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Lettre aux docteurs Roubinovitch, Rogues de Fursac et Vallon

On m’accuse d’avoir assassiné des gens parce ces gens ont disparu. La plupart étaient fâchés contre leur famille. Ils sont partis quelque part et n’ont, certes, aucun souci de venir se jeter au milieu d’une pareille affaire de justice. Qu’on me laisse libre et je les trouverai ! On m’accuse d’avoir eu plusieurs maîtresses, dix, je crois. Regardez-moi et regardez ma tête avec ses bosses. Tout ceci est tellement bête, qu’après m’être expliqué plusieurs fois, mais toujours vainement, j’ai résolu de ne plus répondre. J’aurai commis ces abominations pour voler mes victimes : leur voler quoi ? Elles n’avaient que des valeurs russes et leurs meubles étaient en bois blanc.

Je les aurai tuées étant en « colère furieuse » contre elles ? Mais tout de même, on ne se met pas en colère douze fois de suite… Vous me demandez si je ne les ai pas assassinées ? Je ne sais pas quel goût cela a.

Henri Désiré Verdoux

— Si vous voulez bien vous donnez la peine de me suivre, monsieur. Soyez le bienvenu dans notre établissement.

Créature délicate, je n’ose dire délicieuse. Fille de Joséphine et de Sarah, elle m’accueille au cœur d’un décor digne des plus grands romans de cape et d’épée. Aux murs, suspendus du plafond jusqu’aux plinthes, de lourdes tentures de brocard rouge encadrent des portraits daguerréotypes de femmes, ou plutôt de courtisanes, habillées de bijoux ou de fanfreluches. D’un hochement de tête, je la remercie.

— Merci, mademoiselle. Cependant, je désire m’entretenir avec Madame Claude. Pourriez-vous me conduire à elle ? murmuré-je.

— Monsieur est bien audacieux. Toutefois, je suis au regret de vous dire que Madame Claude ne pourra vous recevoir. C’est que… elle n’accorde ses faveurs qu’à des gens bien particuliers, minaude-t-elle. En revanche, pourquoi ne pas m’offrir une coupe de champagne ; du Cristal Roederer, par hasard.

Un doigt posé sur ses lèvres, je décline son offre avantageuse et lui glisse entre les mains la carte remise quelques jours plutôt par le docteur Bleuler. De fort délicate facture, quelqu’un y a gravé le portrait d’une femme à l’allure androgyne, surmonté d’un nom peint en lettres dorées : angélique. De profil, elle rappelle les canons de beauté de la Grèce antique ; sans doute était-ce là l’effet recherché.

— Navré de vous décevoir, ronronné-je à son oreille. Mais je me permets d’insister.

Boudeuse, elle referme les doigts sur la carte.

— Ainsi, tel sera votre désir, monsieur, soupire-t-elle. Hélas, moi qui me faisais une joie de vous tenir compagnie ! Me voici esseulée. Ah ! Fort bien! Et qui dois-je annoncer en ce cas?

Un sourire complice sur les lèvres, je me rappelle soudain que tout n’est que jeu et que celui qui s’en vient en ces lieux sera détroussé en toute conscience.

— Contentez-vous de lui remettre la carte que je viens de vous confier ; mon nom ne saurait éveiller en elle le moindre souvenir.

— Comme monsieur voudra, me rétorque-t-elle d’une voix presque maussade. Cependant, sa voix se meurt dès que ses yeux tombent sur le portrait dessiné.

— Y aurait-il un problème, mademoiselle, susurré-je d’un ton sucré, comme elle manque de défaillir.

— Oh ! Surtout pas, monsieur. Aucun ! Je vous en prie ! Asseyez-vous donc au comptoir, je vais voir si madame peut vous recevoir de suite.

J’acquiesce d’un hochement de tête, puis m’installe sur l’un des tabourets mis à disposition des clients. Derrière, une demoiselle, habillée d’une robe presque transparente, s’affaire. Toutefois, je me mets à regretter ma venue en ce lieu, où chaque pas pourrait ressembler au supplice de Tantale et d’où l’on ressort la bourse, incontestablement, délestée. Un peu plus, j’avise ce qui semble être une copie, quelque peu détournée, des Hasards Heureux de l’Escarpolette, tandis qu’en face un miroir placé de biais permet à quiconque y poserait le regard d’admirer et de jouir, dans la plus grande discrétion, des visions paradisiaques des bains turcs, si j’en juge par les inscriptions et le décorum des lieux. De l’autre côté, assises dans un canapé, aux innombrables coussins, des femmes, jeunes pour la plupart, m’observent de loin et devisent, pointant de temps à autre un index en ma direction. Par politesse, sans doute par jeu aussi, je les salue en même temps que je leur glisse, un sourire complice ; tout n’est que fantasme ici, après tout. Cependant, je m’interroge encore que les raisons de l’insistance du docteur Bleuler à m’enjoindre à me rendre en ce lieu, le numéro douze de la rue Chabanais. Malgré mes habits de bonnes coupes, je ne me sens pas à ma place, alors qu’une partie de moi-même se réjouit.

