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tome 3, Chapitre 17 « Chapitre 9 - Le Songe au Bout du Miroir » tome 3, Chapitre 17

Assis dans son fauteuil, le diable fume un cigare ; ses yeux posés sur moi.

– Ne me décevez pas, je vous prie, s’adresse-t-il à l’une des silhouettes dont l’ombre se projette sur le mur.

Mais est-ce sur moi que porte son regard ? Sur moi, ou bien sur l’ombre de l’enfant assis à côté de moi. Sans ombre et sans cœur, il contemple avec tristesse la scène qui se joue.

– Pourquoi est-ce que tu es là ? me souffle-t-il soudain. Ta place n’est pas là, pas dans cette histoire.

Surpris, je me tourne vers lui. Sa figure est semblable à celui de monsieur Jack. Est-il lui aussi un enfant du Diable ? Je n’ose le croire.

– Pourquoi possèdes-tu mon visage ? murmuré-je incrédule.

Mais l’enfant ne m’entend pas. Au contraire, il se précipite vers le grand miroir, celui-là où il rencontra quelques jours plus tôt son reflet, avec qui il échangea son âme puis son ombre.

Dépité, je me rapproche, malgré la peur qui me saisit, du fauteuil où demeure monsieur Jack.

– Dis Monsieur Jack ! Pourquoi es-tu devenu le Diable ?

– Le Diable ! s’exclame-t-il, surpris. Pourquoi, diantre, serais-je devenu aussi semblable ? Posséderais-je soudain une paire de cornes sur le crâne ? Une queue pointue et fourchue sortirait-elle de mon pantalon ? Ma peau de velours serait-elle devenue d’écarlate et de soufre ? Voilà que vous avez tout à coup une grande imagination, mon jeune ami ?

Peu convaincu, je l’observe sous toutes ses coutures, me levant même pour vérifier sous sa chaise si un long serpent ne traînerait pas sur le sol. Mais non, il n’y a ni cornes, ni queue, ni peau verruqueuse, encore moins de crocs dans sa bouche ou de griffes à la place de ses ongles.

– Jeune homme, m’expliquerez-vous enfin pourquoi je serais le diable ? s’esclaffe-t-il faussement outré.

Embêté, je me rassois et regarde quelques instants le tapis sur lequel reposait mon séant quelques instants auparavant. En laine, finement ouvragé, je ne devine que les motifs ; des scènes fantastiques.

– Ben oui, vous êtes devenu le Diable, monsieur Jack. Sinon, pourquoi auriez-vous volé mon visage ? C’est vrai, quoi ! Le Diable s’empare bien des âmes, alors pourquoi pas un visage ?

Songeur, son front se pare soudain de plis qui lui donnent une drôle de figure. Ses lèvres se tordent, s’élargissent, se rétrécissent.

– Voilà qui est fort curieux, car il a toujours été mien, mon garçon. Mais ne m’interromps pas, veux-tu. Notre histoire est bien loin d’être achevée.

J’aimerais répliquer, mais je me retiens. Dans le miroir, l’enfant est apparu. De son visage, je n’entrevois que la bouche qui s’entrouvre. Mais je devine à son regard, le poids du sacrifice que le garçon devra consentir.

– Demain, tu t’en iras chez le cordonnier et tu m’en ramèneras des chutes de son plus beau cuir. Puis tu t’en iras trouver le forgeron à qui tu réclameras des tournures de son plus bel acier ; au menuisier des copeaux de son bois le plus noble ; au tapissier des clous magnifiés. Tu me les confieras et avec je te confectionnerai un masque que tu revêtiras à la place de ton visage.

Ainsi ordonnait l’enfant dans le miroir au garçon qui acquiesça.

– Mais… mais alors, monsieur Jack. Si vous n’êtes pas le Diable… murmuré-je d’une voix blanche.

Dans la chambre du garçon, la nuit tombait puis le jour lui succéda, avant que le soir ne s’en vînt à son tour ; dans le miroir, l’enfant l’attendait. Le garçon lui tendait les mains et l’autre s’empara de ce qu’il avait placé au creux de ses paumes.

– Reviens demain, au coucher du soleil ; je te le remettrai. Toutefois, as-tu conscience de ce qu’impliquera l’échange de ta persona contre ce masque ?

Silencieux, je retiens mon souffle cependant que le garçon, sans ciller, murmure :

– Oui ! En te la confiant, tu deviendras moi, je deviendrai autre et alors il me faudra partir et te chercher, afin de te reprendre ce que je t’aurai donné.

Toujours assis dans son fauteuil, monsieur Jack n’a pas bougé ; ses yeux pâles tournés vers le foyer, il paraît soudain très triste et aussi très âgé, comme si les ans, d’un coup, étaient passés.

– Monsieur Jack, l’appelé-je timidement.

Mais monsieur Jack ne m’entend pas. Monsieur Jack pleure à chaudes larmes. De l’autre côté, l’enfant s’en est allé et le garçon s’est réfugié dans les bras de Morphée.

