes égyptiens.

Cependant j’arrive devant l’une des plus belles sculptures de la Grèce antique, qui nous soit parvenue : la Vénus de Milo. Bien qu’il lui manque ses bras, je les imagine sans peine, me demandant par la même si elle n’est l’œuvre de Pygmalion lui-même. Cette statue, dont les traits et la beauté paraissent fades à bon nombre de mes contemporains, me fascine tant elle me semble vivante. A la voir ainsi, je devine presque le lent balancement de ses bras et de ses hanches, ses jambes se mariant avec les l’élégance des chants qui retentissent. Longtemps je reste à la contempler, mais elle reste là, impassible, prisonnière de sa prison de chair. Alors à contre-cœur, je m’éloigne, l’abandonnant à l’éternité de son immortalité, vers une salle dont la porte à demi entrouverte laisse s’échapper des mots à demi étouffés. Jetant un coup d’œil à l’intérieur, j’aperçois quelques personnes en plein conciliabule, entourant d’étranges instruments. Je reconnais parmi elles les Curie mère et fille, Frédéric Joliot, sûrement les conservateurs du musée et d’autres qui me sont complètement inconnus. Au fond de la pièce, un tableau que je suis bien en peine d’identifier, mais pas une porte dérobée, que je connais bien pour l’avoir emprunté il y a bien des années maintenant. Hé oui, le Louvre regorge ainsi de très nombreux passages dérobés, qui ont aussi bien servi pour la fuite, que pour des écoutes indiscrètes. En silence, je me retire de l’embrasure, tout en m’assurant que personne ne rôde dans les parages. Je m’engage alors dans un couloir sombre et désert, où je compte méticuleusement les panneaux peints de fresques licencieuses ou de scènes de chasse. Je m’arrête devant le septième, dont j’effleure la surface, jusqu’à sentir un léger courant d’air. Cela me rappelle l’une des toutes premières visites que j’ai faite de ce musée étant enfant. Un vieux gardien, aux yeux pétillants de malice et surtout bien au fait de tous les secrets de ces lieux, avait profité de l’occasion pour nous les transmettre, sans deviner que des années plus tard je m’en souviendrai. J’ai lentement promené ma main sur les moulures, quand soudain un petit déclic se fit entendre. Le panneau pivota alors sur lui-même, dévoilant un couloir noir d’encre, où seuls perlaient deux yeux de lumière. Guidé par ces derniers, je m’avance vers eux tandis que me parviennent des éclats de voix étouffés par les murs. J’ai la curieuse sensation de tourner en rond alors que le couloir ne devrait être droit. Sans doute est-ce due à la lenteur de mon pas dans l’obscurité moite. Petit à petit les yeux grossissent, jusqu’à devenir deux magnifiques billes de cristal, où se plonge avec régal le regard. De l’autre côté le conciliabule se poursuit, ignorant de ma présence. Rassuré, je m’approche de la paroi et je jette ma curiosité dans la salle. D’où je suis, j’embrasse la totalité de la pièce et de ses sujets.

C’est une salle assez spacieuse, un cabinet de secrétaire, peut-être le cabinet noir. Au plafond, une grande fresque illustre le printemps et la renaissance. Sur les murs de vastes tapisseries se déroulent en des cascades de couleurs sobres et pastels. Je m’attends presque à voir au sol une mare en trompe-l’œil, mais ce n’est qu’un honnête parquet en chêne. Au fond, quelqu’un a fermé la porte. Près de la fenêtre, un appareil complexe trône. Une boîte sur un trépied avec un objectif en cuivre, d’où s’échappent des serpents de cuivre et de cuir, qui s’enfuient par la fenêtre ouverte. Un choix judicieux s’il en ait, car elle donne sur une petite cour où nul visiteur ne peut se rendre. L’une des nombreuses bizarreries architecturales de ces lieux. Je remarque, chaque fois que les voix se taisent, un léger bourdonnement. Un courant qui passerait dans un oscillateur électrique, ainsi qu’en font la démonstration les sociétés savantes au Palais de la Découverte. J’essaie de deviner la fonction de cet étrange appareil, dont l’œil noir fixe la portion de mur derrière laquelle je me dissimule. Un soufflet de métal se déploie derrière la lentille, lequel se place devant une plaque, que je suppose de métal supportant une surface sensible. Quelqu’un l’enlève à l’aide d’une pince et autant que je puisse en juger celle-ci semble extrêmement fragile, vu la manière dont elle est manipulée. Je l’aperçois qui la glisse ensuite dans un écrin, que je devine plombé, car la personne, qui l’a ouverte, due s’y prendre à plusieurs fois avant de pouvoir le soulever. Autour je vois s’agiter une foule… oui une foule ! Comment est-ce possible, plus tôt je n’avais pas compté plus d’une demi-douzaine de personnes. Et voilà, que j’en vois le double, voire plus ! Que se passe-t-il donc ici ? Quelle est donc cette tromperie ? Qui donc peut s’amuser à se jouer de mes sens ? Alors que je suis perdu dans mes réflexions, quelques bribes de conversations me parviennent :

— Rêve… une ou deux.