Mais de quoi ?

Perdu dans mes pensées, j’observe à la dérobée le ballet incessant des clients et de leurs accompagnatrices. Parfois, une cloche sonne et alors l’une de ces demoiselles se précipite ; l’écho d’un gloussement ou d’un rire derrière elle. Le fantôme ? Le Fantasme d’une présence ? Hélas l’amusement que me procure leur vision ne saurait en rien réparer l’inquiétude qui m’étreint chaque jour un peu plus. De plus en plus terribles sont ses nuits. Jusqu’où irons-nous, mon amour ? Les yeux dans le vide, je soupire tandis que je me rassure, car ses cauchemars ne semblent pas encore déteindre sur sa conscience ni ses facultés intellectuelles. Ne doit-elle pas la semaine prochaine rencontrer le recteur de l’université de Strasbourg, monsieur Albert Einstein ? D’autre part, le docteur Bleuler attend une réponse du directeur du Burghölzli. En effet, quelque temps auparavant, ce dernier lui a adressé une longue lettre dans laquelle il lui rapportait les récits de rêves troublants et récurrents de certains de ses patients, qui lui ont paru non sans lien avec la pathologie dont souffre Mathilde. Et sans doute a cela-t-il à voir avec l’affaire qui m’occupe aujourd’hui. J’ose l’affirmer tant le souvenir de son visage soudain fermé, à l’instant où il examinait Mathilde pour la première fois, me hante encore.

— Monsieur ! Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre. Madame Claude va vous recevoir dans son bureau.

Les cheveux d’un blond vénitien, tirant vers le roux, une frêle créature aux épaules largement dénudées me dévisage d’un air ingénu. Surpris, j’esquisse un geste de refus que je retiens de justesse. Ses yeux, grand ouverts, couleur brume, font certainement chavirer bien des cœurs. Les lèvres pincées, elle me fixe sans mot dire.

— Ai-je quelque chose sur la figure ? m’enquis-je soudain, comme elle demeure silencieuse.

— Oh, non ! Surtout pas monsieur ! Ce n’est pas cela, mais…

Cependant, elle n’achève pas sa phrase et se précipite tout à coup sur moi, pour mieux m’enjoindre de la suivre. Toutefois, dans le miroir, je crois apercevoir une silhouette qui très vite disparaît en direction des bains turcs. Mais je ne peux approfondir ma réflexion, que déjà elle m’entraîne dans un dédale où se disputent figures de cire, tristes ou joyeuses, des profils de monnaies, grecques ou égyptiennes, des augures augustes et d’autres encore dont on ne saurait douter de leur vertu. Parfois, des cris jaillissent de derrière des murs ou des portes, comme autant de diables à ressort. Au plafond, les voûtes illustrent, avec un soin exquis dans la mise en scène et le détail, les outrages et les délices de la chair. Beautés idéalisées, beautés irréalisées, ainsi les contemplons figées dans une éternité illusionnée. De cette manière dess(e)inées, elles me semblent soudain plus proches de la créature du docteur Viktor Frankenstein, des automates animés, en particulier la Nouvelle Eve, de l’ingénieur Villiers de L’Isle-Adam, Olympia, la fille du professeur Spalanzani ; sorte de Pandore née des forges de quelque infernal Héphaïstos. En toile de fond, couve de son regard ombrageux le visage de Mathilde ; vampire, elle se nourrit de leur être jusqu’à ce qu’il ne reste d’elles plus qu’une enveloppe de chair.

— Sachez monsieur, que nombreux furent ces messieurs à venir admirer leurs muses et à les immortaliser de la sorte, à l’aide de leurs instruments. Les œuvres que vous contemplez en ce moment même sont toutes de leur main. Hélas, au grand damne de madame, ils se sont toujours refusé à l’emploi de l’éther fluctuant dans leur préparation. Quel malheur, n’est-ce pas ? devise-t-elle tandis que je m’arrête face au portrait, stupéfiant de réalisme, d’un homme au couchant.

