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tome 3, Chapitre 19 « Chapitre 10 - Le Double et l'Ombre » tome 3, Chapitre 19

On m’accuse d’avoir assassiné des gens parce que ces gens ont disparu. La plupart étaient fâchés contre leur famille. Ils sont partis quelque part et n’ont, certes, aucun souci de venir se jeter au milieu d’une pareille affaire de justice, aucun souci de venir se jeter au milieu d’une pareille affaire de justice. Qu’on me laisse libre et je les trouverai ! On m’accuse d’avoir eu plusieurs maîtresses, dix, je crois. Regardez-moi et regardez ma tête avec ses bosses. Tout ceci est tellement bête, qu’après m’être expliqué plusieurs fois, mais toujours vainement, j’ai résolu de ne plus répondre. J’aurai commis ces abominations pour voler mes victimes : leur voler quoi ? Elles n’avaient que des valeurs russes et leurs meubles étaient de bois blanc !

Ah ! Quand je songe à la crise du papier et à la sottise de toutes ces paperasses !

Henri Désiré Verdoux

Lettre à messieurs Rabinovitch, de Fursac et Vallon

— Un souvenir ?

Ma voix manque de souffle ; autour de moi, les murs lépreux, le corridor éclairé par de falotes lanternes disparaissent, de même que la galerie de portraits qui, à sa manière, narraient les fragments d’une vie entière. Soudain, un vent puissant me fouette le visage. Je pense à la mer et à son rivage de sable noir, toutefois je ne goûte ni les embruns ni le parfum métallique de l’iode. En fait, nous sommes sur le toit d’un immeuble que je sais haussmannien sans jamais en avoir aperçu la façade. Dans les arrières, je devine la silhouette ombrageuse d’une serre dont les arceaux d’acier gris renvoient les éclats d’une lumière artificielle. Dans le ciel, ni lune ni étoiles ne sont visibles, occultées qu’elles sont par une épaisse brume. Je jurerai que nous ne sommes plus au bord ce singulier océan, pourtant il me semble toujours entendre le ressac des vagues sur les flancs des éperons rocheux qui affleuraient sur la grève. À quelques pas de là, l’enfant me fixe, indéchiffrable. Il ne s’est pas départi de son sourire, mais son regard est toujours aussi énigmatique. Cependant, quelque chose m’intrigue. Mon esprit se jouerait-il de moi, car l’enfant me paraît tout à coup plus petit, non rajeuni, mais seulement rétréci. Derrière lui, en retrait dans un recoin préservé par l’obscurité, une silhouette bouge ; j’entends le froufroutement d’un pantalon de velours, le bruissement de la feutrine sur un tissu de lin. Enveloppée dans une cape de laine pourpre, elle s’avance sans un bruit ; un haut-de-forme habille son crâne et des lunettes fumées dissimulent ses yeux. Entre ses mains, elle tient un lourd flacon de cristal qu’elle pose sur un petit guéridon avant de la déboucher. Toujours silencieuse, elle en hume les arômes qui s’en échappe puis, dédaigneuse, le referme et le délaisse. De ma taille, ce qui ne manque pas de me surprendre, son visage me rappelle celui de monsieur Jack, si ce n’était ses traits qui me paraissent plus durs et plus sévères.

— C’est juste, nous préférons le thé, susurre-t-il d’un ton amusé.

Mutique, je relève l’emploi de la première personne du pluriel. À qui s’adresse donc ce nous ? À lui-même ? Ou bien, à ma personne et à la sienne ? Suspicieux, je l’observe, pris d’un étrange sentiment de malaise. Ce n’est pas monsieur Jack qui se tient en face de moi, non plus que l’homme assis sous une glycine. ; il n’est pas eux et ils sont lui. Soudain, de ses mains, jaillit une théière ventrue d’où s’échappe un mince filet de fumée.

— Argousier et thé vert, annonce-t-il d’un air gourmand, cependant qu’il produit un jeu de tasses dont s’empare aussitôt l’enfant.

À la manière d’une pantomime, ils évoluent dans une mouvance claire obscure, au sein de laquelle je devine les formes dessinées d’un salon accompagné de ses fauteuils, au-dessus duquel se dresserait une haie taillée au cordeau. Occupés qu’ils sont, je m’en désintéresse et marche en direction du garde-fou. Surplombant un abysse de noirceur que nulle lumière ne perce, mon regard erre à l’horizon tandis que je crois apercevoir une silhouette aussi familière qu’inattendue ; une vénérable dame de fer. Cependant à mesure que mes yeux s’habituent, je me rends compte de mon erreur. Ce n’est pas une fosse ou un abîme qui s’étend à mes pieds, mais l’image en négatif de la rue, ainsi que du reste de la ville : les creux sont remplis par des pleins, les pleins par des vides ; seule la terrasse où nous évoluons est épargnée par le singulier phénomène. Derrière moi, l’enfant et l’ombre s’agitent, mais je ne leur prête aucune attention, attiré par la vision qui me paraît par trop familière, sans que je fusse capable de me l’expliquer. Est-ce moi qui ai vu ainsi la ville ou l’ai-je vu par les yeux de quelqu’un d’autre ? Comme s’il avait lu dans mes pensées, l’homme au visage mosaïque me tend une tasse brûlante, à l’intérieur de laquelle tournoie un liquide aux reflets mordorés.

