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tome 3, Chapitre 15 « Chapitre 8 - Monsieur Jack » tome 3, Chapitre 15

Une seule tête à offrir

L’avocat général :

C’est votre dernier mot ? Je ne vous répéterai pas ce que je pense de la gravité d’une telle attitude, ce serait de mauvais goût de ma part…

Landru :

Oui, je sais, vous avez parlé du danger que court ma tête. Eh bien ! je regrette de n’en avoir qu’une seule à vous offrir !

Le salon, le comptoir, son patron, Alexandre ? ses invités, tous ont disparu, à l’exception d’un seul, le dernier. Assis dans un banc, situé sous une pergola, sur laquelle se déploie une glycine couverte de fleurs mauves et capiteuses, il m’observe. Un journal est posé à côté de lui ; nonchalant, il croise les jambes sans cesser de sourire. Pourtant, la flamme qui brillait au fond de ses yeux s’est éteinte, comme soufflée par un vent mauvais. D’un geste de la main, il m’invite à prendre place, cependant qu’il ôte son couvre-chef et l’accroche à une branche dénudée.

— Où sommes-nous ?

Désappointé, à moins qu’il ne fût vexé ; il esquisse une moue.

— Où sommes-nous ? répète-t-il, en imitant mon ton.

— Insolite et singulière entrée en matière de ta part, Alvaro. Un tel manque de politesse ne te ressemble guère, poursuit-il.

Les joues creusées, le teint hâlé, son visage me demeure inconnu, malgré l’étrange familiarité qui se dégage de ses traits, qu’il tente de dissimuler sous ses artifices.

— Sans doute. Néanmoins, si nous ignorons en quel instant du soir ou du jour nous sommes. Comment saurai-je de quelle manière nous devrions nous saluer ? Bonsoir, bonjour, bon après-midi ?

J’ignore si je suis ou non le jouet d’une illusion d’optique, cependant il m’a semblé que sa personne se dédoublait l’espace d’une seconde.

— Je ne te donnerai pas tort. Après tout, l’empreinte que tu laisses dans le temps demeure dès lors que tu choisis ; elle n’est nulle part inscrite. Si tu décides que nous sommes minuit, alors il en sera ainsi, de même si tu affirmes qu’il est midi. En ce lieu, tout reste en mouvement, jamais rien ne s’arrête, sauf si tu le souhaites.

Satisfait, il s’interrompt un instant. Les mots se meurent sur ses lèvres ; ses yeux scrutent l’orée d’un bois impénétrable. Attend-il une réaction de ma part ? Peut-être. Que suis-je censé faire ? Pourquoi suis-je ici, en sa compagnie ? Autant de questions qui m’indiffèrent. Las, je contemple ma main ; elle ressemble à celle d’un spectre avec ses veines qui courent sous une peau, si fine, qu’elle en paraît invisible. En fait, assis à côté, mon esprit en proie au délire, je me laisse glisser vers ce puits sans fond qui m’appelle. Je me figure, funambule, un fil tiré au-dessus, marchant un bandeau sur le visage, ne sachant si le prochain pas ne sera pas le final ; heureux de mon état. Encore, je vois mon reflet dans le miroir. Ce n’était pas moi, mais un étranger.

— Et si, plutôt que de nous pourfendre au sujet d’un temps et d’un lieu qui ne sont que décors, vous m’expliquiez ce qu’il m’arrive ? murmuré-je, indifférent à l’espace qui m’entoure.

— Ce qu’il t’arrive…

Le front plissé, d’une main il attrape son chapeau et s’en coiffe, comme s’il s’apprêtait à partir. Sur le sentier gravillonné, mon ombre soudain s’étire et de la pointe de sa canne, il en dessine les contours.

— Souffle, Alvaro, m’ordonne-t-il, comme il achève son tracé dans la poussière.

Étonné, je ne m’en exécute pas moins. Pense-t-il qu’elle prendra vie ? Hélas, elle demeure égale à sa nature, un fantôme fait de noir et de désespoir, cependant qu’il frappe le sol de la pointe de fer et que s’envole un nuage charge de sable. Mais alors que je me recule, je sens se presser contre moi une invisible présence qui s’éloigne presque aussitôt ; d’elle, il ne reste qu’une profonde mélancolie mêlée de tristesse, comme un être cher qui pleurerait la perte de son autre. Piégé dans une épaisse brume, je l’aperçois qui disparaît, fondue dans la masse sombre du bosquet.

— Non ! voulus-je m’exclamer.

Mais les mots se meurent avant même de franchir mes lèvres. Mes jambes se refusent à me porter et, dans ma poitrine, je sens un instrument se briser. Raide, je crois m’effondrer ; je suis toujours assis sur le banc. À nos pieds, une nuée de pigeons et de moineaux se disputent des miettes de pain que mon compagnon leur jette.

— Qu’as-tu vu, Alvaro ? s’enquiert-il.

De biais, j’observe chacun de ses gestes. Détaché, il me donne l’impression d’être un automate dont les membres accompliraient une tâche qui leur serait propre. Dans mon esprit, la réalité de ma vision s’effrite soudain. Qu’ai-je entraperçu, fuyant dans le bosquet ?

— Rien ? Peut-être rien…

Les mots s’échappent, sans volonté aucune ; ils ne sont plus que des sons à peine articulés, au sens brouillé et défiguré. D’entre les troncs, ce n’est pas la femme que je croyais aimer qui surgit, mais une autre ; une femme au visage dissimulé par un voile noir, une femme qui porte le deuil. Je tends les doigts vers elle ; en fait j’imagine seulement le geste.