– Monsieur Jack si vous n’êtes pas le Diable, alors c’est que vous êtes l’enfant, n’est-ce pas, soupiré-je à mi-voix.

Dans le miroir, l’enfant me regarde et son visage est baigné de larmes. Derrière lui, posé sur une table, du cuir d’un atelier de cordonnerie, de l’acier d’une forge, du bois d’une menuiserie et des clous de tapissier semblent l’attendre. Cette nuit, il se mettra au bel ouvrage et demain il présentera son chef d’œuvre. Sans bruit, ni même un murmure, il s’empara des copeaux et les assembla. À plusieurs reprises il revint sur son ouvrage, car ce n’était pas son visage, mais un autre qui surgissait à chaque fois. Puis, il les lia à l’aide des fines lanières de peau qu’il noua autour. De nouveau, il dut se remettre à son ouvrage, car il arrivait que les pièces se défassent et alors il recommençait. Quand cela fut fait, il ne fut pas encore satisfait. Délicat, il prenait, une à une, les tournures de métal et les posait sur le visage jusqu’à ce qu’il fut content, alors il s’emparait d’un des clous et l’enfonçait d’un coup sec. Toute l’obscurité durant il œuvra et au matin, alors que le soleil embrassait l’horizon, il rangea dans un coffre en bois le visage et se coucha.

Dans le fauteuil, monsieur Jack ne parle pas ; il ne me voit pas, même lorsque je tente de passer la main de ses yeux, alors que je suis bien trop petit pour monter sur ses genoux immenses.

– Monsieur Jack, recommencé-je. Est-ce vous l’enfant ? Et dans ce cas, qui suis-je, moi ?

– Toi… soupire monsieur Jack.

– Toi… répète-t-il d’une voix sans âme.

Dans son fauteuil, monsieur Jack ne dit plus rien, son regard s’est éteint, comme les flammes qui s’élevaient encore tout à l’heure.

– Mon garçon, il ne m’appartient pas de te répondre. Je te l’ai expliqué, ce soir je ne suis que le Conteur, le Narrateur, non l’Acteur.

– Alors vous ne me répondrez pas, monsieur Jack, rétorqué-je. Parce que c’est à moi de découvrir ce qui se cache derrière vos mots, n’est-ce pas.

De l’autre côté, dissimulé dans l’obscurité, le garçon n’a pas quitté le lit et écoute avec anxiété l’horloge qui, au rythme de son balancier, égrainait les fractions de temps. De temps à autre, il tourne la tête vers la fenêtre et observe la course de l’orbe solaire dans le ciel. Bientôt, il disparaîtra et alors le Diable s’en viendra. Que dira-t-il ? Il le devine. Que dira son père ? Que dira sa mère ? Il l’ignore. À l’opposé, dans le reflet du miroir, l’enfant achève de donner le dernier coup de marteau, avant de s’emparer de son ouvrage et de le porter à son visage. Il le garda ainsi quelques secondes puis l’ôta et le contempla. De fer, de cuir, de bois et de métal, il ne manque que les yeux qu’il remplace par deux éclats de cristal. Mais cela, il ne lui dira pas ; il ne peut pas. Le masque entre les mains, il se lève et, à bout de bras, le tient devant lui, alors qu’une autre étrange mélodie envahit la pièce, façonné d’à-coups gutturaux et de notes aussi sèches que brèves. En miroir, dans sa chambre le silence devient pesant, cependant que des bruits de pas jaillissent depuis les escaliers. Droit, il demeure face à la porte grande ouverte, comme attendant la sentence. Son père est là, sa mère aussi ; il a échangé son visage et sa figure n’est plus celle d’un vivant, mais celle d’un être artificiel, façonné de chair et de fer.

– Où est mon fils ? tempête-t-il, comme ses yeux lancent des éclairs.

– Devant toi, père ! s’exclame-t-il, le regard sec, le cœur amer. Ainsi qu’il en fut toujours.

La main posée sur le miroir, l’enfant l’attend de l’autre côté, navré. Soudain, la psyché explose et, dans la pièce, ne demeure plus que deux adultes désemparés et esseulés. À côté de moi, un enfant, l’enfant me fixe de son regard si étrange et si détaché ; au fond de ses yeux dans des oriflammes argentées.

– Enfant ! m’appelle-t-il. Je te donne ce visage, car il ne m’appartient pas.

Solennel, il me tend une boîte sculptée dans un bois d’obscurité.

– Pourquoi moi ?

– Parce que tu le dois ; je me nomme Spegbarn, l’enfant miroir.

Je veux répliquer, mais il a déjà disparu, m’abandonnant auprès de monsieur Jack, dont la figure semble perdre de son éclat, en même que disparaissent la chambre et son miroir.

– Où est la suite de l’histoire, monsieur Jack ? l’interrogé-je.

Mais monsieur Jack ne me répond pas, monsieur Jack n’est plus là ; monsieur Jack a traversé le miroir.