— Bois, Alvaro ! m’ordonne-t-il d’une voix douce. Tu souhaites me poser des questions. J’y répondrai, car tu es prêt.

Je ne dis rien, incapable de me détacher de son regard magnétique ; de la faïence s’échappe à présent des humeurs colorées.

— De l’éther fluctuant, murmuré-je.

Mon hôte ne répond pas et se contente de sourire d’un air entendu.

— Qui sait.

Aériens, ses mots se perdent dans les ténèbres qui nous entourent. Se moque-t-il de moi ? Irrité, je l’ignore et reporte mon attention sur le paysage fluctuant. La dame de fer est toujours là ; en contrebas, la rue a cédé la place à une forêt luxuriante traversée par un sentier sombre et sinueux. À l’orée, une silhouette assise sur un tronc me salue d’un air entendu, cependant que me reviennent en mémoire des visions dont j’ai peine à croire qu’elles fussent les miennes. Furieux, je me tourne vers mon hôte qui n’est toujours pas départi de son sourire.

— Pourquoi cette comédie ? Pourquoi cette mise en scène ? m’écrié-je, alors mon esprit chavire et que la nausée me gagne.

Titubant, je le harangue, cependant que je laisse exploser une colère inexpliquée.

— Le docteur Bleuler, qui suis ma femme pour ses troubles, m’a confié une enquête. Quelle enquête ! ragé-je. Un établissement dédié au stupre et à la luxure ! Une maison close ! Voilà, il m’a conduit ! Dans un lieu de débauche ! La tenancière, madame Claude, m’a présenté un certain monsieur Schulmeister, dont je n’ai pas saisi s’il était maître-espion à la solde de l’empire, ou bien mercenaire dont la loyauté irait à celui qui garnira le mieux sa bourse.

Sincère, mon hôte me dévisage d’un air tragique.

— Et… m’emporté-je.

Hélas, je perds le fil, mes pensées se délitent et bientôt mes idées que ne sont plus que brume et fumée.

— Je… je…

Les mots eux-mêmes se vident de leur substance et ils ne sont plus que des sons dépourvus de sens. Devant moi, se dresse un autre moi, ricanant, une lame sanglante entre les doigts ; à ses pieds, monsieur Schulmeister la gorge tranchée, un médecin au nom invraisemblable semble observé la scène avec détachement.

— Bois ! me lance le médecin, le regard tourné vers le cadavre gisant.

— Bois ! ricane monsieur Schulmeister.

— Bois ! m’enjoint l’enfant.

— Bois ! insiste l’homme mosaïque.

Sous mes pieds, le sol s’ouvre tandis que j’entends le grondement des pierres qui tombent et qui roulent. Inexpressif, mon hôte me fixe.

— Où sont passées vos émotions ? Vos sentiments ? lui balancé-je, mauvais, l’estomac au bord des lèvres.

— Mes sentiments ? Mes émotions ? me rétorque-t-il, réfugié derrière un masque de neutralité factice.

Dans le firmament, la brume achève de se dissiper et dévoile une lune teintée d’écarlate dévorée par une ombre grandissante.

— Il te faut boire, Alvaro !

— Pourquoi ? hoqueté-je.

Nos regards se croisent, au fond de ses prunelles scintille une lueur inquiète.

— La réponse est dans cette tasse, me murmure-t-il.

Les yeux baissés, je contemple les fluctuations oniriques du liquide qui passe du doré le plus éblouissant au gris le plus terne, en passant par des mauves du plus mauvais goût.

— Vous ne me répondez pas, car vous n’en avez pas le droit, ou alors est-ce à moi de le découvrir ?

La mine contrite, il ne me quitte pas du regard, mais ne me répond pas. Entre mes doigts, la tasse se réchauffe inexplicablement, jusqu’à en devenir presque brûlante. Attentif, j’observe mon reflet dans l’infusion. Ce n’est plus un enfant ni même un adolescent, ou même un jeune homme, plutôt un homme mûr qui n’aurait pas tout à fait tourné la page de sa jeunesse, comme s’il hésitait encore entre deux chemins.

— Vous m’avez promis de répondre à toutes mes interrogations, car je suis prêt. Néanmoins, en cet instant, vous vous dérobez. Pourquoi ?

Un sourire entendu étire soudain ses lèvres comme un rire s’en échappe.

— L’aurais-tu oublié, Alvaro. Je t’ai expliqué que je n’éclairerai ta lanterne qu’une fois que tu auras bu le contenu de cette tasse.

— Ce n’est la seule raison, n’est-ce pas ? marmonné-je, le visage penché sur mon reflet.

Trouble, il se dédouble, se déforme, s’efface, se dissout dans les humeurs colorées. À la place, je revois Spegbarn. Habillé d’un halo lumineux, il me tend une figure. La mienne ? Je l’ignore. Car n’en ai-je jamais possédé un ?