— Je ne sais pas, soupiré-je. Un fantôme, un fantasme ?

— Pourquoi un fantôme ? Pourquoi un fantasme ? insiste-t-il.

Sous mes côtes, j’entends la mécanique brisée de mon cœur qui s’emballe tandis que d’une main tremblante je m’empare du petit étui en cuir dans la poche intérieure de ma veste. Entrouvert, je lui laisse découvrir la photographie d’une femme dont le regard échappe à l’objectif, entourée par une brume éternelle. Un instant, je la contemple ; le gousset glisse d’entre mes doigts. Mais je demeure immobile, je le vois chuter puis s’écraser. Grand ouvert, maculé de poussière, l’on n’aperçoit plus d’elle que le buste ; une robe avec un léger décolleté rehaussé de dentelle. Sentencieux, il le ramasse et l’époussette, avant de me le tendre.

— Parfois, lorsque je reviens chez moi, je m’interroge : qui peut-elle bien être ? Une part de moi le sait, l’autre voit en elle une étrangère, ou bien pire un monstre ; une autre encore, une hallucination, une illusion. Et si je n’étais jamais sorti de ce tableau ? Et si je demeurais prisonnier de ce lieu figé dans le temps, mais plongé dans l’univers fantasmatique d’un démiurge ? Pourtant, ce matin de février, à six heures et dix minutes, dans un brouillard où régnait un silence de mort, j’ai vu choir la tête d’un homme, monsieur Verdoux. Encore, j’entends le fer qui s’abat et ouvrir une porte sur l’hiver, une porte sur l’enfer. En cet instant, une femme me serre, m’enserre ; elle s’appelle Mathilde, ou plutôt se fait-elle ainsi appelée ; elle tremble d’effroi. Hélas, en son cœur, il n’y a plus d’âme, seulement un trou noir et infâme qui se nourrit de moi.

Des bois s’échappe soudain un animal, un animal de cauchemar. Quelque chose me souffle que je l’ai déjà croisé ; c’est une jument, sa robe est noire et sa crinière d’ivoire ; elle me contemple et son regard me glace d’effroi ; au fond de ses prunelles la folie et la tristesse. Mais est-ce moi qui ainsi l’apitoie ? Ou bien n’est-ce que le reflet de l’abîme, qui sommeille en moi ? Est-ce la vision du monstre tapie en moi ? À ma gauche… l’autre… L’Autre ? Comment l’appeler ? Sinon, l’Autre ? Figure caméléon, son identité se meut au gré de ses idées, de ses pensées ; de ses fantaisies. L’Autre ne semble pas s’en apercevoir, ou alors le sait-il et préfère-t-il se taire.

— Pourquoi sommes-nous là ? Il y a un instant, j’étais dans un salon de thé Pourquoi ? Auparavant, il y avait cette femme dont le nom m’échappe ; le nom d’un patron et un homme, également.

Les mots se forment, s’enfuient et je les vois. En retrait, j’en parle comme d’un souvenir sans importance, sans appartenance ; une photographie suspendue dans une vitrine. Je me tais ; il ne dira rien, pas encore. Son sourire est toujours accroché à ses lèvres. Pourtant, c’est un sourire sans joie, seulement plaqué sur son visage, à la manière d’un masque, car c’est ainsi qu’il se doit d’être.

— Je te tutoie, mais je ne vous connais pas. Votre visage m’est inconnu, cependant vous êtes l’un de mes familiers. M’aurait-on alors fabriqué ? Façonné de toutes pièces, avant d’introduire dans mon esprit les images d’une lanterne magique, en guise de souvenirs, que je ne saurai m’en étonner.

Une brise légère s’élève et soulève les feuilles jaunes qui jonchent le sol en un tourbillon lumineux et éphémère, car, lourdes, elles refusent de se soumettre à leur nouveau maître et retombent aussitôt. Humides, les rayons du soleil se reflètent dans les veines pourprées. Toujours silencieux, l’Autre à les lèvres pincées ; son sourire s’est effacé.

— Sais-tu qui je suis ? me demande-t-il soudain à brûle-pourpoint.

Il a de nouveau ôté son chapeau et ses cheveux descendent désormais en cascade le long de ses épaules ; il est quelqu’un d’autre encore. Comme je m’apprête à parler, il m’interrompt d’un geste.

— Pardon, Alvaro ! J’ai mal formulé ma question ! Mon identité véritable n’est, au fond, que de peu d’importance en regard de ma nature. À présent, je t’interroge, Alvaro. Que suis-je… Alvaro Estrango ?

Ses mots tombent à mes pieds telle une pierre, rugueuse et abrupte, lourde de sens et de sous-entendus. À l’orée du bosquet, la jument s’est ébrouée, puis s’en est allée. Un instant, elle a suspendu son pas et s’est retournée ; dans ses yeux, la folie. Alors elle s’est cabrée et de son poitrail soudainement éventré en a jaillit un homme, paré de minuit, qui m’a contemplé ; ses prunelles étaient d’argent et son regard d’écarlate.

— À qui s’adresse cette question ? À vous ? Ou bien à moi ? À vous ? Ou bien à toi ? Pourquoi me parler de cette manière, par énigmes et faux-semblants ?