À la place, il en est un autre, que je devine presque semblable. Assis sur un banc, sous une glycine dont les grappes fleuries s’agitent au gré des vents, il m’invite à le rejoindre, tout sourire. Comme il paraît petit vu d’ici ; point perdu au milieu de la végétation, c’est à peine si je distingue sa figure, sous son chapeau azur. Cependant que je remonte le sentier, je remarque une canne à pêche posée à côté de lui, dont le filin, plonge dans le ciel, du moins dans ce qui ressemble à son reflet. Curieux, je marche aussi vite que possible en sa direction. Pourtant, il me paraît toujours aussi lointain, alors même que je cours à en perdre haleine. Soudain, alors que je m’engage dans une courbe, je manque de peu de bousculer une femme furibarde tout occupée à invectiver un chêne muet. Trébuchant sur une racine, en voulant l’esquiver, je finis les quatre fers en l’air, au milieu d’un massif de mousse touffue et parfumée. Alors que je tente de me relever, je l’aperçois qui lève un poing furieux en sa direction en même temps qu’elle se répand en noms d’oiseaux. Toute de noir vêtue, je remarque qu’elle porte sur la tête une toque de pâtissier surmonté d’une meringue démesurée.

– Heu… Madame…

Mais je n’ai pas le temps d’achever ma phrase qu’une figure de sorcière se penche sur moi et me dévisage. Surpris, je découvre un menton en galoche, dont l’extrémité remonte si haute qu’elle en touche le bout de son nez crochu, surmonté d’une verrue garnie de poils drus. De part et d’autre de sa coiffe, des cheveux hirsutes débordent et cachent presque l’entièreté de son visage. Ses yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites, me fixent avec mépris.

– Dites donc, jeune homme ! Vos parents ne vous ont pas appris les bonnes manières ? s’exclame-t-elle d’une voix de crécelle.

– Mais… tenté-je d’argumenter, le fondement encore

– Oh non ! Non ! Non ! Pas de familiarité avec moi, je vous prie ! Depuis quand tutoyez-vous les grandes personnes ? Et puis cessez donc de pointer votre index vers moi !

– Mais…

– J’ose croire que l’on vous a déjà dit combien cela était déplacé et malpoli ! Non mais ! Allons donc ! Que vous ont donc appris vos parents ? Et les bonnes manières ! Ce n’est pas ainsi que vous arrivez dans la vie. Suivez-moi donc, que nous remédions à cela tout de suite !

Hélas, j’ai à peine le temps de me remettre sur mon séant qu’elle m’attrape par le poignet et recule.

– Êtes-vous donc benêt, ma parole ! s’affole-t-elle. Regardez bien où je pose les pieds et mettez les vôtres dans mes empreintes. Allez ! En cadence !

Je veux protester, arguer que je souhaite m’en aller rejoindre l’alter ego de monsieur Jack, elle ne m’entend pas et m’entraîne à sa suite. Mais alors que nous cheminons depuis quelques minutes, je réalise que le paysage est demeuré à l’identique, pendant que sous nos pieds le sentier défile de plus en plus vite.

– Jeune homme ! Vous n’êtes décidément bon à rien ! Vous marchez bien trop vite ! Plus vite vous irez, moins loin vous porterons vos pas. Regardez-moi ! Est-ce que je me presse ?

Puis-je répondre ? Je me questionne, car plus le temps passe, plus notre marche s’accélère, alors que me reviens en mémoire ma lecture d’Alice de l’Autre côté du miroir et sa rencontre avec la reine rouge.

– Allons ! Répondez-moi ! me presse-t-elle.

– C’est que… euh, je ne sais pas, madame. Je me rappelle seulement d’une histoire où quelqu’un expliquait qu’il faut courir le plus vite possible afin de rester sur place.

– Oh ! Quelle incongruité, jeune homme ! s’étouffe-t-elle, alors même que je ne distingue plus les mouvements de ses jambes. C’est absurde ! Il ne faut point bouger pour avancer. Les choses viennent à nous dans les temps et dans les lieux qui leur sont impartis ; il ne tient qu’à nous de les y attendre…

Mais elle n’achève pas sa phrase, car son pied a buté dans une racine traîtresse qui nous envoie culbuter de l’autre côté du sentier. Cependant, comme si de rien n’était, elle se relève et époussette ses vêtements, puis observe les alentours d’un air satisfait.

– Ah ! Nous y voilà.

Face à nous se dresse un chêne dont la cime se perd dans un brouillard ouaté.

– Toujours en revenir aux fondamentaux des choses. Voyez ! J’avais oublié le sens de ce mot. Il s’est rappelé à moi par sa racine.

Fasciné par majestueux végétal, je n’écoute plus que d’une oreille distraite son incessant bavardage.

– Pensez-vous que je ne vous vois pas, jeune homme ? Au lieu de bailler aux corneilles, dites-moi plutôt où nous nous trouvons ! m’enjoint-elle, tandis qu’elle entame l’escalade du tronc, moi à sa suite. Non, bien sûr ! Vous en seriez bien incapable. Votre cervelle est bien trop développée ! Pff ! À quoi bon penser, si vous ne pouvez imaginer. Ah ! Que les choses sont tristes lorsque l’on a trop de cellules grises là-haut ! Ni trop ni trop peu. Trop, vous ne rêvez plus. Trop peu, vous n’appréhendez plus le monde. Toutefois, personne n’est à l’avoir d’un mot de trop. Dans votre cas, il me semble que votre cerveau a tout juste le bon âge. Mais je peux me tromper.