— Non, en effet, murmure-t-il dans un demi-sourire. Cependant, je ne te forcerai pas la main.

— Forcer ! ris-je. Alors pourquoi m’ordonner, si vous insinuez que j’ai le choix d’accepter ou non ?

Dans le ciel, la lune cyclopéenne contemple indifférente notre joute verbale, cependant qu’une ombre la dévore.

— Pourquoi m’obstiner à vous interroger, puisque vous ne me répondrez pas ? ricané-je, désabusé, comme je porte la tasse à mes lèvres.

Mais à peine en a-t-il effleuré la surface du breuvage qu’il se fige. Ses yeux vitreux fixent le vide ; dans leur reflet j’aperçois Spegbarn, Spegbarn l’enfant miroir ainsi que lui aura narré celui qu’il nomme Monsieur Jack.

— En avais-tu le droit ? me questionne l’enfant, assis derrière moi.

Je ne réponds pas, je préfère garder encore quelques instants le silence.

— Je ne lui ai pas forcé la main, je nous ai seulement précipités, car le temps nous manque.

Étonné, il me fixe de ce regard si énigmatique, où se mêle la curiosité, la colère, la tristesse ; l’ironie, puis il croise les bras et s’en désintéresse.

— Ainsi, tu supputes qu’il eût, en quelques manières que ce fût, accepté, lance-t-il tandis qu’il déguste son infusion.

— Aurais-tu du sucre, par hasard ? Le goût du thé est vraiment trop fort, ajoute-t-il, sautant du coq à l’âne.

— C’est mauvais pour les dents, lui rétorqué-je aussitôt.

Pour toute réponse, il hausse les épaules et tourne sa figure vers le ciel, où la lune n’est plus qu’un mince croissant rougeoyant. Bientôt, l’ombre l’aura dévorée et elle ne réapparaîtra plus.

— Toutefois, tu ne m’as toujours pas expliqué pourquoi tu supposes son tacite consentement.

— Non. Néanmoins, tu les auras en même que lui, lorsqu’il se sera éveillé.

— Pourtant…

Mais l’enfant n’achève pas sa phrase et secoue la tête tristement.

— Pourquoi suis-je ici ? s’interroge-t-il à voix haute.

— Sûrement, parce qu’il ne peut en être autrement. Tu es tout le monde et personne, tu n’es nulle part en tous les endroits à la fois et des choses, des faits t’échappes encore ; tu veux comprendre.

Stoïque, il ne dit rien, mais reporte son attention sur mon compagnon. Raide, il n’a pas bougé d’un pouce ; il tient toujours sa tasse à hauteur de ses lèvres. Je m’apprête à la lui ôter, mais je renonce ; il n’est pas un outil, encore moins un objet. Je comprends sa colère, son inquiétude, ses questionnements ; il ne pourrait en être autrement. Monsieur Jack, l’enquête pour le compte du Docteur Bleuler, la rencontre avec monsieur Schulmeister, ou encore avec le Docteur Siunneciva ; tout n’était qu’un paravent pour le protéger de la vérité. Au firmament, la lune n’est plus ; elle n’est plus que l’ombre de celle qu’elle fut et bientôt elle déployera son œil et accomplira sa métamorphose.

L’homme mosaïque ne bouge plus. Immobile, ses lèvres sont entrouvertes, mais aucun son ne me parvient plus. Derrière lui, l’enfant demeure également figé. Ainsi pétrifié, je pense à Orphée aux enfers à la recherche de son Eurydice. Est-ce l’effet de l’éther fluctuant ? Dans le ciel, la lune n’est plus qu’un mince croissant rougissant qui illumine des étoiles falotes. Du bout des doigts, je me saisis de la cuillère en argent, posée sur le bord de ma soucoupe ; elle paraît si lourde. Bois ! murmure une voix autour de moi. Pourquoi ? m’entends-je répondre un ton plus bas. Aucun de mes compagnons ne bouge ; immobiles, il me rappelle des statues de cire.

Loki se perche sur mon épaule ; dans le ciel, la lune a disparu et accompli sa métamorphose. Il me fixe, un air triste dans le regard ; à côté, l’enfant l’observe, circonspect. Je souris, mais c’est un sourire sans envie, de circonstance.

— Il y avait bien longtemps mon ami, murmuré-je à l’adresse de l’ombrageuse créature.

— Trop longtemps, soupire-t-il. Mais…

Je le sens qui hésite, oscillant entre son ironie quasi pathologique et la gravité de la situation. Doucement, il déploie ses ailes et les agite ; des plumes volettent, puis dérivent çà et là, taches noires dans un ciel devenu orage. Les yeux tournés vers le ciel, il fixe la voûte obscure où se disputent à présent de lourds nuages plein de menaces, avant de se reporter sur cette ombre figée dans une parodie d’éternité.

— Quand va-t-il se réveiller, lui ?

Je relève l’insistance avec laquelle il a appuyé ce « lui ».