Soucieux, mon compagnon me fixe d’un air attristé. Navré, il secoue la tête.

— Les choses sont ainsi que je ne puis te répondre que par mystères successives.

— Vous, tu me rappelles quelqu’un ; quelqu’un que j’ai rencontré il y a un temps certain. Pourtant, je doute… J’ai retrouvé, il y a plusieurs temps de cela, un carnet et la date qui y figure est hier.

À nouveau, ce n’est plus moi qui prends la parole, mais un autre. Détaché, j’observe mon autre qui les prononce ; ils sont un écho, l’image rémanente dans le miroir ; le scotome à la surface de la rétine.

— L’as-tu ouvert ?

— Ouvert ?

Songeur, je contemple l’objet qui s’est matérialisé entre mes mains.

— Non ! Je n’ose pas.

— Tu as peur d’en déflorer le secret ?

Mutique, je ne peux répondre. Sans l’avoir lu, je sais qu’il renferme une réponse à une question qui doit demeurer un mystère.

— Je crois… soufflé-je.

En face, l’homme nous salue puis se retire à la manière de l’artiste qui red hommage son public, cependant que mon compagnon fixe l’horizon. Sur son visage, j’y devine la peine et le désarroi.

— Que ne me dites-vous pas ? murmuré-je, sans remarquer le glissement du tutoiement vers le vouvoiement.

— Tu le sais déjà, mais la vérité t’accable. Tu n’oses pas poser les bonnes questions. Souviens-toi ! Alexandre t’as expliqué que chacun de tes invités répondrait à l’une de tes interrogations. Les as-tu questionnés ? Non ! Sauf monsieur Schulmeister…

Homme de l’ombre et des cabinets noirs ; je le revois qui s’avance, la gorge béante, ses yeux pleins de ressentiment posé sur moi. J’aurai plongé sa lame dans sa chair ? L’idée me glace, sa seule pensée me terrifie. Ma main serait-elle souillée ?

— Il m’a répondu : devinez monsieur le détective, soufflé-je. Pourquoi ? Pourquoi répondre à ma question, par une autre ? Pourquoi tous m’ont-ils répondu par une énigme ? Sont-ce les règles qui sont ainsi ?

— Elles le sont, Alvaro, me confirme mon compagnon.

— Cependant, elles ne sont pas de mon fait, ajoute-t-il pour couper court à mes protestations.

— Mais du tien, ricane une voix surgie de derrière.

Surpris, je me retourne et découvre l’homme aux yeux d’argent. D’un étui, il sort une paire de bésicles qu’il pose en équilibre sur l’arête de son nez. Nonchalant, il tire l’une des lianes de la glycine et s’y glisse, avant de se balancer comme si de rien n’était.

— Pourquoi est-ce que je te dit cela ? Tu te questionnes, n’est-ce pas. Dans les histoires, dans les contes, souvent il y a un personnage oublié, rejeté dans l’ombre, parfois il rumine vengeance, en d’autres circonstances, non. Je suis de ceux-là. Libre, j’échappe aux règles de ton jeu mesquin, ce qui ne signifie pas que je t’apporterai pour autant toutes les réponses à tes interrogations.

Soudain muet, tout sourire, il se penche vers mon Autre ; entre ses doigts, une carte, le Mat.

— Me permets-tu ?

D’un hochement de tête, l’Autre acquiesce et lui tend le carnet. Satisfait, l’homme aux yeux d’argent bondit et retombe au milieu de la nuée aviaire qui s’envole en poussant des cris perçants.

— Qui est-ce ? interrogé-je mon compagnon.

— Qui est-ce ? répète-t-il en écho. Ne te l’a-t-il pas déjà confié ? Il est le fou, le Mat. Il ne suit aucune règle, ni les tiennes, ni les miennes. Il peut t’aider, comme il peut te perdre.

— Alors, pourquoi n’est-il pas arrivé plus tôt ? rétorqué-je.

Narquois, sa tête se détache soudain et s’en vient me narguer.

— Mais parce que tu ne m’as pas invité, Alvaro, s’esclaffe-t-il, désormais assis dans un fauteuil surgi de nulle part. Ainsi qu’il te l’a expliqué ; je suis libre de mes choix et je fais mien celui de t’apprendre ce qui te terrifie tant. Ensuite, il t’appartiendra de prendre le chemin qui sera le tien ; qui sait ce qui t’y attendra au bout.

Troublé par sa réflexion, je le fixe un instant. Son corps, toujours dans le fauteuil feuillette, indifférent, le livre, cependant qu’un oiseau au ramage encore plus noir que la nuit la plus ombrageuse se pose sur son épaule. Ses yeux ne sont que deux billes obscures qui me transpercent de leur éclat.

Ah, distinctly I remember it was in the bleak December ;

And each separate dying ember wrought its ghost upon the floor.

Eagerly I wished the morrow ;—vainly I had sought to borrow

From my books surcease of sorrow—sorrow for the lost Lenore—

For the rare and radiant maiden whom the angels name Lenore—

Nameless here for evermore.

Les vers de Poe résonnent à la manière d’un avertissement. Narquois, l’homme aux yeux de vif argent me contemple, son organe a réintégré son enveloppe. Les genoux croisés, il étend les bras puis les abaisse brusquement et fait tomber sur nous une soudaine obscurité, cependant qu’un vent mauvais commence à souffler. Néanmoins, je ne ressens aucun désagrément, pas même le froid que je devine pourtant mordant. D’entre ses doigts surgit une pipe en ivoire au fourreau rougeoyant, tandis que jaillissent de terre les murs d’une maison de maître.

