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tome 2, Chapitre 15 « Chapitre 8 - La Femme Piège » tome 2, Chapitre 15

Installé à une terrasse parisienne, un verre de cognac posé devant lui, un homme sourit. Il est seul à table. Personne n’ose croiser son regard. Il y a quelque chose de cruel et d’implacable à l’intérieur. Que vos yeux croisent les siens et vous serez aussitôt dépouillé de votre âme, qu’il dégustera. On pourrait croire, à le voir ainsi, que le temps n’a aucune prise sur lui. En effet, alors que le vent souffle dans la rue, faisant se courber les passants, s’envoler les chapeaux et les journaux, pas un pouce de sa personne ne bouge ; même le quotidien qu’il tient entre ses mains ne frémit. Que quelqu’un vienne s’en étonner et sa réponse ne sera que mépris et dédain. Il habite ce monde, comme tant d’autres, certains depuis des éons et dont il a oublié les noms. Chassant la brise qui l’importune, lui et d’autres encore, il lève ses yeux vers le ciel éternel, avant de les poser sur une ombre, dissimulée dans un coin.

– Oh ! Ainsi, tu as daigné donner réponse à mon invitation… Tu es plutôt téméraire mon cher et surtout ne va pas croire que je te complimente. Non ! Du tout ! J’affirme, je constate, je mesure, j’établis, rien de plus. Allons, approche et assieds-toi ! Tu as bien des choses à me demander.

– …

– Oh non ! Ne dis rien, tu vas gâcher mes effets… moi qui prends tant de plaisir à les élaborer… hum.

– …

– Alvaro… quel dommage que je n’aie pu me saisir de toi. Cependant, au fond, pensais-tu vraiment m’avoir offert une quelconque résistance. Plutôt, ne serait-ce pas que je t’ai laissé fuir ? Hé, hé, hé… Ah… ! Comme je désirerais te susurrer à ton oreille : Mais oui Alvaro, tu as été fort et courageux. Hélas ce serait te mentir. Bien sûr, je t’ai laissé t’échapper, car si j’avais réussi, je n’aurai plus eu de raison de vivre. N’est-ce pas là un singulier et étrange paradoxe ?

– …

– Toi et moi qui nous pourchassons sans cesse. Toi pour me connaître et moi pour posséder ton être. Pauvre de nous. Alvaro ! Nous sommes les deux faces d’une même pièce, habitée par les ténèbres. Viens donc que je te dévore ! Deviens ma substance !

– …

Dans le ciel, une ombre passe, immense voile noire d’un navire en perdition, dévorant tout sur son passage.

– Vois donc de quoi je suis capable ! tonne-t-il, en peignant sur son visage une grimace pleine d’ironie. Je commande à tous les temps ! Je compose à tous les temps !

Sa voix se fait ronronnante, doucereuse, mielleuse.

– Hélas Alvaro, qu’il en aille ainsi et je serai privé de mon plus fier adversaire, car tu es mon frère. geint-il. Sommes-nous comme le yin et le yang ? L’un et l’autre se dévorent et renaissant de leurs cendres ; le yin devient Yang et le yang devient Yin. Quelle ironie mon cher ami ! mon frère ! Si tu savais comme tous ces souvenirs m’accablent, m’emplissent d’une délicate et savoureuse mélancolie. Je m’en régale ! J’en jouis ! Priape n’est pas loin ! Enfin ! Quelle épopée ! Que dis-je ! Quelle odyssée ! Homère ! Quel courage que de t’en être retourné vers les Ombres de ton passé. Ah… ! hélas tu es si loin de la vérité et ne compte pas sur moi pour te la dévoiler. Me crois-tu ignorant des secrets qui t’entourent ?

– …

– Nenni, nenni mon ami. Je ne suis ni ton guide, ni ton « Virgile »… seulement ta Némésis. Ah, que je ris de me revoir ainsi grimé. Ce ne fut qu’une simple formalité. Je n’ai eu qu’à emprunter l’image rémanente d’une fraîche mortalité. L’on dit qu’Eve a tenté Adam avec une pomme. Moi ! Je l’ai fait avec une altération du temps. Bien sûr, prendre les atours d’un bel Apollon auraient été tout aussi simples. Néanmoins, pardonne mon arrogance, je connais tes goûts… et les tiens ne sont pas, ma foi, des plus déplaisants.