— Quoi ! Qu’est-ce que j’ai dit encore ? s’exclame-t-il comme il surprend mon froncement de sourcil. Parce que j’ai accentué le « lui ». Franchement, Alvaro tu n’as aucun humour ; ce garçon est une belle au bois dormant. Qu’allais-tu encore t’imaginer ? Ce séjour forcé dans…

Mais je l’interromps aussitôt, le bec pris entre mon pouce et mon index.

— Tu es bien trop bavard. Que dira notre lecteur, si nous ne lui ménageons pas quelques effets de surprise ?

Etonné, il me fixe un instant empli d’incompréhension, roule des yeux, avant d’éclater de rire.

— Ah ! Bien sûr ! Toutes mes excuses, j’omettais tout à fait ce détail plein d’importance. Ma foi, il serait fort dommage que lui n’en fût pas le premier avisé, ainsi en auront-ils tous deux la primeur au même moment.

Un peu brusque sans doute, je caresse la tête de la sombrure.

Une femme s’est approchée de moi, accompagné d’un homme, une silhouette, dont les traits de demeure qu’à l’état d’esquisse. Indifférents à ma présence, ils passent devant moi sans me voir, cependant qu’ils s’en vont rejoindre une foule immense et murmurante. Pressée, elle se masse face un portail aux ventaux colossaux qui s’entrebaîllent peu à peu. Une brume poisseuse baigne l’endroit et l’illumine, soulignant les formes lugubres de la machine de mort qui se dresse dans la cour. Silencieuse, la veuve darde son regard sur l’assemblée impatiente. Tous retiennent leur souffle et seuls les jets glacés qui jaillissent de leurs bouches entrouvertes me rappellent que ces gens sont vivants. Avides, leurs yeux fixent la minuscule porte située dans le fond, car c’est par là qu’il sortira. Maigre, tête d’oiseau sur un corps décharné ; tâche d’albâtre dans un jour auroral il s’avance entouré de ses avocats, de l’aumônier, des gardiens, des aides ; silhouettes fondues dans la noirceur d’un lieu couleur suie. Pourquoi suis-je ici ?

Alors que je m’interroge, d’autres se détachent et m’approchent. Esquissés, mal dégrossis, un peintre dont le pinceau trop chargé d’eau aurait étalé l’aquarelle sur une feuille détrempée.

— Où sommes-nous, Alvaro ? Et quelle est donc cette machine que cette foule semble révérer ?

— Plutôt craindre, Loki. Je te présente la guillotine, ou encore la bascule à charlot, ou le rasoir national.

Je frissonne ; et on la hissa dans un silence lugubre, d’abord une planche, sur laquelle l’on couchera la bascule, équilibrée à l’aide d’un niveau à eau, puis la silhouette, massive, sinistre avec ses deux bras immenses et hideux et le panier, en osier. Une ombre s’affaire à hauteur de la lunette, cependant qu’une autre élève le couteau. Les souffles sont courts, la lame siffle, choit avec un bruit mat ; l’ombre hoche la tête.

— Où sommes-nous ? chuchoté-je.

Une plaque de métal émaillé suinte hors du brouillard :

Place des Tribunaux

Versailles

— Étrange coïncidence…

— Tu as dit quelque chose, Alvaro ?

Surpris, je fixe un instant Loki sans comprendre, la bouche ouverte.

— Non ! Je ne sais pas, mais les gens qui parlent tout seuls et qui l’oublient ensuite… Ben, ce n’est pas pour me rassurer.

Un doigt sur les lèvres, je lui intime le silence ; un spectre s’avance, creux, le visage blafard et émacié, le corps amaigri.

Monsieur Verdoux. Le bas de son corps gainé de noir se traîne, flageole, incapable d’obéir aux volontés de son hôte, parce qu’ils l’auront ligoté. Soutenu par les aides du bourreau, il avance, hésite, se reprend. Sa chemise échancrée bouffe dans le vent. Calme, il ne semble pas remarquer la machine de mort qui lui octroiera son dernier baiser. Déjà, on le pousse sur la bascule ; je détourne les yeux. Un déclic résonne dans la cour, suivi d’un coup sourd ; c’est à peine si j’entends le sifflement du couteau qui choit.

— Pourquoi nous a-t-il emmenés ici ?

Silencieux, j’observe la scène. Une femme s’avance vers lui ; son visage est dissimulé par une voilette en crêpe noire et lui murmure quelques mots au creux de l’oreille, avant de se fondre dans l’irréalité. Son poing se serre, cependant que le souvenir commence à se dissoudre.

— Mathilde, m’étranglé-je.

Son nom… comment l’aurai-je oubliée ? Déjà, son nom m’échappe, mais non son visage. Pourquoi ? J’enrage, impuissant devant la perte de mes souvenirs. Dans ma poitrine, le souffle me manque et les larmes me montent aux yeux ; mon cœur saigne. Autour de moi, la foule n’est plus qu’une assemblée de spectres mal esquissés dont une main invisible aurait estompé les contours ; il ne reste que lui, lui et la tache d’ombre perchée sur son épaule.

— Toi ! m’écrié-je, un index rageur pointé vers lui.

— Explique-toi ! m’ordonne-t-il. Pourquoi suis-je ici ?