— Me reprocherais-tu mon choix du décorum ? lance-t-il à mon Autre, dont les sourcils se froncent soudain. Ne penses-tu pas que nous manquions quelque peu de confort ? Une lecture au coin du feu. N’est-ce pas la chose secrète dont rêvent tous les enfants, petits et grands, de ce monde ? Et en parlant de feu, voici que je crois que j’ai oublié la cheminée.

Alors, joignant le geste à la parole, il frappe par trois fois ses mains, cependant qu’un pan du mur s’effondre et dévoile un foyer assez vaste pour y rôtir un bœuf entier.

— N’aurais-tu point quelque peu la folie des grandeurs ? Nous sommes dans une demeure, non le palais d’un empereur, le questionne amusé mon Autre.

Les lèvres retroussées, il se passe un long moment l’index sur le menton, les yeux tournés vers l’âtre.

— Ma foi… Sans doute, as-tu raison ? S’il n’y a que cela pour te faire plaisir.

L’instant d’après, nous sommes assis tous trois autour d’une cheminée de marbre rouge dans laquelle un feu généreux nous dispense une chaleur bienvenue. Silencieux, je scrute l’un après l’autre mes hôtes ? Mes invités ? Qui sont-ils ? Des ombres ? Des songes ?

— Beaucoup de questions et peu de réponses, n’est-ce pas, Alvaro ?

Surpris, je lève les yeux et aperçoit la figure grave de cet homme étrange au regard d’argent. Ses bésicles posées sur la couverture du livre, je découvre son visage. Ni sarcasmes ni moquerie ; il m’observe. Pourtant je sens au fond de moi quel danger il peut représenter.

— Est-ce cela que tu désires, Alvaro ? Que je te raconte cette histoire qui t’effraie, comme je te terrorise.

— Oui ! lui rétorqué-je d’une voix ferme. Mais avant, je veux savoir une chose.

Un sourire complice se dessine sur ses lèvres, tandis que sa langue passe dessus, dévoilant des dents acérées et ivoirines.

— Et qui te dit que je te répondrai, monsieur le détective ? ricane-t-il doucement.

— Alors tu ne jouerais plus à ton propre jeu, lui lancé-je sur le même ton.

— Voilà qui me plaît, Alvaro. Pose donc ta question que nous y apportions notre touche.

Assis au fond de son fauteuil, il paraît d’un coup lointain, inaccessible, semblable à un dieu sur son Olympe ; les jambes et les bras croisés, il savoure l’instant, le moment où les mots se bousculent et où les pensées se figent.

— Qui es-tu ?

Sur son visage, son sourire s’élargit.

— Qui suis-je ? ronronne-t-il emphatique. Certains diront que je porte bien des noms, mais c’est une méprise ; ils me cofondent avec mon antagoniste. Je n’en ai qu’un et il suffit bien ; je suis Jack, Alvaro ! Jack aux yeux d’argent, celui qui ose et qui exauce.

Est-ce une hallucination ou de la fascination, pourtant il me semble qu’une brume soudaine l’entoure, le drape, cependant que dans sa main luit une lame à l’éclat écarlate. Un trait glacé parcourt mon échine, tandis que je me remémore le regard plein de morgue et de haine de monsieur Schulmeister lorsqu’il me vit. Un homme se tient derrière lui, une lame entre les doigts, il a mon visage, son visage.

— Que t’arrive-t-il, Alvaro ? N’ai-je point répondu à ta question ? Dangereux, je le suis, car je ne connais aucune limite… Toutefois, tu te méprends sur ma personne, parce que je ne représente aucune menace pour toi.

Ma langue se colle à mon palais ; je sens la vérité qui fissure ma réalité, cependant que je lutte pour en conserver l’intégrité.

— Alvaro, chuchote soudain mon Autre. Toute vérité possède sa part de douleur, mais la liberté est à ce prix. Laisse-le te guider, je t’en prie.

Les poings serrés, je me lève d’un bond et m’en vais pour le frapper. Mais mon geste s’arrête et ma main retombe mollement le long de mon corps ; il n’a pas esquissé le moindre mouvement d’esquive.

— Je… je…

Mais le souffle me manque et je m’effondre dans ses bras.

— Alvaro. Ce soir, je ne serai ni le tueur ni l’exécuteur, mais le conteur, le narrateur. Dans toute histoire, conte, légende ou mythe, plusieurs vérités se cachent ; chacune s’appréhende à sa manière. Je vais te parler d’un enfant, un enfant tout ce qu’il y a de plus ordinaire, de ses parents également, du diable et d’un autre enfant qui est son ami imaginaire.

Étendu sur le sol, je me sens rétrécir, mes membres se raccourcissent et mon corps, ma tête rapetisse ; je rajeunis et j’oublie qui je suis. En face de moi, un homme au regard doux, malgré ses yeux bizarres qui brillent de mille feux, me sourit. Il tient, ouvert sur ses genoux, un large livre dont la couverture en cuir part en lambeaux.

— Qui es-tu, monsieur ? l’interrogé-je, l’index tendu vers lui.

— Ne t’as point appris qu’il était malpoli de pointer ainsi les gens que l’on ne connaît pas ? me rétorque-t-il avec une grosse voix.