– …

– Ne me regarde pas ainsi, c’est un compliment que je t’adresse. En revanche, je ne puis te dire si tu plaisais tout autant à ma cliente. Après tout elle n’était déjà plus qu’une coquille vide ; c’est à peine s’il subsistait ne serait-ce qu’une infime empreinte de sa psyché dans la vaste Onirie.

– …

– Ce qui reste d’elle. Eh, eh, eh… ce n’est pas moi qui te le révélerai. Après tout, c’est toi le Chasseur d’Ombres…

L’homme rit seul à sa table, glaçant d’effroi ceux qui ont le malheur d’être à sa portée. Ce n’est pas celui d’un dément, ni même d’un gentilhomme, tant il recèle de cruauté et de haine, vous ôtant jusqu’à l’envi même de vivre. Avec grâce, il élève son verre.

– À ta santé… mère ! lance-t-il à l’adresse du ciel. Tu sais Alvaro, tout le monde apprend de ses erreurs, même elle. Bah, inutile que je t’en dise plus, tu connais déjà la réponse. Et, pourtant, quel trait de génie : te tendre le Miroir de l’Âme ! Quelle audace ! Hélas gâchée par son empressement. Cependant, je m’interroge. Te désirait-elle autant qu’elle semble le croire ? Son envie, qui est désormais mienne, n’était-elle pas le reflet de la tienne ? Souviens-toi lorsque je parlais de nous comme des deux faces d’une même pièce. Plus tu la cherches, plus elle te convoite. Plus tu veux lever le voile sur sa nature, plus son fantasme d’en finir grandit. Quel étrange paradoxe. Elle ne vit… je ne vis que parce que tu vis ! Alors, oui ! je te désire ! Je te désire et je te préserve pour mieux te tourmenter, te hanter, t’éprouver… te torturer

– …

– Pourquoi ? Ah, ah, ah… mais pour mon plaisir, mon cher Alvaro, rien de moins que mon simple et délicat plaisir.

– …

– Cependant, tu as raison sur un point, ce n’est pas là une motivation suffisante à mes actes, pas même la principale. Eh, eh, eh… ne me fixe pas ainsi. En plus, cela ne te sied pas de te mentir ainsi. Tss… tu le sais aussi bien que moi. Cesse donc de louvoyer ainsi dans le seul but d’éviter ce conflit. Pardon, mais une vérité, quoi que tu en dises, est éternelle. Au fond que cherchons-nous l’un et l’autre à notre manière ? Veux-tu que je te le souffle ?

– …

– Oh, oui ! il y a matière à se réjouir, car je vais soulager ton âme de ce poids. Ne cherche pas magnanimité de ma part, encore moins de malignité ou de perversité, ou je ne sais encore. Oh, non ! C’est beaucoup plus simple que tu ne sembles le croire. Il n’y a rien dans ce que je m’apprête à te confesser dont tu n’as pas déjà connaissance ou que tu ne soupçonnes déjà. Pour dire les choses de façon plus vulgaire : je me prépare à enfoncer des portes ouvertes. Je te vois te débattre dans ma toile, petite créature improbable prise dans des rets invisibles qui lui obscurcissent l’esprit. Alors, je peux bien t’offrir ce répit. De toute façon, si tu doutes de ma parole, ton ami Isidore sera là pour confirmer mes dires. Tu m’excuseras auprès de ce brave garçon si je lui brûle la politesse. Pour autant, tu ne découvriras aucun secret dans mes propos. Navré de te décevoir. Cependant, tu perdrais bien du temps à disséquer, sous-peser, analyser une à une mes phrases, la moindre de mes tournures ou inflexions, car ce que je livre là ne sera que la vérité, mon précieux Alvaro.

L’homme suspend l’instant et déguste une nouvelle gorgée de son mélange. Ses yeux s’étrécissent, son front se plisse, et sa bouche s’étire en un hideux sourire.