Le visage de trois quarts, au-dessus de ses lèvres pincées, une fine moustache fait écho à une chevelure rase. Volontaire, son menton est projeté vers l’avant, tandis que ses yeux, à l’éclat étrange, semblent suivre les mouvements de son spectateur. J’ignore pourquoi, mais son regard me trouble. Au fond de ses prunelles, paraissent luire de minuscules flammes d’or et d’argent.

— Ah ! Ce portrait…

Déconcertée, à moins que ce ne fût un malaise passager, elle se tait un instant, mal à l’aise, puis se reprend :

— Je vous prie d’excuser mon ignorance, monsieur. Il s’agit d’une acquisition toute récente ; un don ai-je cru comprendre.

— Ah ? murmuré-je.

En face de moi, le portrait n’a pas changé, non plus que son regard, toujours plongé dans une obscure clarté, qui n’est pas sans rappeler la Ronde de Nuit de Rembrandt.

— C’est étrange. Pourquoi un portrait, surtout d’un homme d’importance, si j’en juge par l’impression qu’il s’en dégage, dans une galerie dédiée aux nymphes et autres naïades ? Qu’en pensez-vous ?

Les yeux toujours fixés sur la toile, je ne peux m’arracher à sa contemplation, non plus qu’à la fascination qu’elle exerce sur moi.

— Ma foi, je dois vous avouer que vous êtes le premier à en faire la remarque. Cependant, je ne puis vous donner tort, sa présence a quelque chose d’incongru. Mais dépêchons-nous ! Madame Claude n’apprécie guère qu’on lui manquât de politesse, me rétorque-t-elle tandis qu’elle presse le pas.

Semblable à l’anguille qui glisse entre les mailles du filet, la voilà qui s’enfuit. Je souhaiterais rester encore un peu devant ce portrait aux airs si mystérieux, mais déjà elle s’éloigne et je lui emboîte aussitôt le pas.

— Bien sûr ! Je ne désire en aucune manière manquer de respect à votre maîtresse ! m’exclamé-je comme je la rattrape, cependant que l’impression mauvaise d’évoluer dans une atmosphère de mensonges et de dissimulation ne me quitte pas.

Au fond du couloir, dissimulé dans un renfoncement, camouflé par un trompe-l’œil, je découvre un escalier en colimaçon. Sculptée dans du bois d’ébène, la rampe est une succession de caryatides, aux poses aussi lascives que suggestives. Auguste jeune fille, ou bien jeune femme, je la suis dans un dédale de formes noires et aveugles. Suspendues aux murs, de minuscules appliques, soutenues par des bras d’Hercule, délivrent une lumière orangée propice à des engagements d’une nature dont je n’oserai coucher le nom. Mais tandis que nous tournons et que nous montons, mes sens s’engourdissent. Dans mes chaussures, mes pieds sont devenus de plomb et chaque nouvelle marche est un supplice. Devant moi, l’exquise silhouette se fond dans l’obscurité, à la place s’en dresse une autre dont la main plonge dans une bourse et me jette une poignée de grains mordorés. Agrippé au pommeau de ma canne, mes forces me quittent et mes jambes se dérobent. Je chois ; je chois sur un sol couvert d’un tapis de soie. Au-dessus de mon visage, quelqu’un se penche et me glisse un murmure indistinct. Derrière, un second m’observe, puis s’élève, immense et éthéré, désormais que je rêve de désert et de matière tandis que je mâche les grains de sable, innombrables. Ballotté de droite, de gauche, mon corps tressaute. Mais peut-être n’est-ce qu’un songe ? Dans la dune, mes pas s’enfoncent et, dans le sable, demeurent, pour quelques instants seulement, les traces de mon passage. Inquiètes les ombres se tassent et se serrent ; elles n’aiment pas les nuages qui s’amoncellent plus bas. Pourtant nous poursuivons notre marche, inlassable, telle est notre tâche ; notre tâche ici-bas, et je mâche le sable que le vent soulève en rafales. Eux, aveugles, se terrent tandis que nous, voyants, contemplons le ciel. Ils nous ont mis à terre ; nos dos délestés de nos chargements. Devant moi s’élève la dune, immense et incommensurable, qu’obombre l’orage, au milieu duquel se dresse un visage né de la nuée sauvage ; et nous mâchons le sable. Les hommes sont morts, les femmes aussi. Que reste-t-il, sinon nos squelettes blanchis par la poussière et la lumière ?

Et moi ? Je me dresse là, dans le désert, face aux bêtes, face aux hommes, face aux femmes et aux enfants, dont les spectres traversent la vallée déserte. De leur bouche édentée s’échappent le sable et de leurs orbites inhabitées les flots de grains noirs. Ainsi encore une fois, la dernière fois, nous mâchons le sable.