Un pâle sourire se dessine sur mes lèvres, tandis que je laisse libre cours à sa fureur. Penchée sur le panier, le bras tendu, la main sur le couvercle, la silhouette demeure ainsi figée, saisie dans l’instant. À côté, une autre a sorti un carnet et s’apprête à y coucher quelques mots : 6h10, matin calme. Drapé dans son ample robe noire, un avocat est pris dans son élan, entouré d’un groupe de journalistes à qui il ne confiera que de vagues explications. La foule, inanimée esquisse des gestes de retrait tandis que la compagnie du génie, disciplinée, reste en retrait, le regard fixé sur un horizon lointain. À l’écart, un couple s’enlace.

— Pourquoi te moques-tu ainsi ! vitupère-t-il.

Devrais-je le calmer, le raisonner que j’en serai bien incapable. D’un geste, j’efface la séquence onirique et une bruine fine s’abat sur nous, diluant les corps, étalant les ombres aussi sûrement que le ferait le pinceau du peintre, dispersant les pigments dans la toile du songe. Hagard, il fixe, impuissant, la disparition de son souvenir, cependant que nous réintégrons le salon, situé sur la terrasse d’un vieil hôtel particulier du boulevard Haussmann.

— Je ne te raille pas, Alvaro. Je ne me permettrai pas de manquer de respect et de politesse à mon propre égard.

Sur mon épaule, Loki s’agite un instant ; j’entendrais presque les grincements de sa mécanique réflective si ses neurones avaient été de fer et non de chair. En face de nous, Alvaro, nous observe d’un œil torve et circonspect.

Égarés, nous sommes revenus en arrière, sur la terrasse d’un immeuble parisien dont je crois entrapercevoir les contours flous au fond de ma mémoire. Pourquoi n’en ai-je pas de souvenirs plus précis.

— Est-ce toi que j’ai, naguère, confronté en ces lieux ?

— Moi ? me rétorque-t-il.

Une lueur illumine fugitivement le fond de ses yeux. Serait-ce de la surprise ? Je ne peux en être certain.

— Ne serait-ce pas plutôt, moi ? résonne soudain une voix.

Stupéfait, je devine, à la crispation de sa mâchoire, la rage qu’il tente de contenir, bien qu’il ne possède presque plus aucun souvenir de lui, sinon des fragments et des rêves éparpillés au gré des nuits passées, que j’ai ensuite glanés et recueillis afin d’en renouer la trame et dénouer le mystère. Silhouette aux contours encore flous, nous n’en devinons que les yeux, formidables, pareils à des oriflammes. Délicat, il s’avance d’un pas à la fois sûr et chaloupé, cependant que mon compagnon fulmine, contenant avec difficulté la froide colère qui l’étreint.

— Pourquoi cette colère, pourquoi cette haine, Alvaro, susurre-t-il d’un ton doucereux. Qu’ai-je donc accompli pour que je mérite ainsi ton courroux ?

— Pourquoi me poser la question ? Puisque tu en connais la réponse, A…

Mais il suspend sa phrase. Dans son regard, je lis le trouble, le trou, le manque ; à ses pieds, un abîme s’ouvre, au fond les yeux d’un monstre l’observent.

— Non ! hoquette-t-il. Non ! Cela ne se peut.

Le souffle lui manque, de peu je le rattrape alors qu’il s’effondre. En face de nous, la vision se trouble, se dédouble puis se dilue dans le noir absolu ; à la place, l’enfant me fixe de ses yeux si mystérieux.

— Qu’a-t-il vu ?

— Un souvenir…

L’enfant me fixe sans comprendre ; au creux de ses paumes, je remarque qu’il tient une minuscule pierre d’ambre ; des larmes roulent le long de ses joues. Je ne le retiendrai pas ; son rôle s’achève, il en est un autre que nous devons rencontrer.

— Puisses-tu la retrouver, murmuré-je à son adresse.

Les yeux dans le vague, nos regards se croisent ; derrière ses prunelles, il n’y a rien, sinon un miroir brisé dont les fragments se sont dispersés. Déjà, je sens sa présence qui s’efface, cependant que le décor fantasque s’évanouit au profit d’une forêt luxuriante.

Lorsque je rouvre les yeux, le monstre n’a pas disparu. Au contraire même, son visage, de noir et d’ivoire, est penché sur moi, seul son regard a changé.

— Qui êtes-vous ? parvins-je à articuler avec difficulté.

Étendu sur ce qui ressemblerait à un lit, il se redresse, cependant que j’aperçois une étoffe étrange posée sur un vieux guéridon branlant.

— Curieuse question, Alvaro.

— Pourquoi curieuse, lui rétorqué-je, d’un ton sec.

Perché sur une poutre dans les hauteurs, la chose ombre que j’avais remarqué auparavant me fixe de deux immenses yeux couleur argent.

— Hé bien, le plus souvent les gens s’embarrassent plutôt de savoir où il se réveille, plutôt que de s’interroger sur l’identité de leur hôte.