Hélas, j’ai eu tôt fait de perdre le fil de sa pensée et de son invraisemblable logorrhée que j’aperçois, couchée sur une énorme langue de bœuf, une chenille bleue et moustachue. Et bien que nous nous en éloignions à vive allure, tandis que nous restons sur place, elle demeure encore dans mon champ de vision. Dodue, un narguilé posé à côté d’elle, elle n’a de cesse de tirer dessus, cependant qu’elle me sourit :

– Sans doute, devrais-tu prêter plus d’attention aux enseignements de la reine noire, mon garçon. Sinon, je crains que nous ne nous revoyions point, alors même que tu as eu besoin de moi il y a quelques jours de cela. Enfin, le temps est relatif, surtout ici.

Cependant que sur ces derniers mots, elle disparaît dans un nuage de fumée bleutée.

– Alors jeune homme ! Vous rêvez ? Cela ne va pas du tout, vous ralentissez. Cessez de réfléchir, sinon vous ne pouvez être dans l’action, car tout vous prend de court. Toutefois, vous pouvez toujours agir. Sachez que personne ne naît capitaine, on ne le devient qu’en se forgeant dans l’expérience, me tance-t-elle.

Mais je ne l’écoute pas, trop absorbé à me souvenir de l’identité de la chenille qui s’est ainsi adressée à moi quelques instants auparavant.

– Prenez garde où vous posez vos pieds ! s’exclame-t-elle, comme elle tire soudain en arrière.

– Mais… bafouillé-je, la parole coupée par une violente bourrasque.

Furieuse, elle me fixe d’un regard sévère. Sur sa tête, sa toque meringuée tangue dangereusement, cependant que ses joues tressautent.

– Quand je vous avertis, vous m’écoutez, jeune homme !

Ses yeux jettent des éclairs qui bientôt s’apaisent.

– Enfin, ce n’est rien ; seulement un trou de mémoire dans lequel vous avez failli tomber, me gourmande-t-elle. Sûrement quelque chose qui vous aura échappé et qui aura été avalé.

– Un trou de mémoire, répété-je, incrédule, cependant que d’étranges visions d’un lac surgissaient dans mon esprit.

– Allez-vous encore longtemps répéter tout ce que je dis comme un perroquet ? Pour le moment, tenez-le vous pour dit et mettez vos pas dans les miens, ou nous n’arriverons jamais à prendre les chemins de traverse. De la même manière qu’une réflexion purement linéaire est d’un ennui sans nom, hélas, nécessaire. Toutefois, il ne faut pas hésiter, si l’occasion s’en vient, à se poser lorsque surgit l’obstacle et regarder autour de soi. Ainsi, ne venez-vous point de manquer de tomber dans un trou de mémoire ?

– Heu… heu, oui…

J’ai sûrement l’air ahuri, car ma compagne fronce les sourcils. Ses narines se dilatent, ses lèvres enflent puis disparaissent avant de s’ouvrir en grand et lâcher un long soupir. Cependant, elle n’ajoute rien et fixe le tronc ; la main toujours refermée sur mon poignet.

– Non ! Non et non ! Nous n’arriverons à rien ainsi. Heureux ce trou, car nous allons le suivre et nous verrons bien où il nous mène. Rassurez-moi, jeune homme ! C’est bien dans cette direction que vous vous rendez ? N’importe où, me questionne-t-elle à brûle-pourpoint, l’index pointé en direction de la tache noire d’où s’échappent de vagues murmures accompagnés d’étranges couleurs qui ne sont pas sans me rappeler La Couleur tombée du ciel.

– En fait, je… euh…

– Ah ! Mais cessez donc enfin de manger vos mots. Répondez par oui ou par non ! s’écrie-t-elle avant de me regarder d’un air dubitatif.

Circonspecte, il me semble qu’elle ralentit peu à peu son allure, cependant qu’autour de nous le paysage défile à vive allure.

– Bien, murmure-t-elle d’un air satisfait, comme elle tire de a poche un minuscule banc qu’elle place devant, avant de l’arroser à l’aide d’une pomme, déposée par un angelot de passage.

– Allons ! Prenez place, jeune homme, m’ordonne-t-elle.

– Mais si nous demeurons immobiles, nous allons nous éloigner du trou ! protesté-je.

– Et pourquoi, je vous prie ? Êtes vous sourd ou sot ? me réprimande-t-elle. Je vous l’ai expliqué : ici, il ne faut point bouger pour avancer, les choses viennent à point à qui sait attendre.

Toutefois, comme pour contredire ses paroles, je remarque que ses pieds ont repris leur marche forcée, ralentissant d’autant la folle allure du paysage.