— Que dois-je voir, lancé-je à l’homme en noir qui me contemple.

Mais la réponse ne vient pas. Impassible, seules ses lèvres s’étirent en une parodie de sourire. Son regard, sans chaleur, fixe la ligne d’horizon ; balafre sanglante dans un paysage devenu froid. Derrière lui, j’aperçois une silhouette enfantine qui le pointe du doigt. Mais, déjà, je le sens qui s’éclipse, il ne parlera pas ; pas cette fois. À la place, ce sont des échos qui me parviennent, voix étouffées et lointaines. Mais je ne me retourne pas, je ne le dois pas : Orphée perdit Eurydice parce qu’il avait vu la lumière du soleil, un jeune héros périt parce qu’il se trompa dans le décompte des pas de son cheval. Les paupières closes, j’écoute le murmure de ses pas dans le sable, le bruit des grains qui roulent et qui s’écrasent ; le vent qui souffle entre les dunes et chante. Mais les voix, les autres dont les chuchotements se pressent.

— … us… ez… rer.

Sont-ce elles qui me ramèneront ? Je l’ignore encore. Spectateur muet d’un mystère, je contemple les os et les corps que le sable a engloutis ; plus rien ne me retient.

— … ez… go ?… dez-vous ?… tendez-vous ?

Oui ! J’entends ! J’entends et je vois ! Je vois des visages, deux visages, deux femmes qui se regardent en miroir, aussi semblable que le seraient des perles de cristal. En fait, elles sont le miroir ; l’une est le reflet l’autre l’original. Habillé d’albâtre et le teint pâle, elles me dévisagent. Souriantes, elles se penchent sur moi et de leurs lèvres s’échappent un rire glaçant, avant de disparaître à leur tour, tandis que je sens que l’on porte dans ce qui semble être un vaste fauteuil. Penché en arrière, je vois mon reflet, multiple, à l’infini.

— Ne bougez pas, monsieur Estrango ! Je vais vous redresser, me chuchote la dame habillée de blanc.

Sur moi, coule le sable, le sable noir que m’a jeté l’homme au sable. Balancé sur les rives de ce qui paraît être la réalité, je recouvre peu à peu mes facultés, tandis que la sensation de pesanteur s’efface.

— Tenez ! m’ordonne la femme, comme elle me tend un minuscule verre en cristal, empli d’une liqueur aux reflets mordorés. Bérénice m’a expliqué ce qu’il vous est arrivé. Je ne sais quoi dire. Vraiment ! Je suis confuse.

D’un hochement de tête, je la remercie et porte à mes lèvres la boisson d’où s’échappent d’aussi étranges que de singuliers arômes.

— De la sauge et de la lavande, s’empresse-t-elle d’ajouter, comme elle me voit hésiter.

— Ah ? murmuré-je, évasif. Il me semble pourtant…

Entre mes doigts, le verre se brise et le liquide doré se répand sur ma personne. Sur le tapis, des éclats de diamants tombent accompagnés de gouttes de sang ; le mien. Dans ma main, fiché dans la chair, le cristal se dissout et disparaît.

— Monsieur Estrango ?

De nouveau la voix de la femme résonne à mes oreilles et me ramène.

— Avez-vous dit quelque chose ?

Sa figure voilée semble évoluée au travers d’une brume. De droite puis de gauche, je hoche la tête en signe de dénégation.

— Buvez, monsieur Estrango. Cela vous aidera.

Sa voix, semblable au murmure du vent dans la plaine, me parvient proche et lointaine à la fois.

— Oui, vous avez raison, réponds-je comme l’automate que je suis.

Lente, ma main s’élève et porte le verre à mes lèvres. Dans ma gorge, la liqueur douce se répand et une chaleur nouvelle envahit mon être. Enfin, j’aperçois sa figure. Brune, les cheveux coupés à la garçonne. L’ovale de son visage est souligné par ses yeux, d’un bleu profond, enfoncé dans leurs orbites. Son nez, légèrement en trompette, est encadré par des joues aux pommettes hautes que surlignent des lèvres fines et purpurines.

— Merci, ajouté-je, toujours confus.

Je m’efforce de rassembler mes souvenirs, mais ceux-ci s’échappent ; ils glissent entre mes doigts et s’effilent. Derrière mon reflet dans la glace, un homme pose un doigt sur ses lèvres puis disparaît. À sa place, ne restent que quelques grains de sable. Troublé, je ferme les yeux un instant puis les rouvre ; une femme élégante se tient face à moi.