Modeste chaumière si j’en juge par la sobriété des lieux et les brins de paille qui émerge de la toiture. J’aperçois dans l’âtre, la forme ventrue d’une énorme marmite, d’où jaillissent des odeurs qui m’ouvriraient l’appétit en de plus heureuses circonstances ; pour peu je me croirai dans une maisonnette telle que l’on peut les croiser au détour d’une histoire du soir ou d’un conte ; refuge des sorcières et des héros. Reportant mon attention sur mon hôte, je ne devine aucune hostilité, aucune animosité à mon égard, seulement une immense tristesse, si semblable à celle que j’ai vue dans le regard de cet énigmatique enfant, dont les raisons m’échappent.

— Tiens, Alvaro !

Entre ses mains, il tient une tasse à demi remplie d’un liquide aux reflets mordorés et irisés.

— Tu ne l’avais pas fini.

Les mots résonnent drôles à mes oreilles, comme des souvenirs fugaces tentent de remonter à la surface. Dans le lointain, alors même que nous sommes dans une forêt loin de toute mer, je crois percevoir le souffle des brisants et le ressac des flots qui s’échouent sur le rivage.

— Bien sûr, soupire-t-il.

Penché dessus, il contemple son reflet fané quelques instants avant de l’avaler d’une traite. Les yeux vitreux, il semble ne plus m’entendre, cependant que Loki s’approche de lui avec précaution.

— Que lui arrive-t-il ? s’enquiert-il, soudain inquiet.

— Il se souvient.

Sautillant de droite et de gauche, mon compagnon de toujours lui tourne autour, l’examinant sous toutes les coutures.

— D’accord, il se souvient. Mais « il se souvient », ce n’est pas une réponse, Alvaro ! Enfin ! « Il se souvient ». Il manque des compléments, des circonstances, des attributs. Que sais-je encore ! Et puis, explique-moi pourquoi dans cette vieille cabane branlante et moisie.

Je pousse un profond soupir ; certaines choses et certaines personnes ne changeront jamais, pour mon plus grand malheur, ou peut-être bonheur. D’une main distraite, je caresse la tête de mon compagnon qui préfère encore me tourner le dos et bouder.

— T’aurai-je vexé, mon cher ami, ris-je doucement.

— En aucun cas ! Toutefois, je ne te connais que trop pour ne pas ignorer que ce geste n’est qu’une diversion pour ne pas me répondre. Mais ce n’est pas une raison pour te couper dans ton élan.

— Très bien, si monsieur le prend ainsi, susurré-je sur des airs de mystères. Vous n’obtiendrez alors rien de ma part.

— Pff ! Je saurai être bien assez patient, puisque je n’aurai qu’à écouter d’une oreille très indiscrète votre conversation. Je n’en perdrai pas une miette, tu peux me croire.

— Oh ! Mais je n’en doute pas. Cependant, j’ignore tout de ses réactions à son retour.

Surpris, Loki me scrute d’un regard circonspect, puis se rengorge.

— Je ne comprends pas. Jack lui a narré l’histoire. N’est-elle pas achevée, puisqu’il possède toujours ta persona ?

— Dans le futur, Loki, non dans le passé. Ici, l’histoire est encore à écrire et c’est à lui de décider ; personne ne le fera à sa place, pas même moi.

Stupéfait, il demeure immobile, inconséquent de son environnement.

À présent, les mots de monsieur Jack, non de Jack, Jack aux yeux d’argent, prennent tout leur sens, ainsi que l’histoire qu’il me narra ; l’histoire d’un garçon qui pour sauver, son âme, en confia les fragments à un autre, qui lui-même façonna alors leurs incarnations. L’enfant se tient devant moi, de dos. Assis en tailleur, il contemple un miroir sans tain. De l’opposé, deux hommes ; l’un est figé, comme stupéfait, une tasse à la main est installée dans un fauteuil face à une cheminée où couve un feu à l’agonie. À côté de lui, un second l’observe avec inquiétude, cependant qu’il discute avec un oiseau au ramage couleur nuit.

— As-tu compris ? me questionne l’enfant.

Sa voix, aérienne et distante, m’évoque celle d’un oracle des temps anciens. De l’index, il touche mon front, puis se rétracte.

— Je pense. J’ai seulement une question.

Les yeux grands ouverts, pareil à des gouttes d’eau, l’enfant me fixe de ce regard si empreint de mélancolie.

— Pose-la.

À nouveau, sa voix m’évoque des époques lointaines, à moins qu’elles ne fussent futures. À qui sont-elles ? Serein, il m’observe ; presque effrayant, alors même que tout dans son être dément mon sentiment. Pourtant, je devine l’ombre qui l’habite, le monstre qu’il dissimule au fond de son âme. Je brûle de lui poser la question, mais il appartient à une autre histoire, un autre monde, un monde en miroir du mien où les récits prennent des allures de contes.

— Est-ce toi qui m’as créée ?

Au fond de ses prunelles brûlent des flammes nouvelles.

— Les contes sont toujours des métaphores, un voile pour cacher la vérité, murmure-t-il, un étrange sourire dessiné sur ses lèvres, cependant qu’une brume inhabituelle nous enveloppe. Ma présence est une coïncidence, ou plutôt une synchronicité.