– Ah bien sûr, se souvient-elle soudain. J’eus dû m’en douter. C’est toujours la même chose avec vous, les entre deux âges. Soit vous avez la cervelle trop joyeuse, soit l’on vous perd de vue.

Je me garde bien de lui rétorquer qu’il eut été bien plus agréable de nous installer plus tôt sur un banc, plutôt que de nous retrouver dans l’inconfort d’une posture aussi verticale qu’improbable.

– Rassurez-vous ! Nous ne nous sommes guère éloignés de notre but, poursuit-elle, tandis que nous manquons de peu de percuter un large panneau de bois, sur lequel quelqu’un, manifestement ivre, a tenté d’écrire :

It’s Long, isn’t it ?

Les mains devant sa figure, je l’observe qui plie, déplie, étire ses phalanges à n’en plus finir, tant et si bien qu’ils s’emmêlent.

– Pardonnez-moi, jeune homme. Néanmoins, auriez-vous l’obligeance de tirer sur mon auriculaire gauche ; je crains qu’il ne veuille échanger sa place avec mon index droit.

Hélas, je suis bien en peine de le trouver. Aussi, de dépit, je me saisis du premier doigt venu ce qui me vaut une immédiate réprimande.

– Je m’en voudrais d’être désobligeante. Toutefois, ce que vous tenez là est mon annulaire droit ; mon auriculaire gauche est à trois phalanges au-dessus, juste en dessous du majeur senestre.

À tâtons, guidé par les improbables indications de mon étrange compagne, dont les jambes n’ont pas cessé leur infernal mouvement, je progresse au sein d’une pelote vivante et velue. Mais alors que je tire sur l’un des membres élastiques, une paire d’yeux jaunes se met soudain à briller sous mon nez, avant de disparaître.

– Bravo ! Vous tenez le bon bout ! Vous y êtes presque, m’encourage-t-elle, cependant qu’une foule de minuscules créatures aux corps phosphorescents se rassemble dans la pénombre, intrigué par l’incongru spectacle.

De la taille d’une poupée, je suis frappé par leur visage : ovale, les yeux et leur bouche ne sont que de simples trous. Silencieux, ils secouent seulement de temps à autre leur drôle de figure, avec un bruit semblable à celui d’un bâton de pluie. Soudain, tandis que je tire de toutes mes forces sur le membre élastique, l’un d’entre eux s’avance de quelques pas en ma direction, le bras tendu. Un instant, il semble hésiter puis, résolu, glisse son doigt sous mon aisselle et commence à me chatouiller, sous l’œil hilare de ses complices. Mais cependant que je me retiens d’éclater de rire, de peur de lâcher prise, je le sens qui redouble d’efforts, à mon grand désarroi. Hélas, alors que la phalange récalcitrante cède enfin, il en est un autre qui entreprend de me retirer mes chausses tandis qu’un troisième s’avance une plume entre les bras. Aussitôt, je me mords les joues , en une tentative aussi maladroite que vaine d’étouffer le fou rire qui me monte aux lèvres, comme j’entends un sinistre craquement en même temps que je perds l’équilibre. Pour tout souvenir, j’emporte avec moi l’écho d’un vague cri qui se transforme très vite en une infernale stridulation pendant que se poursuit ma chute ; entre mes doigts gourds, l’extrémité d’un auriculaire m’observe. Dans le ciel, je crois apercevoir la silhouette meringuée de la reine noire, dont le menton semble s’étirer à mesure qu’elle se penche vers moi. Me rappelant ses recommandations, je tente d’aller de l’arrière. Hélas, plus vite je vais, plus je la vois qui s’éloigne jusqu’à n’être qu’un point infime dans l’horizon gris. Dépité, je fourre la phalange dans une poche, cependant que je découvre le paysage qui m’entoure. Mais il n’y a rien, sinon une plage assemblée de sable noire sur laquelle s’échoue une mer couleur nuit.

– Tu peux t’arrêter, si tu le souhaites, me lance soudain une voix venue de derrière. Ici, nous sommes hors de tout et partout à la fois.

Surpris, je sursaute. D’une taille semblable à la mienne, j’aperçois la silhouette d’un garçon, dont les cheveux flottent, bercés par les embruns en provenance de l’océan. Baigné par la pénombre, son visage paraît empreint d’une profonde mélancolie et d’une immense gravité ; à sa manière il me rappelle les trois enfants du conte d’Ombre-Etoile. Il porte des vêtements mal dégrossis et bien trop grands pour lui, bien qu’il ne s’en préoccupât point. Serein, il s’avance vers moi alors que je n’ose pas quitter le sentier, non plus que je ne cesse de reculer, ainsi que me l’a enseigné la reine noire. Arrivé à ma hauteur, je le dévisage enfin. Ses traits, encore juvéniles, ne dissimulent néanmoins en rien l’abîme qui l’habite. Comme j’hésite toujours, il me tend la main et me sourit. Timide, je m’en saisis ; presque osseuse, elle n’en possède pas moins une force peu commune, cependant qu’il m’attire à lui. Les yeux tournés vers le ciel, j’aperçois dans le firmament délavé une minuscule tache aux reflets émeraudes.