— Comment vous sentez-vous, monsieur Estrango ? Et avant que je n’en oublie tous mes devoirs d’hôtesse, voici que je me présente : je suis Madame Claude, directrice du Chabanais.

Encore désorienté, j’explore du regard la pièce lorsque j’aperçois le pommeau de ma canne ; un être bicéphale, homme et femme à la fois.

— Tu vois ! me chuchote la première.

— Siov ut ! me susurre la seconde.

Madame Claude a disparu. Bérénice marche devant moi. À nouveau, je marche dans l’escalier. Les caryatides nous contemplent, muettes et singulières. Soudain, elle se retourne, un sourire sur la figure. Derrière elle, l’escalier semble s’étirer tandis qu’elle s’éloigne puis s’éclipse.

— Siov ! chuchote une voix à côté de moi.

Bérénice me tient le bras et me guide, mais nous tournons en rond. Non ! Je tourne en rond. Quelque chose m’attire ; une déchirure dans la toile, un passage que seuls empruntent les marcheurs du rêve. Une femme se tient devant moi, le visage pâle et les yeux couleur eau. Ses lèvres purpurines soulignent la maigreur de son être tandis qu’elle me tend une main décharnée. Un doigt sur les lèvres elle m’impose le silence comme un cri muet s’échappe de ma gorge.

— Ma…

Sous mes pieds, le sol se dérobe et je m’enfonce dans le sable brûlant. La femme n’est plus là, c’est un homme qui se tient à sa place ; un homme habillé de noir au regard d’argent. De l’index, il pointe ma personne, pareil à une sentence tandis que le vent se lève et le balaie. À nouveau, je suis dans la réalité. Bérénice m’attend, en haut des marches, mais la faille est toujours là et l’homme également. La main sur la rampe, je fixe les caryatides immobiles, nimbées de la lueur mordorée des appliques. D’entre elles, j’aperçois la silhouette gironde de mon hôtesse, la mine contrite, mais je m’effondre. Silencieuse, elle s’approche de moi et me porte, tandis qu’une autre se penche et m’embrasse le cou.

— Monsieur Estrango ? Monsieur Estrango ? Est-ce que vous m’entendez, monsieur Estrango ?

Je veux les repousser, mais mes gestes sont inutiles ; mes mains ne rencontrent que le vide.

— Vite Bérénice ! Courez donc me chercher des sels !

Soudain, une odeur violente et aigre me prend à la gorge. De mes entrailles jaillit un cri, rauque et poisseux, tandis qu’un liquide brûlant et acide est expulsé hors de mon corps. Le visage baigné dans une mare pleine de vase fétide, j’aperçois le visage inquiet d’une femme élégante, cependant que s’approche une toile blanche.

— Ne bougez pas, monsieur Estrango.

Impuissant, je me laisse laver comme une mère le ferait de son nouveau-né et un linge humide passe à plusieurs reprises sur ma figure.

— Est-ce que vous pouvez vous relever, monsieur Estrango ?

— Je crois, coassé-je.

— Bérénice, ma fille, veuillez nous avancer le grand fauteuil. Il sera du meilleur confort pour notre invité, enchaîne la femme tandis que je m’appuie avec peine sur son bras.

Épais, massif, je sens les muscles roulés sous la chair rosée.

— Merci, soufflé, comme une silhouette pousse devant elle un siège aussi large que haut.

— Vous nous avez procuré une belle peur, monsieur Estrango ! Enfin, je suis soulagée de vous voir revenir parmi nous, soupire mon hôtesse.

— Que… que voulez-vous dire, madame…

Soudain, son nom m’échappe et laisse place à une sensation de vide.

— Claude, ajoute-t-elle aussitôt.

— Oui, c’est cela… madame Claude, murmuré-je à moi-même tandis qu’il me semble redécouvrir les lieux.

Une main sur le front, je tente de ranimer mes souvenirs, en vain.

— Que… que s’est-il passé ?

Embarrassée, je remarque ses doigts entrelacés, comme pour masquer l’inquiétude qui l’étreint.

— Je… enfin, c’est très inhabituel. En fait, cela n’arrive qu’avec certaines personnes, marmonne-t-elle. Je suis tout à fait désolé de ce qu’il vous est arrivé et je vous dois des excuses. Seulement, nous sommes obligés de prendre certaines précautions.

De nouveau, l’impression de chute me saisit et je me sens fléchir. Aux aguets, je m’agrippe à ma canne, dont le pommeau a repris sa forme initiale de tête de loup. Les paupières closes, je lui intime le silence du plat de la main, cependant qu’un sourire en coin étire mes lèvres. Madame Claude me fixe livide tandis que je me lève et plante mes crocs dans sa jugulaire.