Bête, je fixe un instant mon doigt, puis le retire aussitôt et le cache derrière mon dos.

— Pardon, monsieur, marmonné-je, contrit.

Renfrogné, vexé, je baisse les yeux en direction du tapis sur lequel je suis assis.

— Je m’appelle Jack et, parce que j’ai les yeux gris et étincelants, on me surnomme Jack aux yeux d’argent.

— Jack aux yeux d’argent ! m’exclamé-je, cependant qu’il chaussait une paire de bésicles aux reflets moirés. Ça sonne drôle pour un conteur…

— Mais qui te dis que je suis seulement un conteur, peut-être suis-je aussi un tueur, un exécuteur, ou encore ensorceleur, s’amuse-t-il.

Autour de lui, les ombres grandissent et la pièce s’obscurcit ; dans la cheminée, les flammes mugissent. Enténébré, je ne vois plus que ses yeux briller derrière ses lunettes cerclées. Posé sur ses genoux, le livre s’ouvre soudain et les pages virevoltent follement, tandis que s’en échappe une nuée de personnages qui, tour à tour, s’avance et me salue avant de disparaître dans les murs.

— À présent, mon enfant, que tous sont présents, nous allons commencer la séance. Elle sera particulière, n’en doute surtout pas. Il y aura de la magie et des périls insurmontables, des histoires d’amour et d’effroi ; l’hybris est à l’origine de bien des tragédies et les coupables sont souvent punis. Ce sera par cette voix-là que nous entreprendrons notre voyage dans ce conte qui narre l’histoire d’un garçon, nommé Ombre-Etoile.

— Pourquoi Ombre-Etoile ? l’interrompe-je. Est-ce parce que toi monsieur, qu’on surnomme Jack aux yeux d’argent, il a une ombre faite de tissu d’étoile ?

Sentencieux, il ouvre des yeux immenses.

— Et sais-tu ce que font les ogres aux petits enfants qui désobéissent ? mugit-il d’une voix comique.

— Il les mange ! poursuit-il. Alors maintenant, fais donc silence que je commence et n’essaie pas de déflorer l’histoire, cela serait fort dommage.

— Pardon, monsieur Jack. Je ne recommencerai pas.

Enfoncé dans son fauteuil, il frappe des mains et le livre s’élève aussitôt tandis que sa voix s’en échappe.

— Imagine-toi dans une maison, aussi semblable que celle où nous nous trouvons. Dans le salon, un petit garçon joue avec son train en bois, son père lit le journal, sa pipe posée sur un guéridon et sa mère occupée à repriser une écharpe ; son doigt adroit passe avec aise le fil dans le chas. Le seul bruit que l’on entend est le battement de la vieille comtoise. Écoute ! Tic ! Tac ! Tic ! Tac !

Dans la pièce, adossé au mur, j’aperçois la silhouette d’un coffre allongé, tout en hauteur, à l’intérieur duquel se meut de gauche vers la droite, puis de la droite vers la gauche, une lourde masse de métal. Un peu plus loin, une ombre est penchée sur un circuit en bois. À sa droite, des volutes de fumée bleues s’élèvent et répandent une odeur familière ; à sa gauche me parviennent les bruits de tiges de fer qui s’entrechoquent.

— Soudain, quelqu’un frappe à la porte. Boum ! Boum ! Boum ! Des coups rudes et sourds. Pourtant personne ne doit venir ce soir. Le père n’a-t-il point ordonné que le souper leur soit servi à huit heures dans la grande salle ? Étonné, le garçon se tourne alors vers son père, puis sa mère. Mais la seule réponse, qu’il obtient, est un regard sévère ; le même regard auquel il a droit quand il est puni et doit aller dans sa chambre.

— Pourquoi le punir parce que quelqu’un frappe à la porte ? Ça n’a pas de sens, monsieur Jack, m’exclamé-je, avant de me souvenir qu’il ne faut jamais interrompre un compteur.

Mais son sourire complice m’apaise et il poursuit, un doigt sur les lèvres.

— Sévère ! Oui, l’est le regard de son père. Mais celui de sa mère ; à l’intérieur brille une curieuse lueur. Ne sachant que faire, il veut questionner son père. À la place, sa mère l’attrape et lui demande de monter dans sa chambre. Nous devons avoir une discussion entre grandes personnes, argumente-t-elle. L’enfant n’insiste pas trop et obéit. Ayant ramassé ses jouets, il s’en va sans mot dire.

Étonné par sa négligence, je lève la main bien en l’air.

— Hé bien ! Voilà qui ne manque pas de me surprendre, mon garçon. Depuis quand suis-je un instituteur qui enseignerait à son élève ? s’esclaffe monsieur Jack.

Penaud, je baisse le bras et penche la tête en avant, cependant qu’il éclate d’un rire tonitruant.

— Pose donc ta question !

Rasséréné, je redresse le buste et, fier comme d’Artagnan, je m’époumone :

— Je ne connais pas cet enfant, pourtant je trouve qu’il manque singulièrement de curiosité. Personne n’est attendu pour le dîner. Un étranger frappe à la porte et il est renvoyé dans sa chambre. Vraiment, je ne le comprends pas.

Tout sourire, Jack se penche vers moi ; ses dents brillent de mille éclats.