– Que regardes-tu ainsi ? m’interroge-t-il soudain.

Surpris par le ton de sa question, je m’apprête à lui répondre, mais il me coupe.

– Il n’y a rien à voir là-haut, sinon les échos de nos rêves et de nos cauchemars, poursuit-il ses prunelles toujours posées sur ma personne.

Interloqué par sa remarque, je tourne à nouveau la tête vers le ciel. La tache verte a disparu et à la place je découvre un horizon tourmenté, strié de bandes oragées et violacées qui se meuvent au gré de vents imaginaires.

– Je… je ne comprends pas, bafouillé-je, les yeux rivés sur le chaos céleste.

À côté de moi, l’enfant en fait autant, cependant indifférent au spectacle qui s’offre ainsi à nous.

– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

De l’index, il surligne dans le ciel des chemins fantasmatiques, comme autant d’invisibles constellations. Troublé, je l’observe, oubliant presque monsieur Jack et son histoire, l’histoire ce garçon nommé Ombre-Etoile. Soudain, de lourdes bourrasques montent depuis la mer et soulèvent des vagues gigantesques qui s’échouent avec fracas sur les éperons rocheux qui jonchent la plage. Est-ce de l’inquiétude, ou bien de la méfiance que je lis dans son visage ? Sans doute, quelque part entre les deux. Toutefois, je crois avoir entraperçu, le temps d’un battement la lueur d’une colère sourde et froide ; une rage amère sans cesse refoulée.

– Viens ! m’ordonne-t-il. Ce sont des vents mauvais et il ne ressortirait rien de bon à demeurer ainsi dehors.

Aveuglé par le sable soulevé par la tempête, l’échine courbée, je m’avance aussi vite qu’il m’est permis. Cependant, l’enfant n’en paraît nullement affecté et brave la tourmente avec détermination ; chacun de ses pas est pareil à une victoire ou plutôt une revanche sur les éléments. Alors que les embruns me fouettent le visage et que les grains de sable l’arasent, j’entraperçois les silhouettes déchiquetées de lourds blocs de pierre d’où jaillissent d’immenses tiges métalliques rouillées ; à quelques pas devant moi, mon compagnon danse comme si de rien n’était, moquant par la même la celui ou celle qui se cache derrière. Par signes, il m’encourage à le suivre, malgré le déchaînement de plus en plus violent des vents. Hélas, mes pieds me semblent comme scellés dans le plomb et chaque pas est une nouvelle souffrance, à mesure que nous nous rapprochons du refuge. Tout sourire, je n’en devine pas moins le tourment qui habite son âme, de même que son regard qui ne cesse de se porter en direction des falaises déchiquetées, situées derrière nous.

– Suis-moi ! me souffle une voix dans la tête, mais je ne reconnais pas la sienne.

Dansant au milieu des rugissants, il joue les trompe-la-mort. Par bonheur, j’aperçois les contours d’une porte en acier, percé d’un épais hublot. Épuisé, je me donne la sensation de soulever à chaque pas le poids du monde ; c’est à peine si je puis mettre encore un pied devant l’autre. Soudain, une main se matérialise sous mes yeux ; l’enfant est là, un sourire éternel accroché sur la figure.

– Merci, soufflé-je comme je m’empare.

Mais alors que je m’apprête à m’engouffrer, à mon tour, dans le dédale obscur, je tourne la tête vers les cieux. La tourmente n’est plus, à la place j’aperçois des visages, des paysages, inconnus pour la plupart.

– Qu’est-ce…

Mais je n’achève pas ma phrase et les mots meurent au bord de mes lèvres ; dans le ciel, les images s’effacent.

– Je te l’ai expliqué, me chuchote l’enfant. Ce sont des échos, des reflets dans les miroirs.

Confondu, je le dévisage un instant, mais son regard demeure indéchiffrable, vide et plein à la fois.

– Le passé est le passé, il éclaire seulement le présent en direction du futur, énonce comme il tourne la lourde roue en acier et referme la porte sur une tempête de métal hurlant, avant d’appuyer sur un interrupteur fiché dans la cloison.

Mais au lieu d’un sinistre corridor, je découvre une galerie fantastique : sur les murs, quelque géant aura riveté d’énormes plaques de cuivre aux reflets orangés. Suspendues aux dessus d’une rangée de tableaux, des lampes à filament illuminent le couloir. Curieux, je m’en approche : ce sont des portraits dont chaque visage a été remplacé par un singulier masque noir et ivoire. Je reconnais néanmoins plusieurs toiles de maître : La Joconde de Léonard de Vinci, un autoportrait de Dürer, Van Gogh à l’oreille coupée ou bien encore la jeune fille à la perle de Vermeer, cependant que je m’interroge sur le sens de leur présence. Derrière moi, je sens le regard de l’enfant pesé sur moi, comme s’il s’amusait de mon désarroi. Un peu plus loin, j’aperçois des daguerréotypes : paysages désolés ou bien nu au milieu d’un décor dépouillé. Tirages magnifiés, il ne s’en dégage pas moins une sombre et poisseuse atmosphère, semblable à un souffle glacé qui s’en échapperait. Perché sur l’un des bras, un oiseau s’envole en croassant, sa tête osseuse et blanche me fixe un instant de ses prunelles emplies de vide avant de disparaître. Derrière moi, l’enfant m’observe, ses mains en coupe devant sa bouche d’où s’échappe le cri lugubre.