— Qu’entends-tu par là ? lui crié-je, alors que c’est à peine si je perçois le son de sa propre voix.

Son rire est la seule réponse qui me parvient tandis que je recouvre peu à peu mes anciennes sensations. Une odeur de fumée mêlée de bois humide me chatouille les narines. Les paupières seulement entrouvertes, je découvre un visage serein et amical ; de nouveau, je me retrouve dans cette vieille cabane tout droit sortie d’un conte de fées.

— Est-ce qu’il reprend connaissance ? Je ne sais pas toi, mais moi, j’ai faim, proclame une voix haut perchée. D’ailleurs, je me ferai bien chauffer un peu d’eau ; une infusion de bergamote me siérait fort bien.

— Qu’en dis-tu ? poursuit-elle sans laisser le temps à son interlocuteur de lui répondre.

— Est-ce bien le moment ? lui rétorque-t-on.

Oublieux de leur conversation sans queue ni tête, je m’efforce de saisir le dernier mot prononcé par l’enfant, mais seul m’en parvient un écho déformé. Las, je tente avec maladresse de me redresser, hélas mon crâne cogne dans un pan de mur et m’estourbit.

— Je t’avais prévenu, mais encore une fois tu as préféré m’ignorer. Regarde ce que tu as fait ! Il est dans les pommes à présent.

Je ne sais si un jour il sera capable d’y mettre les formes. Néanmoins, je ne suis pas en mesure de lui apporter la contradiction, car gît, assommé, dans un lit, un homme qui ne l’aura pas mérité. D’un hochement de tête, j’acquiesce cependant qu’un œuf violacé commence à pointer au sommet de son front. Même au fond d’un rêve, la douleur n’en demeure pas moins réelle.

— Acceptes-tu au moins de le veiller, le temps pour moi de retourner en avant quérir notre cher ami ?

— Ma foi… hum… voilà qui mérite d’être pesé. Pourquoi pas ? Mais… mais… tu devras, en échange, de ce menu et loyal service, me préparer une infusion à la bergamote. Attention, avec des écorces séchées et non je ne sais quelle imitation.

— Comme monsieur voudra ! Il en sera fait selon vos désirs, m’esclaffé-je tout en me fendant d’une profonde révérence.

— Faites mon brave ! Faites donc et je veillerai sur votre ouaille.

— Monseigneur est trop bon !

Dans la cuisine, reconstituée d’après ses souvenirs, je verse de l’eau dans une bouilloire que je pose sur le fourneau où déjà le charbon rougeoie. Songeur, je descends l’arbre à thé dissimulé par une trappe dans le plafond. Disposés sur des étagères, des bocaux en bois anonymes patientent. Je me saisis de l’un d’entre eux et le hume ; une odeur de sous-bois et de foin m’envahit, cependant que retentissent les échos d’un cheval au galop. Soucieux, je le referme et le range. Les yeux fermés, j’écoute le silence, le bruissement du vent qui s’insinue dans les fenêtres, le crissement du rêve dans les ténèbres. De ma main senestre, je m’en empare d’un autre et l’ouvre ; je croirai presque qu’un génie en sortirait, mais ce ne sont que les arômes âcres d’un thé fumé. Errant dans le souvenir, je me saisis d’un bocal dans lequel j’aperçois des écorces d’agrumes ; voilà qui satisfera mon fripon gourmand. L’eau dans une casserole, le récipient sur un feu brûlant, j’attends et j’entends, j’entends un cheval qui hennit au-dehors ; une jument, une jument à la robe noire et à la crinière blanche ; un animal de cauchemar. Lorsque je reviens, Loki n’a pas bougé de son perchoir et notre compagnon d’infortune a toujours les yeux clos.

— Je vais finir par croire que nous sommes en présence de la Belle au Bois dormant qui n’attend qu’un baiser de son charmant pour se réveiller, s’esclaffe-t-il lorsqu’il me voit arriver, un plateau à la main. Regarde donc ses lèvres, ce visage, ces joues, ne sont-elles pas désirables ?

— Loki, soupiré-je. Je sais que je te désespère. Mais, tout de même, ne crois-tu pas que tu exagères un peu.

— Allons ! Laisse-toi donc tenter ! Je suis certain qu’il saura apprécier la douceur de tes caresses, poursuit-il ajoutant le geste à la parole.

Quelque chose me chatouille les joues, puis passe sous mes narines déclenchant une crise d’éternuement, suivi d’un rire sonore. De nouveau, j’aperçois cette forme sombre et trouble, dont les yeux seraient couleur de vif-argent. Puis, c’en est une autre, plus grande et plus massive, dont le visage m’échappe, car il demeure en retrait dans la pénombre. Peu à peu, les souvenirs reviennent et les douleurs avec, psychiques et physiques, comme cet œuf de belle taille que je sens déformé mon front. Je tente de me relever. Hélas pris de vertige, je retombe, le geste à peine esquissé.

— Alvaro.

Alvaro ? Est-ce à moi qu’il s’adresse ? Confus, je remue la tête de droite et de gauche, cependant que mon corps lourd, afin de remonter le plus haut possible le long de l’oreiller qui me maintient.