— Et si tu écoutais la suite de l’histoire. Peut-être, ce garçon possède-t-il plus de ressources que tu ne le supposes. Enfermé dans sa chambre, il ne s’en laisse pas compter. À peine ferme-t-il la porte à double tour, prenant bien soin d’obturer le trou la serrure, ses jouets rangés dans un coin, qu’il se précipite vers le centre et soulève l’une des lattes du plancher.

Petite souris dans son nid, je l’aperçois qui ôte la lame du parquet et la pose à côté de lui. Sûr de lui, il colle son oreille, puis se relève et s’en va en direction de son bureau, dont il ouvre l’un des tiroirs pour en sortir un curieux tube coudé en haut et en bas.

— Ne t’avais-je point averti qu’il était plein de ressources. Ainsi pourvu, c’est avec précaution qu’il surprend une bien singulière conversation. Ne voici donc pas qu’un étranger, s’est avancé, grand seigneur, osant, suprême familiarité, prendre place dans le fauteuil de son père et s’emparer de sa boîte de cigares. Sa mère a détourné le regard tandis que son père se demande si cet homme ne se moquerait pas de lui lorsqu’il exige de lui une chose qui n’existe même pas, sinon dans les contes et les légendes.

— Dis, monsieur Jack. Qu’est-ce que cet homme exige ? Une âme, comme le Diable lorsqu’il signe des contrats avec les mortels en échange de pouvoir ou de richesse ?

Est-ce l’un de ses tours, ou bien ai-je vu une lueur s’allumer au fond de ses yeux ?

— Mais oui, mon petit. C’est bien le diable en personne, avec à la main un contrat en bonne et due forme. Hélas, même pour les incroyants, dès lors que leurs âmes lui appartiennent il n’y a rien qu’ils ne puissent faire. Cependant, laisse-moi t’en narrer la suite, susurre-t-il les mains jointes devant sa bouche.

Les joues gonflées, il souffle alors entre et une épaisse brume envahit la pièce.

— Comment cela, l’ombre de mon fils ! s’exclame un homme.

Furieux, il darde un regard noir à son interlocuteur négligemment assis dans son fauteuil.

— Mais oui, son ombre. Vous avez tenté de me tromper par un grossier subterfuge, pourtant je ne vous en tiens pas rigueur. Aussi, pourquoi vous emporter ainsi ? D’autant que je ne reviendrai nullement sur l’offre que je vous ai déjà faite.

Hébété, l’homme ouvre la bouche puis la referme ; de l’autre côté de la pièce, il aperçoit une femme penchée sur son ouvrage, l’air revêche.

— Vraiment ? marmonne-t-il.

— Oui ! Mais gardez-vous bien de me duper une fois de plus ou il vous en cuira, ronronne alors son interlocuteur, cependant qu’il s’empare d’un cigare et le décapite.

Derrière ses verres fumés, ses yeux brillent de mille feux, tandis que du bout de ses doigts jaillit une minuscule flamme.

— Me suis-je bien fait comprendre ?

L’homme acquiesce d’un hochement de tête.

— Dis, monsieur Jack, murmuré-je de ma voix la plus fluette, de peur de troubler l’atmosphère si singulière.

— Patience, mon garçon. L’étranger s’en ira bientôt et tu pourras me poser toutes les questions que tu désires.

Les lèvres pincées, je gonfle les joues et secoue la tête, rageur. Dans la pièce, satisfait, l’étranger tire sur son cigare dont l’extrémité rougeoie, puis se lève avant de s’éclipser dans un nuage de fumée.

— Trois jours, n’oubliez pas ! résonne sa voix. Ah, ah, ah.

Dans le salon, la mère lui lance un regard noir, avant de disparaître dans les étages. Seul le père semble perdu dans des pensées qui n’appartiennent qu’à lui.

— Alors, mon garçon. Tu dois te poser beaucoup de questions, n’est-ce pas.

Fasciné, je contemple ses yeux, dont les prunelles argentées semblent vouloir tout dévorer, qui ne sont pas sans me rappeler ceux de l’étranger. Cependant, je préfère ne rien dire et l’interroge plutôt sur l’enfant et son âme.

— Monsieur Jack. Pourquoi l’étranger pense-t-il que le père de l’enfant l’a trompé ? Où est donc passée son âme ?

Les bras étirés, il attrape son livre, avant de le poser sur ses genoux.

— Bien des questions qui nécessitent autant de réponses. Ne t’ai-je point déjà expliqué qu’il était plein de ressources ?

— Oh si ! Mais il n’est ni sorcier ni magicien ! Alors comment cela est-il possible ?

— Et si je te confiais qu’il avait un ami ?

— Un ami, répété-je, étonné.

— Oui, un ami. Mais un ami imaginaire, un enfant comme lui, qui vit de dans un monde qui n’appartient qu’à lui, renchérit-il, cependant qu’il brandit devant lui un immense miroir de plain-pied.

À l’intérieur, j’y découvre l’enfant inquiet qui s’adresse à son reflet.

— Je te présente Tunglbarn ; premier des reflets.

Dans la psyché, l’enfant plonge une main dans la poitrine de son compagnon et lorsqu’il la ressort, elle tient entre ses doigts un cœur battant et l’échange contre un objet de même taille, aux reflets mordorés.

— Tunglbarn ? l’interrogé-je.

— Oui, Tunglbarn ; l’enfant lune.