– Que sont ces tableaux ? l’interrogé-je.

– Des souvenirs égarés, rien de plus, me rétorque-t-il avec nonchalance.

– Des souvenirs… marmonné-je, les yeux tournés vers les sinistres clichés.

– Tu ne poses pas la bonne question, rit-il comme il s’éloigne dans le corridor.

– Ah ? Quelle est-elle en ce cas ?

Mais l’enfant ne me répond pas ; perché dans les hauteurs, l’oiseau squelette me regarde.

– Nevermore.

– Deep into that darkness peering, long I stood there wondering, fearing,

Doubting, dreaming dreams no mortal ever dared to dream before ;

But the silence was unbroken, and the stillness gave no token,

And the only word there spoken was the whispered word, “Lenore?”

This I whispered, and an echo murmured back the word, “Lenore !”—

Merely this and nothing more.

Les mots s’échappent de mon cœur comme autant d’éclats de douleurs. Pourtant, j’ignore qui parle. Moi, ou l’autre, dont je sens la présence ténue à la lisière de mon esprit ? Détaché, mes pas me transportent auprès de l’enfant. Cependant que je chemine le long du couloir, d’autres paysages, d’autres rumeurs s’offrent à mon regard, panorama surréaliste traversé par des personnages en tout point, au moins, aussi étranges. Alors qu’arbres, et animaux, bâtisses et autres tertres, monuments ou ruines, projettent sur le sol une ombre rassurante, leurs habitants semblent transparents.

– Nevermore, répète en écho, l’oiseau ; le long de mon échine, un frisson remonte et me glace les os.

Les yeux dans le vague, je fixe ces femmes et ces hommes et pense à Peter Schlemhihl, jeune homme sans le sou qui échangeât, non son âme, mais son ombre au diable contre la bourse de Fortunatis. Mais au lieu du bonheur tant espéré, il découvre la solitude que lui procure son nouvel état, à cause de l’effroi qu’il inspire autour de lui. Et moi ? Ai-je vendu mon ombre au diable, ou ne suis-je qu’une ombre errante à la recherche d’un chemin qui n’existe pas ? Las, je contemple mes mains ; elles me sont comme étrangères. Au même instant, une ombre passe dans le corridor, mystérieuse et silencieuse, non sans s’être retournée à ma présence ; son visage ivoire traversé par un sourire narquois. Un moment, elle s’arrêta et me salua, avant de s’éclipser. Déjà, elle n’est plus qu’un vague mirage perdu dans le brouillard qui voile mon esprit. Au bout du couloir, l’enfant m’attend. Combien de temps cela durera-t-il encore ? Je l’ignore, cependant que je me concentre sur le bruit de mes pas qui résonnent dans le corridor. Aux murs, il n’y a rien, sinon d’éphémères et évanescentes paires de prunelles vides aux reflets d’argent, allégorie lugubre d’une âme sèche.

– Que sont-ils ? demandé-je encore une fois.

L’air grave, l’enfant me fixe de ses grands yeux noirs, au fond desquels brillent d’innombrables étoiles.

– Je te l’ai déjà expliqué : des souvenirs égarés.

– Alors, à qui appartiennent-ils ?

À ces mots, son visage s’illumine et ses lèvres s’étirent en un étrange sourire.

– Telle est l’énigme.

Le teint pâle, presque sépulcral, ainsi mêlé dans l’obscurité, il me rappelle presque les sinistres Morlocks de monsieur Wells. Confus, je me tourne à nouveau vers les énigmatiques gravures lumineuses, dont les personnages semblent comme privés d’âme.

– Pourquoi suis-je ici ? Qu’ai-je donc perdu ?

Mes doigts effleurent la surface glacée du rêve. Au-dessus de moi, un corbeau aux yeux liquides me fixe ; son bec largement ouvert, mais aucun son n’en sort.

– Nevermore.

– Back into the chamber turning, all my soul within me burning,

Soon again I heard a tapping somewhat louder than before.

“Surely,” said I, “surely that is something at my window lattice ;

Let me see, then, what thereat is, and this mystery explore—

Let my heart be still a moment and this mystery explore ;—

’Tis the wind and nothing more !”

– Que cherches-tu ?

Énigmatique, l’enfant me fixe. Les traits soudain durcis, il me paraît, tout à coup, âgé, aussi vieux que le temps lui-même, comme s’il souhaitait se confier. Mais il renonce et porte son regard sur une photographie ; le portrait d’un homme à la mine sombre ; habillé avec élégance, il se repose sur une canne au pommeau d’argent.