— Oui, la pl… doit… biliser… V… com… est sensi…

— Et qu…-t-on du… type.

— Lui… ici… a… ec… l’é… ve.

Ah ! Je n’entends que des fragments de mots, bribes dérisoires et presque inaudibles. Cependant, j’ai la certitude qu’il s’agit bien d’une expérience photographique, même si elle est d’un genre un peu particulier. Hélas, je n’ai pu saisir le nom exacte de l’épreuve. Est-ce un daguerréotype, ou…, à moins que mon ouïe ne m’illusionne, est-ce un delanotype ? Bien sûr, j’apprécierai de pouvoir me rapprocher de ces personnes, afin de progresser dans mon enquête. Le plus délicat serait alors d’en dire le moins possible sur mes motivations. Je ne tiens pas à devenir un de leur cobaye. Replongeant dans les yeux de cristal, tout le monde a disparu, à l’exception d’un cornu ventru qui sautille avant de disparaître derrière la porte, qui se ferme. Un cornu ventru… et pourquoi pas le cardinal de Richelieu en danseuse étoile du ballet du Bolchoï. Je me retire interrogatif, avant de m’en retourner vers l’obscur couloir, d’où je pourrai ensuite gagner la salle. Dans le couloir, assombri du coucher du soleil, je retrouve sans trop de difficultés mon chemin et bientôt je suis devant le fameux cabinet. J’écoute attentivement, aucune voix ne perce. Néanmoins, je n’ose me saisir de la poignée, l’abaisser et entrer.

Au bout de combien de temps ai-je tourné le bouton de porcelaine doré ? Aucune idée, mais ce que j’y ai découvert m’a tout simplement stupéfié. En face de moi, la porte par laquelle s’est échappée le cornu. Au milieu un appareil photographique, d’où s’échappent de monstrueux tuyaux de cuir. L’un d’entre eux m’intrigue particulièrement, car il est blanc de givre J’ai envie de l’examiner de plus près, mais ce qu’il tient en respect me heurte trop pour que j’esquisse la moindre intention. Cela ne se peut tout simplement, ou…

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Un procès sous le sceau du secret ?

Doit-on s’attendre à de nouvelles révélations fracassantes dans le procès, dit de la Sorbonne. Après plusieurs semaines de tractations intensives, les juges Lefort et Guilladet, fautes d’accusés et même de témoins, ont failli ajourner le procès et classer l’affaire sans suite. Seulement en ce jeudi 23 septembre 1923, suite à la parution d’un article dans le journal la Science et la Vie, un témoin a accepté de venir déposer, à la condition que son identité soit préservée. Les juges ont alors accepté ses conditions et sa déposition s’est effectuée sous le sceau du secret. D’après nos sources, il serait un fonctionnaire de la Grande Muette, expliquant par là les raison de huis-clos. Malgré les pressions exercées par le Palais de l’Élysée pour étouffer les suites de ce procès, la justice n’en poursuit pas moins sa marche et, une fois n’est pas coutume, fait preuve d’indépendance. En fait le scandale est bien trop important, les marges de manœuvre du gouvernement impériales s’en trouvent fort réduite. Aussi préfère-t-il montrer l’image d’une justice impartiale et neutre, laissant ainsi muet ses détracteurs.

De ce que les juges ont laissé filtrer deux informations sont à retenir : le témoignage de cette personne accrédite la thèse développée par le journal la Science et la Vie. Secondement le savant et spirite Gabriel Delanne aurait été victime d’un grave attentat à l’encontre de sa personne. Cependant, il se serait tu sur l’identité de l’agresseur, à moins que les juges ne l’aient gardé pour eux, en vue d’une enquête plus approfondie.

Le Petit Indépendant

24 septembre 1923


Texte publié par Diogene, 11 mars 2015 à 21h54
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tome 1, Chapitre 9 « Une Ombre au Palais » tome 1, Chapitre 9
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