– La vérité ! Oui, Alvaro, voilà ce que nous cherchons ! Cette chose qui habite et vit en chacun de nous Viens donc que je te tende ton miroir et toi le mien. Comprends désormais pourquoi je te tourmente autant ? Saisis-tu enfin pourquoi je m’épanche ainsi ? Ce n’est qu’un juste retour. Tout ce que tu m’offres ! Je le dévore, je m’en régale. En échange… mais je te donne à voir ! Mes pensées ! Mes rêves les plus secrets, mes fantasmes ! Gâté que tu es.

– …

– Non ! Ah, ah, ah, ah ! Il est vrai, je ne te dédirai pas, car, au fond, ce que je te jette en pâture n’est guère plus qu’un vieil os à demi rongé. Je te l’ai déjà dit, je ne te dévoile rien que tu n’envisages déjà ; aucune surprise, rien qui ne me trahisse, qui ne te trahisse. Ah, mais pardon, j’ergote, car je vais te donner motif à réjouissances.

– …

– Ne me fixe pas ainsi, c’est fort malpoli, surtout lorsque je m’apprête, comme je vais le faire, à t’offrir des pensées que même toi tu ne pourrais soupçonner dans le plus noir de tes cauchemars. Elle a la rancune tenace et je ne serai pas là qu’elle tenterait encore une fois de faire de toi son esclave. Entre nous Alvaro, quelle idée saugrenue tu as eue ! Quelles sont donc ces manières ? Depuis quand métamorphise-t-on son adversaire en une plage de sable fin, avec lequel tu as fait un château de sable.

– …

– En chat, dis-tu ? Toutes mes excuses. Ah, et oui, comble du ridicule, tu l’as faite jouer comme un vulgaire félidé, en attachant un gland à une liane. Si je le pouvais, j’en rirais aux larmes.

À sa table, l’homme tressaille et grimace, manquant de peu de tout renverser. Un garçon en livrer, inquiet se précipite, bravant le muet interdit.

– Monsieur ? Monsieur ?

Dans les yeux de son client brûle une noire fureur.

– As-tu autant de hâte que cela de découvrir le néant, jeune insolent ? gronde-t-il d’une voix gutturale. Ton sablier de temps est encore bien trop rempli pour que tu mérites un pareil châtiment.

Instinctivement, le jeune homme s’écarte, les lèvres de l’homme ne sont pas ouvertes. Il recule de plus bel, mais heurte une pierre et chute, lorsqu’une main ferme et sure le rattrape de justesse, alors que débouche à une allure folle un fiacre.

– Ne te l’ai-je point dit. As-tu tant de hâte à renverser le cours de ton temps ?

De stupeur, à demi mort de peur, le garçon de café hoquette, tandis que son client se glisse à sa place où il reprend le cours de son singulier monologue.

– Ah ! Navré de t’avoir faussé compagnie Alvaro. Que veux-tu, certaines susceptibilités n’aiment pas être froissées. Néanmoins, je l’avoue volontiers, cette matinée passée à tes côtés fût des plus réjouissantes, en même temps qu’une expérience des plus étranges. Ah, ah, ah… habité le corps, hum… pardon l’ombre d’une femme. Quel délice ! Sentir le regard des hommes… et des femmes ! Ne va donc pas croire que ce seul privilège vous échoit à vous les hommes, Alvaro. Enfin, je te sais moins sot que d’autres sur ce dernier point et, quand bien même cela me coûte de l’admettre, poursuis donc ainsi ta route, tu n’en seras que plus heureux. Mais refermons donc cette parenthèse érotique, car comment oublier ce regard que tu avais ce jour-là. Un instant, j’ai cru que tu me dévorerais jusqu’à mon âme. Pauvre égaré que tu étais ! Nouveau-né en ce monde en mouvement perpétuel, je t’ai jeté en pâture cette chimère, m’appuyant sur ce qui fait ta force pour mieux te prendre à revers. Allons ! Allons ! Prononce donc ce mot qui te brûle les lèvres ! Assume donc ta colère ! À moins que moins que tu ne préfères que je ne te l’ôte. Tu sais combien je peux être cruel, n’est-ce pas ? Alors ne me force pas la main, Alvaro.