— Ut siov, ricane mon reflet dans le miroir.

Madame Claude, les yeux rivés sur ma personne, me dévisage d’un air circonspect et dans ma bouche le goût du sang a disparu.

— Pardonnez-moi, madame Claude. Mais qu’entendez-vous par certaines précautions ?

— Eugen ne vous a rien dit ? m’interroge-t-elle, surprise.

Un pâle sourire illumine soudain mon visage.

— Non ! Cependant, je crois la chose inutile, car je devine à qui s’adressent ces fameuses précautions.

Dans le miroir, passe l’ombre d’une figure noire. Plongé dans le brouillard, le regard fixe, il s’avance ; tête lourde plantée sur un cou décharné. « Quel courage ! » la foule. « Quel courage ? » songé-je en moi-même. Il se sait innocent au regard de sa loi qui n’est pas celle qui gouverne les hommes puisqu’il ne les reconnaît pas. Ne sont-ils pas selon ses propres mots :

« Permettez-moi de vous offrir ce modeste souvenir, fait pendant la préparation des débats et dont le sujet m’a été inspiré par la déposition d’un témoin ; preuve incontestable et indiscutable de l’incommensurable bêtise humaine, ce n’est pas le mur derrière lequel il se passe quelque chose, mais bien dans la cuisinière dans laquelle on a brûlé quelque chose.

— Sans doute désirait-il que j’arrive moi-même à ses conclusions, ajouté-je dans un soupir. Quant à cet escalier…

Le corps, encore perclus de douleurs, je me relève et m’engage dans l’étroit couloir, appuyé sur ma canne. Derrière moi, madame Claude, n’ose m’interrompre.

— Je connais votre établissement de par sa réputation et jamais mes modestes gages ne m’en auraient ouvert les portes, s’il m’en était pris la fantaisie d’en franchir le seuil. Tête couronnée, ministres, intellectuels célèbres, peintres ou encore capitaine d’industrie, tels sont les gens qui le fréquentent ; des espions sûrement, les divans sont le lit de bien des confidences, murmuré-je à l’adresse de l’obscure clarté. Or voici que de ces hauts esprits perdent la tête et sur la frontière les escarmouches se multiplient. Que se passeraient-ils si nos savants, nos généraux, nos dirigeants devenaient des marionnettes inertes ? Le docteur Bleuler compte très certainement dans sa patientèle quelques-uns de ses personnages que lui auront adressés femme ou enfants et il aura eu tôt fait de formuler quelques audacieuses hypothèses. Ainsi donc, le voici qui m’enjoint de me rendre dans votre établissement, non sans taire les raisons sous-jacentes, car le secret ne doit pas s’ébruiter.

La main sur la rampe, j’en apprécie la texture et la nature.

— Un piège remarquable si je ne m’abuse, soufflé-je à mon interlocutrice. Tout concourt à enfermer l’esprit sensible à sa géométrie ainsi qu’à ses vibrations, qui se retrouve alors engager dans un ruban de Möbius dont il demeure alors incapable de s’échapper.

À nouveau, je ressens cette tension qui imprègne le lieu et qui m’attire de manière irrésistible.

— Bravo ! Bravo ! acclame quelqu’un derrière moi. Je me dois de louer ta perspicacité, Alvaro.

Au son de la voix, je me fige, car je ne la reconnais que trop. Dans ma poitrine, mon cœur n’est plus. À côté de moi, une femme au regard pâle me regarde ; dans sa main, un organe écarlate. Vorace, elle ouvre la bouche et le dévore. Dans sa main droite, elle tient un corps noir, dans sa main gauche un corps blanc. Soudain, elle plonge un bras dans mon poitrail l’autre dans une silhouette qui, un instant plus tôt, n’était pas là, puis se retire sans mot dire. Derrière le mirage, j’aperçois le visage de madame Claude, un fume-cigarette entre les lèvres.

— Remarquable monsieur Estrango, ronronne-t-elle, tandis que s’échappe de ses narines un jet de fumée bleutée. Toutefois, permettez-moi de vous corriger sur un point. Eugen ne compte pas ses merveilleuses têtes dans sa patientèle, mais mes filles. En effet, nous avons quelque temps auparavant mis au point une toute nouvelle technique basée sur la mesure du Gestalt; elle permet d’appareiller au mieux nos clients et nos charmantes ; une manière tout en élégance de satisfaire au mieux notre exigeante clientèle.

J’esquisse un sourire.