L’enfant-lune, j’ignore pour quelle raison, mais ce nom sonne de manière étrange à mes oreilles, comme s’il éveillait en moi des souvenirs qui ne m’appartiennent pas.

— Mais, monsieur Jack. Que s’est-il se passer ? Est-ce que l’enfant aura échangé son cœur contre un autre ?

L’air grave, il me fixe de ses yeux si bizarres. Pourquoi ne me répond-il pas ? Inquiet, je m’apprête à me lever quand une idée nouvelle surgit.

— Monsieur Jack… marmonné-je d’une voix atone.

Autour de moi, l’obscurité semble s’épaissir, comme si les ombres, ce tantôt disparues, venaient à réapparaître.

— Oui…

Est-ce lui que j’entends, ou bien cette silhouette qui soudain s’avance. De ma taille, presque aussi semblable que moi, sa peau est noire, noire et piquetée d’étoiles ; il m’effraie. Recroquevillée sur moi-même, je ferme les yeux, je me refuse à voir l’indicible, l’indécidable, l’inachevé.

— Monsieur Jack, piaulé-je pour conjurer la présence néfaste.

— Je suis là mon garçon, me souffle-t-il. Que puis-je pour toi ?

Timidement, j’entrouvre les paupières ; les ombres ont disparu et monsieur Jack est là, assis dans son fauteuil, le livre posé sur ses genoux.

— L’enfant a confié son âme à Tunglbarn et en échange il lui a remis un cœur factice, car c’est bien ainsi qu’il a trompé le diable.

Les yeux penchés sur le tapis, je m’imagine le désarroi de cet enfant dont les parents font de lui l’objet de leur désir. Cependant que je relève la tête, j’aperçois les prunelles incandescentes de monsieur Jack. À quoi peut-il bien penser, lui qui demeure si silencieux ? D’un geste, il m’encourage, mais les mots ne viennent pas.

— Est-ce que je poursuis mon histoire, ou bien as-tu encore une question à me poser, avant que je ne reprenne ma narration.

Une question ? J’aurai mille questions à lui soumettre, mais la terreur m’enserre et je renonce dans un souffle.

— Non, monsieur Jack. Continuez plutôt la suite de l’histoire. Mais… mais pourquoi ? Pourquoi son père a-t-il accepté de marchander son âme ? Son fils n’est-il pas ce qu’il a de plus cher ?

Une ombre éclaire soudain son visage et soudain il paraît beaucoup plus vieux, cependant que son sourire s’en revient aussitôt assombrir cette figure devenue un instant bien trop sérieuse.

— Pourquoi marchander ainsi les attributs de son fils ? Une question qui a hanté et qui occupera encore bien longtemps des générations d’humains, mon garçon. Rappelle-toi de ce que dit le père à propos de l’âme.

— Elle n’existe pas, elle n’est qu’un idée, une création d’hommes et de femmes de l’ancien temps qui était animée par les croyances et non par la connaissance et la science, soufflé-je.

En face de moi, monsieur Jack opine du chef ; une lueur sinistre luit au fond de ses prunelles.

— Quelle tristesse, soupiré-je. Mais il n’empêche, je veux la suite de l’histoire, car si je devine bien, il va échanger son ombre contre une autre, n’est-ce pas.

Comme pour me donner raison, monsieur Jack, le sourire aux lèvres, avec toujours ses petites dents fines et ivoirines, referme le libre et souffle dessus, soulevant un épais nuage de poussière qui nous enveloppe et nous plonge à nouveau dans ce récit interlope.

— Enfant ! Enfant ! Enfant des miroirs ! Viens à moi, car j’ai besoin de toi.

C’est par cette voix presque adulte que je l’entends pour la première fois. Dans le reflet du miroir, un autre lui fait face, il a la même taille, le même visage, pourtant il me semble si différent, si insouciant. Reviens demain, l’enjoint-il, cette nuit je tisserai une ombre dans l’éternité des cieux. L’enfant acquiesce et s’en va ; à l’envers, l’enfant le regarde, triste et terrifié à la fois. Il tourne ses yeux vers la voûte céleste et brandit devant lui une paire de ciseaux. Puis, en donnant de grands coups, il déchire la toile, la découpe, puis à l’aide de fil et d’une aiguille, la raccommode et la retend. Puis, avec une craie arc-en-ciel, il dessine un patron calqué sur son ombre. Tchouic, tchouic, fond les lames métalliques tandis qu’elle tranche l’étole. Silencieuse, est la pointe lorsqu’elle s’enfonce dans le tissu. Ainsi travaille-t-il jusqu’à ce que la lune enfouie, le soleil verse ses rayons par l’orée du jour.

— Qui est-il, monsieur Jack ? m’enquiers-je à demi-voix, cependant qu’il s’endort.

— Il s’appelle Stjörnbarn, l’enfant étoile.

— Stjörnbarn, murmuré-je, cependant que le soir s’en revenait et que les deux protagonistes se retrouvaient.

Son reflet tenait entre ses bras une étole piquetée d’argent, un tissu venu des cieux. Il le contemplait avec tristesse, à la manière d’un secret qui serait trop lourd à porter. Mais il en est ainsi et l’enfant a fait son choix. Il ne crie pas quand il lui arrache son ombre, non plus qu’il ne pleure quand il la raccommode, au contraire il serre les poings et la mâchoire, contenant la douleur qui le saisit. Alors son reflet se renferme et lui murmure ces quelques mots.