– …

– Oui… Était-ce si difficile ? Bien sûr que non, ou peut-être que si, car au fond de toi couve cette petite flamme qui n’attend que cela. Rejette-la et elle te consumera. Accepte-la et elle te grandira. Dans tous les cas, elle te possédera. Ah, ah, ah… Oh… Alvaro, ce regard que tu portes sur moi… Tu me ferais presque frissonner d’effroi et de… désir. Te rends-tu compte à quel point tu me rends chose. Tu es tombé amoureux, Alvaro. Et… oserai-je ajouter, pas seulement de ses charmes certains, de son esprit aussi. Allez, avoue-le, ta conscience n’en sera que plus soulagé Mais comment pourrait-il en être autre puisqu’il s’agissait du mien ; le mien reflet du tien. Ah ! Malheur Alvaro, je te l’ai expliqué, cette charmante n’est plus de ton monde, ni même du mien, et désormais elle moins qu’une ombre. Oh ! Un instant j’ai cru que tu te serais t’emparer de ma main ; la présence de l’anneau à son doigt, seul, t’a fait reculer et j’ai vu passer cet éclat de regret dans ton visage. Je ne sais ce qu’elle t’aurait murmuré et, crois le bien, j’en suis navré. Aurait-elle rompu son serment ou son sacrement, ou alors se serait-elle retranchée derrière une barrière de bons sentiments ? Ah ! Que je suis risible de les évoquer, pour elle, ce ne fut qu’errements, jusqu’au moment où elle a retrouvé les bras de son amant.

– …

– Comment ! Tu l’ignorais ! Ah, ah, ah… pauvre de toi ! Tu ne tarderas pas à l’apprendre. De la bouche même de ton ami Isidore !

– …

– Oh ! Tu t’en vas déjà, Alvaro ? Tu t’en tournes les talons, alors même que notre petit aparté ne fait que commencer. Allons ! Rassieds-toi ! Mais avant que je poursuive, puis me permettre de te soumettre une question ? En toute innocence, cela va de soi ! Es-tu certain de ne point vouloir te joindre à moi ? Seul à boire, j’ai le vin triste.

– …

– Ah ! Te voici donc revenu à de meilleurs hospices. Je préfère cela. Et ôte donc ce froncement de sourcils de ton front, je ne cache rien. Je suis sincère ! Alors que prendras-tu ?

L’homme se tourne vers une jeune femme dont le regard s’égare.

– Mademoiselle ?

Celle-ci se retourne et esquisse un sourire affable :

– Que désirez-vous, monsieur ?

– Deux empereurs, je vous prie.

– Deux…

– Mais bien sûr mon petit. Y verriez-vous un inconvénient ? susurre-t-il d’une voix plus douce encore qu’un sucre d’orge.

Les yeux de la jeune serveuse papillonnent un court moment, puis elle se reprend.

– Aucun, monsieur.

Et sur ces mots, la voici qui s’éclipse à l’intérieur de l’établissement, attrapant au vol le verre vide son interlocuteur, sans que sa subite lévitation la trouble outre mesure.

– Cela ? Oh, ce n’était rien d’autre qu’une petite amusette temporelle, mais elle n’a rien remarqué. Je m’en vexerai presque. Enfin, tu verras, c’est un mélange des plus étranges et des plus surprenants. Ne dit-on pas que toute paye mérite salaire. Ne crois pas que je t’aurai invité ici, en ce temps, en ce lieu, en ma compagnie pour seulement entendre mes états d’âme. Je ne suis pas aussi cruel… ou peut-être que si. En fait, tout dépendra de la manière dont tu te saisiras de la chose. Ah ! Réjouis-toi donc, car je vais te révéler le secret de cette maison. Vois-tu, je suis beau joueur puisque tu m’as vaincu… d’une manière, ma foi, fort élégante, alors je peux bien éclairer ta lanterne de ténèbres. Tu n’es guère éloigné de la vérité à son sujet, au fond. Oh ! Ce fut un régal, ta performance dans la bibliothèque. Si, si, je t’assure. Quelle classe ! Mais dis-moi. Entre nous, cela va de soi. Comment va ta tête depuis ?