— Un bien bel argument pour votre établissement.

— Que voulez-vous? Le XXe siècle est ainsi, monsieur Estrango, me rétorque-t-elle amusée.

Silencieux, je fixe ses yeux dans le miroir.

— Sans doute, mais nous nous égarons, me semble-t-il, lancé-je, évasif.

— En effet… À présent que vous commencez à entrapercevoir l’esquisse de l’affaire qui vous sera soumise, je souhaite vous montrer quelque chose qui ne devra pas sortir de ces quatre murs, poursuit-elle.

Dans le miroir, son reflet s’efface et je ne bouge pas tandis que mon double se détache et la suis. Troublé ? Je ne le suis pas et je marche dans ses pas. Dans le sol, j’en aperçois les traces, formes en creux dans le sable ocre. La caravane m’attend ; je le devine, il ne manque plus que moi. Avec lenteur, je me penche et je ramasse le sable, le sable qui coule entre mes doigts noirs. Mon moi se détache, mon ombre demeure là. Lui s’enfonce dans les dunes ; je ne le reverrai pas. Elle, marche dans ses pas ; elle est devenue moi.

Quelqu’un tire un cordon et lève un voile. Derrière une façade de verre, des femmes sont étendues là, plongées dans un sommeil qui a tout d’artificiel.

— Qui sont-elles ? demande quelqu’un.

— Autre fois des femmes. À présent, je ne sais pas, répond la dame.

Couchées sur les lits, entourées de coussins moelleux, elles sont pareilles à la Belle au Bois Dormant. Silencieux, je les fixe. Sur leur visage paisible, je devine néanmoins une souffrance intime, la déchirure opérée par laquelle leur a été soustraite leur âme. À côté de moi, madame Claude, tire à nouveau le cordon et le voile retombe. Preste, je le retiens et contemple encore une fois, les mâchoires serrées, ces jeunes filles prisonnières d’un rêve sans fin.

— Des poupées.

Les mots s’échappent de ma bouche. Mais est-ce moi qui les prononce ?

— Monsieur Estrango ?

La voix de madame Claude est claire, emprunte de pureté, de chaleur aussi à l’égard de ces jeunes femmes qui sont, quelque part, un peu ses protégés malgré leur condition.

— Oui ?

J’aperçois son reflet dans la vitre, éthéré et translucide. Ses paupières papillonnent un instant puis se ferment.

— Avez-vous dit quelque chose ?

— Je ne sais pas.

En face de moi, les femmes enfermées me rappellent douloureusement Mathilde, dont l’être charnel se détache, chaque nuit, un peu plus de la réalité.

— Ah ? Il m’a semblé, mais…

Le dialogue se poursuit. Quelqu’un lui répond. Je n’en aperçois que la silhouette de dos. Soudain, elle tend la main, puis la retire en hochant la tête.

Devant moi, se dresse à présent l’ombre de l’homme en blanc. Ses pieds nus s’enfoncent dans le sable brûlant. De sa figure, je ne devine rien. Autour de lui, des femmes dansent, en transe. Tout à coup, il pointe de l’index un point noir en direction de l’est, puis me désigne. Il tend ensuite le doigt vers l’ouest où scintille une tache blanche, puis se frappe le poitrail.

De l’autre côté, la silhouette poursuit sa conversation.

L’ombre blanche s’est approchée de quelques pas. Pourtant, je ne découvre toujours pas son visage, tantôt dissimulé dans l’obscurité, tantôt dans la clarté. Silencieux, il me prend la main et dépose au creux de ma paume un écrin de plomb, avant de se reculer ; à l’intérieur, une paire de lorgnons fumés. Ainsi chaussé, dans les reflets de la fenêtre, j’aperçois mes yeux. Ils brillent d’un éclat argenté ; également le mal qui affecte ces jeunes femmes, dont le seul tort est d’avoir été les maîtresses des puissants.

— Bientôt, semble chuchoter l’ombre lumineuse, la figure plongée dans le clair-obscur.

À côté de moi, madame Claude, inquiète, me dévisage l’air grave.

— Avez-vous découvert quelque chose ?

Le visage fermé, j’ôte mes lorgnons et les range dans leur étui, douloureux.

— Non ! lui mens-je.

Pourquoi ? Je ne sais pas.

— Que vous a dit, le docteur Bleuler à leur sujet ? ajouté-je.

Des larmes perlent au coin de ses yeux, mais elle les essuie aussitôt.

— Seulement que nous devions les surveiller et lui signaler tout fait inhabituel les concernant.