– Tu as enfin posé la bonne question, murmure l’enfant sans se détourner.

Surpris, je l’observe à la dérobée. Grave, ses traits ne se départissent pas de cette naïveté qui l’habite, tandis qu’il demeure impassible, abîmé dans la contemplation d’un homme dont je doute à présent de la réalité.

– Et toi ? Qui es-tu, si tu n’as rien perdu ?

– Et qui te dit que tel n’est pas le cas, me rétorque-t-il d’un ton teinté d’ironie.

Indéchiffrable, il tourne sa figure vers moi. Les paupières mi-closes, il se détourne aussitôt ; il est quelque chose dans le corps d’un enfant, à moins qu’il ne fût un enfant dans le corps de quelque chose.

– Cependant, tel n’est point ta question. Moi, je suis ce que je suis et c’est bien ainsi, considère-moi seulement comme un guide. Va donc t’en savoir !

D’un geste, il m’invite à le suivre et délaisse les énigmatiques portraits. Hésitant, je fais un pas en sa direction et renonce aussitôt. Les mots me manquent, je les vois qui se détachent et s’enfuient. Alors que je n’aurai qu’à tendre la main pour les rattraper ; je les abandonne à leur sort. Qui est-il ? Pourquoi ? Depuis quand vit-il ici ? Les questions se bousculent. Où sommes-nous ? Dans un monde que certaines baptisent Onirie, ou bien ailleurs encore ? Troublé, je me donne la sensation de me regarder penser ; ombre sur un mur j’observerai mon moi original. Lui soumettrai-je, qu’il ne me répondra pas et gardera son mystère. Parce qu’il ne le souhaite pas, ou parce qu’il ne sait pas ?

Je veux retourner en arrière, remonter la marche du temps, le temps d’un instant ; l’enfant m’attend ; la main sur la poignée d’une porte que je devine sanglante, il m’attend.

– Qui es-tu ?

– Comment ! Tu ne le devines pas !

Dans la pénombre, ses yeux commencent à briller de mille feux, semblables à des éclats de diamants, emplis de vif-argent ; les yeux de monsieur Jack. Ses lèvres s’étirent et dévoilent des dents ivoirines et assassines ; les dents de monsieur Jack. Monsieur Jack qui n’a pas achevé son histoire. Monsieur Jack qui avait son visage, mon visage. Pourtant, je sais que cela ne se peut ; ce ne peut être monsieur Jack qui me regarder ; c’est l’enfant miroir. Pourquoi ?

– Je suis, de la même manière que cet endroit, tout le monde et personne à la fois, rit-il. Tu me vois tel que tu désires que je sois, rien de plus.

Mais son rire sonne faux et j’entends la fêlure derrière les mots, la doublure derrière les mots, la couture dans les mots.

– Alors en ce cas tu es monsieur Jack, lui rétorqué-je. Cependant, je ne puis le croire.

– Bien sûr que je suis monsieur Jack, même si j’ignore qui il est. Je te l’ai expliqué, nous sommes en un lieu miroir où tout se reflète et je suis comme cet endroit, personne et tout le monde à la fois.

Moqueur, il se fend d’une profonde révérence et ouvre la porte en silence. Mais la fêlure est toujours là, une vieille blessure intime et ancienne, qu’il dissimule derrière un masque d’insouciance. Le temps d’un battement, je l’ai vu, cette ombre, une ombre sur son visage, une ombre sur le rivage, la même que j’entraperçus sur cette singulière plage de sable noir ; comme elle m’était semblable. Alors qu’il m’invite à la suivre, je fuis, je fuis et me précipite dans la galerie, au milieu des portraits masqués, des étrangers aux yeux vides tournés vers les ténèbres, des silhouettes égarées qui marchent à l’unisson en une direction qui ressemble à une boucle.

– Pourquoi suis-je ici, alors que je me souviens de tout ? Je me rappelle un matin par temps de brouillard, une lame qui tranche dans le vif et condamne ; la fin d’une histoire, une nouvelle page. Je me souviens des séances, une femme m’accompagne les yeux dans le vague ; un trou dans l’âme. Je revois le train, le train de l’enfer qui me conduit dans les ténèbres. Alors pourquoi êtes-vous là ? Vous que je ne connais pas ! m’exclamé-je, frappant de dépit le mur imaginaire de mon poing.

– Un jour, un homme a perdu son visage et, depuis, il porte un masque. Un autre s’est dépouillé de son ombre et il est devenu un monstre. Enfin, un troisième s’est fait voler son âme et il s’est égaré. Telle est l’histoire que racontent ces tableaux, m’énonce l’enfant dans mon dos.

Du bout des doigts, il en effleure la substance.

– Qui sont-ils ? Je ne le sais pas. Peut-être moi, peut-être toi. Sans doute moi, car je suis tout le monde à la fois, soupire-t-il.

– Alors, qui suis-je ? Moi !

– Un souvenir, souffle une voix derrière moi.


Texte publié par Diogene, 27 juin 2020 à 22h00
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