– …

– Va donc, nous en reparlerons plus tard, tu n’as pas encore le vin joyeux. Trinquons ! Maintenant que la belle revient et faisons festin de ce dédain que tu affiches. N’es-tu point ardent désirant de lever le voile sur ce piège magistral qui te tendait les bras ? Néanmoins avant que je ne te noie sous le flot de mes paroles, une question me revient sans cesse ; une question qui me hante et ne me laisse aucun répit, car ce fut un jeu d’enfant. Penses-tu être capable d’y répondre ? Enfin, entre nous rien ne t’y oblige. De nous deux, qui le premier a commencé ; j’entends par là, est-ce ma volonté ou plutôt sa volonté à te traquer et la tienne de « nous » retrouver, qui a fait, à ce point, se déchirer la toile de la réalité. Ou nous sommes-nous engouffrés et entraînés mutuellement dans ce qui n’était alors qu’une brèche dans nos enfers, sapant par là même un peu plus cette relation entre nos mondes ?

– …

– Allons Alvaro, tu crois-tu capable de me dissimuler tes pensées. Tu te poses les mêmes questions que moi, nous sommes trop semblables. Tout à une fin, même ce monde et je doute que notre affrontement ait autant de répercussions que tu sembles le croire. Tiens ! Prends donc pour exemple sur tes contemporains qui se mirent en chiens de faïence sur les contreforts de l’Himalaya, penses-tu que cela changera la face de l’Univers. Assurément pas ! Enfin cessons-la ces considérations philosophiques oiseuses, car tu mérites bien quelques explications.

– …

– Pour commencer, cette maison que tu es censé avoir visité…

– …

– Non, non tu te méprends sur le sens de mes mots, tu t’y es bel et bien rendu. Cependant, ce qu’il en reste ne suffirait même pas pour confectionner ne serait-ce qu’une allumette. Ce n’était qu’une vieille ruine sur laquelle j’ai projeté avec un soin tout particulier l’ombre d’un fantasme. Tu sais comme moi combien l’Onirie est vaste et infini ; je n’avais que le choix dans l’embarras. Ensuite, replié à la manière d’un origami, je n’eus qu’à la glisser entre les mailles de la réalité, puis la libérer. Par la suite, je pariais, et j’ai gagné, que tu t’y précipiterais sans prendre le temps d’interroger le voisinage, car alors tu aurais éventé le subterfuge et pris quelques précautions qui s’imposaient en pareilles circonstances. La curiosité tue le chat, dit un dicton. Aurais-tu une préférence pour le lait, par hasard ? Tu n’as pas encore touché à ton verre. À la bonne heure, Alvaro ! Encore une fois ! Trinquons… et pour de bon !

Et sous les yeux ébahis de leurs voisins, voici que les deux verres s’élèvent et s’entrechoquent.

– Donc comme je te l’expliquais, une fois l’illusion insérée, ne restait plus qu’à la parer de ses plus beaux atours et à y déposer cette petite chose à l’origine de tant de désagrément. J’admire ta perspicacité entre nous, brillante idée que de tout de suite penser à un défaut dans la trame de l’espace-temps. Ah ! Que je riais en te voyant te diriger vers ce portrait, sachant que tu ne pourrais résister à son mystérieux attrait. Et ce pauvre Loki qui errait telle une âme en peine dans cette ombre-illusion. Pour tout t’avouer, j’aurai fort peiné si lui aussi avait été victime de ce trou onirique.