Les yeux tournés vers les jeunes femmes, dont j’aperçois les silhouettes au travers des échancrures, je sens mon cœur se refermer sur lui-même.

— Suivez-moi, monsieur Estrango. Il y a quelqu’un qui souhaite vous rencontrer.

Du plat de la main, elle effleure un œil de verre et l’instant d’après un pan du mur coulisse en silence, pour mieux dévoiler un minuscule cagibi, tout assez grand pour que deux personnes s’y glissent.

— Je dois vous confier une dernière chose, monsieur Estrango. L’une de mes pensionnaires a disparu ce tantôt. Nous l’avons signalé tout de suite aux services de la sûreté, mais l’enquête n’a toujours pas abouti. Je n’ose croire qu’elle soit affligée du même mal et qu’elle en répande, en ce moment même, les miasmes dans notre bonne société, lâche-t-elle tandis que le ventail se referme et que nous amorçons un mouvement aux allures de vertigineuse descente.

— Qu’entendez-vous par ce tantôt, madame Claude ? risqué-je soudain.

Plongée un instant dans l’expectative, elle s’empresse de fouiller ses poches d’où elle extrait bientôt un petit carnet noir.

— Veuillez m’excuser, monsieur Estrango. Hélas, mes nerfs sont soumis à de rudes épreuves et ma mémoire défaille. Plus d’une fois, je me suis pris à m’interroger sur l’identité de nos malheureuses pensionnaires, me répond-elle, cependant qu’elle compulse les pages vierges.

— Je… je ne comprends pas. Je jurerai… bafouille-t-elle.

— Puis-je, m’enquis-je, une main tendue vers le carnet.

Dans ses yeux, je contemple l’oubli

— Oui, murmure-t-elle, le regard vide.

Au centre du carnet, comme je m’y attendais, la sphère tourbillonne tandis que s’en échappent des éclairs d’un rouge fatal.

— Je ne comprends pas. Je ne comprends pas, répète-t-elle.

— J’apprécierai de le conserver quelque temps avec moi, si cela ne vous ennuie pas, l’interromps-je.

— C’est-à-dire que…

Un voile assombrit son visage, soudain fermé.

— Oh ! Non, vous avez raison. Il serait plus approprié que je vous le confie, souffle-t-elle.

— Vous êtes quelqu’un de très étrange, monsieur Estrango, ajoute-t-elle d’une voix éteinte, tandis que les portes s’ouvrent en silence.

— Sans doute plus que vous ne pourriez le penser, madame Claude, soupiré-je, comme je la suis dans un corridor saturé d’obscurité, seulement éclairé de quelques candélabres souffreteux.

En cet instant, je me prends à regretter l’absence de Loki, tant la désagréable sensation d’avancer tout droit dans la tanière de mon adversaire devient de plus en plus pesante, tandis que du fond du couloir s’avance une silhouette à l’allure massive.

— Monsieur Estrango ! Permettez-moi de vous présenter, monsieur Rodolphe Alexandre Schulmeister.

Presque obèse, le visage encore dissimulé dans la pénombre. Affable l’homme me tend une main fine et délicate que j’enserre aussitôt.

— Enchanté, monsieur Schulmeister !

— De même, monsieur Estrango. Je doute que mon nom vous fûtes connu en quelques circonstances que ce fût. L’empereur et son cabinet sont fort discrets dès lors que l’on touche à quelques délicats sujets. Nous dirons que je suis là en qualité de collaborateur au CEI.

Cependant, qu’elle n’est ma surprise, lorsque s’avançant dans la clarté maladive je découvre sa figure, en même temps que me reviennent les souvenirs d’une nuit de folie passée dans le musée du Louvre. Froid, visqueux, le ton obséquieux de mon interlocuteur répand en moi un malaise que je m’efforce de dissimuler derrière une façade de neutralité glaciale.

— Non, en effet. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, de même que j’ignore tout des raisons qui nous réunissent en ce lieu lugubre.

Assemblée autour du Delanotype, je le revois glisser quelques mots à l’oreille du professeur Joliot-Curie, tandis qu’un sourire ironique illumine son visage. Derrière lui, j’aperçois encore une fois ce double silencieux. Coiffé d’un chèche, il me dévisage. Au fond de ses yeux, je devine l’amusement. Mais, soudain, sa figure se brouille et bientôt il se fond avec les dunes qui s’étalent au loin.

— Eugénie ! Comment vont vos pensionnaires ? Les mesures d’isolement sont-elles suffisantes ? s’enquiert-il soudain, sans toutefois me quitter du regard.


Texte publié par Diogene, 5 octobre 2019 à 14h10
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