Il me semble, mais je peux me tromper ; nul n’est à l’abri d’une erreur, pas même moi.

J’entends un juron étouffé qui n’interrompt même pas l’intarissable logorrhée de l’intéressé.

— Ben oui ! Tu peux me regarder avec ces yeux d’ahuris, la bouche en cul de poule si cela te change, mais il m’arrive, oh fort exceptionnellement de me fourvoyer.

Je ne sais si je dois le laisser poursuivre et en sourire, ou bien couper court à son absurde monologue, comme j’entrevois le désarroi de plus en plus grandissant de mon compagnon d’infortune.

— Pardon de t’interrompre, mon cher ami. Mais ne désirais-tu seulement point me prévenir que notre cher Alvaro se réveillait.

Rendu muet par la soudaineté de mon intervention, il ouvre le bec par deux fois, puis le referme avant de me fixer d’un œil torve.

— Moui, cela se pourrait bien, bougonne-t-il d’un air renfrogné, avant de s’envoler dans les hauteurs et de nous tourner le dos avec ostentation.

La chose ombre s’est éclipsée ; sans doute vexée par la remarque de son compagnon. Alvaro ? Dans le reflet de la fenêtre, l’enfant me regarde ; ses yeux couleur eau me renvoient le vide qui se cache derrière ce visage qu’il me confia.

— Alvaro ?

Le nom résonne d’une manière étrange à mes oreilles, comme si je m’adressais à mon propre écho. Délicatement, il tourne vers moi une figure humaine pleine de douceur et de douleur, où semble s’écrire le récit d’une vie qui ne connaît pas encore sa fin. Lentement, il porte à nouveau sa main à son visage et l’en détacher, révélant l’horrible secret de sa condition.

— Oui ?

Sa voix, grave, m’envoûte cependant qu’elle emporte avec elle les fêlures, les blessures, les joies de son âme.

— Suis-je ton outil ? Ta création ?

J’ignore si c’est de la surprise que j’entrevois dans son regard, ou bien de l’amusement.

— Mon outil ? Ma création ? répète-t-il de cette même voix si singulière. Je crains que tu ne te fourvoies.

— Pourquoi ? L’enfant m’a confié ton visage, mais il m’a juré qu’il ne m’avait pas fabriqué. Et si ce n’est pas toi, qui ?

Dans le cintre, je devine l’agitation de la chose ombre, soudain intéressée par notre conversation, tandis que la réponse de mon – puis-je véritablement l’appeler ainsi – double – tombe à mes pieds comme une pierre.

— Personne, Alvaro. Personne.

Se moque-t-il ? Je ne puis le croire ; il ne me ment pas.

— Tu ne te poses pas la bonne question.

Attiré par l’obscur, mon regard erre ; un enfant se tient là, assis dans les ténèbres. Est-il seul ? Non ! Ils sont au moins trois. La tristesse et la mélancolie sont gravées dans chair, aussi sûrement qu’un fer chauffé au rouge, cependant que la joie a déserté leur cœur et que leurs yeux sont secs de larmes.

— Je suis l’enfant qui ne voulait pas pleurer, m’énonce le premier.

— Je suis l’enfant qui ne voulait pas aimer, m’annonce le second.

— Je suis l’enfant qui ne voulait pas rêver, achève le troisième, le visage tourné vers les étoiles. Ils en sont d’autres encore qui nous attendent ; nous sommes des fragments de songes à la recherche de notre rêveur, de notre créateur.

Dans son regard, le désarroi le cède à l’effroi, pourtant il sait que je ne lui vole rien, surtout pas la vérité. Peut-être m’assimile-t-il au sphinx qui posait ses énigmes mortelles, engloutissant les voyageurs qui ne lui apportaient pas la bonne réponse ? Les yeux baissés, il contemple ses mains vides, vide comme le cœur qui l’anime, vide comme l’ombre qui l’habite.

— Quelle est ma nature ?

Sur le sol, son ombre grandit, démesurée, prête à le dévorer, puis se condense et forme une chrysalide d’où émerge bientôt une chenille du plus beau des bleus azurés, à faire pâlir d’envie les peintres les plus en vue ; dévoré de curiosité, Loki n’en a pas perdu une miette.

— Votre nature, jeune homme. À première vue, je dirai que vous êtes une anomalie, énonce soudain d’un ton docte l’étrange animal.

Surpris, il sursaute et découvre une chenille ventripotente, un narguilé à la main ; curieux, je crois me souvenir que son illustre alter ego fume la pipe. Si sa mâchoire avait pu se décrocher, nul doute qu’elle serait par terre en ce moment même.

— Oui, il m’arrive d’en fumer aussi, ajoute-t-elle, à mon intention, d’un ton désinvolte. Mais, nous sommes en présence d’un esprit encore un peu jeune et confus, alors je préfère adopter les habitudes de mon modèle.


Texte publié par Diogene, 24 juillet 2020 à 20h26
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tome 3, Chapitre 19 « Chapitre 10 - Le Double et l'Ombre » tome 3, Chapitre 19
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