– …

– Comment ! Tu doutes de la sincérité de mon propos. J’en suis fort marri, mon cher Alvaro. Hélas, je ne puis te l’expliquer, même si je ressens ton envie. Enfin, refermons cette parenthèse, que je t’en donne pour ta peine. Tu as déjà en tête les paroles du génial Albert ; il est donc inutile que je revienne sur les concepts et les objets qu’il a développés, d’autant plus que les preuves de ce qu’il a avancé ne seront là, pour certaines, que dans une centaine d’années. Cependant, il ne nous est pas nécessaire d’attendre aussi longtemps, après tout Karl n’a-t-il pas découvert, comme solution des équations, un astre si compact que la lumière, elle-même ne pourra jamais s’en échapper. Eh bien, sache, et je suis sûr que tu le soupçonnes déjà, il en est de même pour les émotions. De la même manière qu’énergie et matières sont équivalentes, libido et émotions sont les faces d’une même pièce. Enfin, ce n’est là que de la sémantique pour te montrer qu’il existe des analogies entre monde physique et monde onirique. Ce ne sont pas les seules, tant s’en faut, mais elles n’illustreront en rien mon futur propos. Ne m’en tiens pas rigueur, cela ne ferait que nous encombrer et nous n’avons nul besoin de descendre si bas dans les strates de la matière pour appréhender ce phénomène. Donc, cette chose que l’on peut qualifier de trou onirique ou trou de Laplace, comme tu t’es plu à le nommer ; tu es maître du choix des termes, une fois n’est pas coutume, de la même manière que ces futurs savants qui le nommeront trou noir. Non ! Admire donc l’élégance du terme ; accolé en un seul nom : trou et noir. Enfin, graveleux ou non, il illustre à merveille son propos. Ce trou onirique a les mêmes propriétés que son homologue physique, sa surface est proportionnelle à sa masse, de même que son champ d’attraction. En outre, sa longévité est, elle, inverse en proportion à sa masse, plus il est petit et plus il s’évapore vite. C’est ainsi ! Ah ! Bien entendu, je puis te fournir les éléments de la démonstration, néanmoins elle nous emmènerait bien trop loin.

– …

– Hélas, cela ne t’est pas possible, car ces découvertes ne seront faites que dans une cinquantaine d’années de ton temps. Et puis-je savoir ce qui te fait ainsi sourire ? Je te trouve bien impertinent d’un seul coup.

– …

– Je t’ai donné un indice !? Malheureux que tu es ! Tu parles de ce phénomène d’évaporation ! Ah, ah, ah ! Allons, allons ! Où serait le piment du jeu, si je ne te donnais pas un coup de pouce du destin, de temps à autre ? Quel dommage, ce n’était pas un lapsus de ma part. Pardon, Alvaro ! Je faisais seulement preuve d’un peu de générosité, un acté désintéressé si tu préfères. Néanmoins, garde bien à l’esprit que je garde quelques secrets dont celui qui t’entoure, les autres ne sont que des distorsions. Que veux-tu ? Je n’ai pas à cœur de voir les plateaux de la balance trop déséquilibrés. Je n’abattrai pas mon adversaire déjà un genou à terre. Ah, voici que je tombe maintenant dans les poncifs et autres lapalissades, clichés éculés et autres stéréotypes.

– …

– Pardon ? Tu ne comprends pas ce que je viens de dire. Bah, aucune importance Alvaro, ce sont des mots futurs et incertains, qui peut-être ne verront jamais le jour dans ton monde. Buvons ! Trinquons, plutôt !

À sa table, l’homme contemple son verre, mépris et cruauté ont déserté son visage. On le croira presque mélancolique, si ce ne sont ses yeux couleur de lave. D’un regard, il foudroie soudain le vide qui, un instant, scintille.

– Vois-tu Alvaro, le trou onirique dévore l’énergie psychique de sa victime à portée de lui ; la libido et son penchant les émotions, donnant naissance à un être gris et fade, dépouillé de tout ce sur quoi reposait sa singularité. Et pour illustrer mon propos, convoquons donc ce cher René et quelqu’un du nom de Phinéas Gage. Il n’est pas philosophe comme Descartes, juste un contremaître sur les chantiers du chemin de fer aux EFA. Un jour, alors qu’il travaille, une explosion se produit près de lui et une barre à mine lui traverse le visage et le crâne. Tu pourrais penser qu’après pareil accident, il décède. Détrompe-toi ! Il n’en est rien, il a survécu ! En effet, après sa convalescence, il reprend presque comme si de rien n’était son travail de contremaître. J’insiste sur le presque, car s’il était auparavant d’un naturel posé et poli, il était devenu quelqu’un de froid, indifférent à autrui, colérique, incapable d’entretenir la moindre relation sociale. Entrevois-tu le chemin sur lequel je suis en train de t’emmener ? Cela ne te rappelle-t-il pas une personne à la vision troublée, contemplant un monde gris et terne, dépourvu de toutes sensations, de toutes émotions.