— Maintenant que tu es Ombre-Etoile, car c’est ainsi que l’on te nommera, tu oublieras encore un peu plus que tu es toi et je serai encore un peu plus toi. Demain, prends le lit et prétexte une fièvre maligne. Le soir, quand les vêpres sonneront dans le lointain, le diable s’en viendra réclamer son dû. Ne te montre pas et attends qu’il reparte.

Dans la solitude de sa chambre, je le vois qui se retire ; sur le mur, son ombre scintille.

— Monsieur Jack ?

Le regard absent, il paraît ailleurs, prisonnier de cette brume étrangère qui semble s’insinuer dans la pièce. Inquiet, je me lève et m’avance vers son fauteuil qui, tout à coup, m’a l’air immense, à l’image du géant qu’il est.

— Monsieur Jack ? l’appelé-je encore une fois, comme il ne me répond pas, cependant que je tire doucement sur la manche de sa veste.

Souple au toucher, je n’en frissonne pas moins tant j’ai l’impression de saisir une ombre.

— Qu’y a-t-il mon garçon, murmure-t-il soudain, le visage penché vers moi.

L’air grave, il me dévisage avec une anxiété mal dissimulée, malgré son apparence joviale.

— Je… je… monsieur Jack, vous vous êtes assoupi et j’ai pris peur.

— Assoupi ! éclate-t-il de rire. Billevesées que cela ! Non, non mon garçon, j’explorais la suite de notre histoire. N’es-tu point curieux de savoir.

— Si ! Si ! rétorqué-je d’un ton péremptoire. Mais…

— Mais ?

Les yeux baissés, je n’ose encore croiser le regard de cet homme si changeant.

— Est-ce que je te ferai peur ?

Mais je secoue la tête, malgré le malaise diffus qui m’habite.

— Non, monsieur Jack, marmonné-je. Mais, mais, vous sembliez perdu, alors j’ai été effrayé, vous étiez soudain si différent.

Derrière ses bésicles, j’aperçois un brasier qui s’élèvent du fond de ses yeux, des flammes immenses et généreuses qui m’apaisent. Un sourire sur les lèvres, il passe sa main dans mes cheveux et les ébouriffe.

— Quelle est donc cette question qui t’obsède tant ? Car ce n’est pas tant ma personne qui t’intéresse.

Je secoue la tête en signe de dénégation.

— Monsieur Jack. Pourquoi son reflet l’avertit-il qu’il deviendra un peu plus lui ? Je pensais que l’âme était le réceptacle de tout ce qui fait d’une personne ce qu’elle est. Enfin, c’est ce que raconte toutes les histoires, marmonné-je, le regard tourné vers mon ombre projetée sur le tapis.

— Mon garçon, personne n’est capable de voir une âme, elle brille bien trop fort et aveugle celui qui la contemple, l’ombre est là pour la voiler. Mais à la manière d’un papier photographique, elle est impressionnée par cette lumière spirituelle. Comprends-tu ce que cela signifie ?

À quatre pattes sur le sol, je dessine du bout de l’index les contours de mon ombre. Que je grimace ou que je souris, elle est indifférente, mais que je bouge et elle en fait autant.

— Je crois que oui, monsieur Jack. L’ombre serait en fait un écho de l’âme, une projection sur le mur de la réalité.

Cependant que je prononce ces mots, je me sens devenir autre. Pourtant j’ai l’étrange sentiment qu’il manque encore quelque chose.

— Monsieur Jack. L’enfant confie son âme et son ombre, mais le diable s’en revient encore une fois, n’est-ce pas ?

Entouré par des ombres, son visage seul émerge de ce maelström, semblable à la figure crayeuse de la lune. Ses yeux ne sont plus que des puits sans fond, où brûlent des flammes infernales et ses lèvres retroussées dévoilent sa dentition de carnassier. Pourtant, je ne ressens aucune appréhension, aucune peur face à ce personnage, incarnation du diable, dont le visage n’est autre que le mien. Silencieux, il se contente de me fixer, à l’affût de mes moindres pensées.

— Je crois que je devine, monsieur Jack. Le diable s’en revient et réclame alors le visage de l’enfant, en échange de ses présents.

Pour toute réponse, j’entends des voix qui résonnent dans la pièce.

— Que ne devrai-je faire ? Non ! Non ! Ne dites plus un mot. Une fois de plus, vous avez tenté de vous jouer de moi, vous mériteriez votre châtiment, si vous ne m’étiez pas aussi sympathique. Ah ! que ne suis-je faible avec vous autres mortels. Vous me poussez dans mes retranchements, vous abusez de ma patience, pourtant je vous tends encore la main, une dernière fois. Maintenant, vous vous interrogez, vous tremblez, quelle autre chose vais-je donc demander ?

— …

— Une chose insignifiante, une farce digne d’un carnaval, un symbole, rien de plus. C’est si abstrait. Sa persona, voilà ce que je vous réclame à présent ; seulement sa persona. Mais que vous abusiez encore une fois de ma confiance et je disparaîtrais et tout le reste avec.

La voix, bien que doucereuse, n’en demeure pas moindre terrible, traîtresse et lourde de menaces.

— Monsieur Jack ? tenté-je.

Mais monsieur Jack ne me répond pas, monsieur Jack a les yeux du Diable, monsieur Jack est redevenu le Diable et il me regarde.


Texte publié par Diogene, 26 avril 2020 à 09h00
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