– …

– Hé, hé, hé. Bien sûr, je me doute combien cela doit être pénible de se souvenir. Quel met délicat ! Si je devais qualifier ton fiel et ta colère, il aurait un goût d’orage amer. Quand Descartes invite à se défier de ses émotions au profit de la raison pour envisager les choses, il fait de l’humain un mécanisme sans âme. Néanmoins, est-il possible d’assimiler l’âme à l’ombre ? Je ne saurai te répondre, je m’interroge toujours. Enfin, en te privant de ton ombre, piégée dans ce trou onirique, je t’ai privé non seulement de tes émotions, mais aussi de ton empathie et tes facultés oniriques, par la même occasion. Ah ! Que j’ai ri lorsque tu fus victime de ce débordement imaginatif. Oh ! Oui ! Aux larmes ! Aux larmes, mon cher Alvaro !

D’autre part, pensais-tu qu’en te libérant de l’emprise de ton reflet, tout te reviendrait. Cela n’était guère perceptible, mais n’as-tu point remarqué avec quelle sécheresse tu envisageais dès lors le monde ? Non, bien sûr, car tu étais encore sous le choc de la libération et tout à la joie d’avoir recouvré ta persona. Hélas Alvaro, sans doute, te surprendrai-je, car j’ai éprouvé une tristesse sincère à te voir ainsi rampé, te débattre, aveuglé par la clarté obscure de ce reflet, car il te masquait l’essentiel, ton ombre Alvaro, ton ombre…

– …

– Bien sûr, bien sûr, tu as recouvré au cours de cette odyssée ton identité et tu t’es innocenté. Et avec quel style ! Quelle majesté ! Non ! Vraiment, tu étais tout en finesse et en élégance. Ah ! que je ris encore de revoir la mine déconfite du commissaire Clemenceau. Et quelle audace ! Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? Tu lui as menti, Alvaro ! Toi ! Le parangon de vertu ! Tu as menti ! Ah, ah, ah… Et pour quoi ? Je te le demande bien. Un secret, n’est-ce pas ? Tu ne pouvais leur révéler qu’il était issu d’une césure de ton esprit. Soit, tu es en possession de cette lettre du professeur Jung. Cependant, que t’apporte-t-elle ? En saisis-tu ne serais que la fragrance ? De la même manière, ta persona, mesures-tu ce que tu as entre les doigts ?

– …

– Ne me fixe donc pas ainsi et n’espère pas de moi que je livre mes secrets. Oh non ! Mon cher Alvaro, j’ai bien trop de plaisir à te voir te débattre ainsi au milieu de ma toile.

L’homme suspend un instant sa logorrhée ; une perle amère brille à son œil. Il l’a remarqué mais n’esquisse pas le moindre geste pour l’essuyer. Au contraire, il la laisse grossir jusqu’à ce que, assez lourde, se détache et roule le long de sa joue.

– Alvaro, revenons en arrière. l’Ombre ne peut exister sans la lumière, mais la lumière sans ombre n’est qu’enfer et ténèbres. Oui, Alvaro… en te privant de cette manière, je t’ai ôté la faculté que possède tout être vivant à percevoir les ombres-métaphores du Monde. Un aveugle voyant ! Si tu préfères, voilà ce que tu étais. Pauvre hère dépourvu d’imagination ! Tu ne valais guère mieux que ces descendants bâtards des pascalines et des machines de Babbage, tout juste capable d’assembler des nombres entre eux. Saisis-tu enfin pourquoi tu n’as pu assimiler toutes ces connaissances, qui se sont ensuite échappées de ton esprit en un joyeux et désordonné carnaval ?

– …

– Tout à fait, Alvaro ! L’Ombre est un réceptacle, infiniment vaste et profond, où finit toute chose. De ce chaudron jaillissent idées, émotions, pensées, représentations, propositions et autres imaginations. Elle peut être également ce que tu ne veux pas voir et alors elle te dévore, t’incorpore à sa substance, ou éclaire-la trop brutalement et elle s’échappe, ne restant alors d’elle qu’un vide qui t’inspire et t’aspire. Apprécies-tu la nuance ? Appréhendes-tu mon désir d’équilibre ? Grandir, mourir et s’épanouir, ainsi en va-t-il de toute vie, ou alors c’est le crabe qui s’en empare et emporte tout espoir. Mais voici que tu suffoques. Prends donc une gorgée, Alvaro… Tu y verras plus clair ensuite, je te le promets.

– …

– Alvaro, pose-toi donc la question. Ne répondrai-je pas en ce moment même à tes propres interrogations et toi aux miennes ; même si tu ne sembles pas en avoir la moindre conscience ? Rappelle-toi ! Je t’ai expliqué que nous nous renvoyions en miroir nos images. Et si c’était mon âme que j’explorai et non la tienne. Magnifique paradoxe en perspective, ne penses-tu pas ? Cependant, tiens bien au fond de toi que la réciproque est vraie. En effet, que fais-tu depuis tout ce temps ? Sinon tenter de résoudre cette simple interrogation : Qui suis-je ? Ah… dommage qu’il faille mourir pour le découvrir, même pour ne serait-ce qu’en effleurer la surface, à peine la toucher du doigt.

– …

– Je parle de la mort métaphore, non pas la faucheuse ou la camarde qui nous fait passer de vie à trépas. Tu sais, celle qui nous blesse et nous traumatise à jamais. Interroge donc Loki. Qu’il examine ton cœur, car désormais il porte la marque des ténèbres, le sceau des ombres. Tu sembles dubitatif. À ta guise mon cher. À moins que moins que tu ne préfères questionner Ludylia à ce sujet.

–…

– Oh ! Tu ne le sais pas.

L’homme éclate d’un rire sinistre auquel se mêlent une curiosité obscène et une cruauté tout aussi malsaine.

– Elle ne t’a encore rien dit.

Il penche sa tête en avant. Elle repose sur ses mains jointes et observe son interlocuteur d’un air narquois.

– Étrange, je lis pourtant dans tes yeux que tu la connais, sans que tu saches rien de la nature du lien qui vous unit. Pauvre Alvaro ignorant de tant de choses. Bien sûr, je sais ce qu’il te faut. Pour autant, toi aussi. Profane et savant, voilà ce que tu es ! Enfin, avant que tu ne t’en ailles une pelle à la main, déterrer je ne sais quel squelette échappé d’un placard. Pose-toi la question un instant ! En as-tu besoin ? Elle, comme moi, est détentrice de bien des secrets, pour autant elle ne t’a rien confié. Mieux ! Elle t’a intimé le silence ! Pourquoi ? Pourquoi !

–…

– Comment oses-tu, Alvaro ? Pourquoi m’interroger puisque tu n’ignores pas que je ne répondrai pas ? Ah, que tu me déçois. Feinter de cette manière et compter sur mon emportement me blesse. C’est une bassesse bien indigne de toi. Néanmoins, aussi surprenant que cela soit, je consens à t’en révéler, car tu possèdes dans ton âme l’embryon de cette réponse. Pourquoi n’as-tu pas franchi la troisième porte ? Qu’est-ce qui t’a troublé ? Serait-ce cette boîte de Pandore que tu as ouverte et dont tu savais déjà qu’il n’en jaillirait que des ombres. Cependant n’oublie pas qu’il ne peut y avoir d’ombre sans lumière…

Il ne dit plus rien et le silence s’installe, lourd, poisseux et empli de sous-entendus. L’homme relève la tête. Il la penche sur son épaule, une main posée en croissant de lune.

– Alvaro, lorsque tu l’as abandonnée, pensais-tu sincèrement en avoir fini. Même maintenant, je te sens qui lutte pour quitter ses lieux. Je regrette, j’ai encore bien des choses à te dire. Bien sûr, tu puis me chasser ! Après tout nous sommes dans ton rêve et non dans le mien. Je n’en suis là qu’en qualité d’invité ; un peu intrusif je te l’accorde volontiers. Alors, le feras-tu ? Oseras-tu m’exiler ? Non… bien sûr que non ! Et nous en connaissons tous deux la raison, car je n’ai pas répondu à cette question qui te brûle les lèvres. Inutile de nier, elle flotte à la lisière de ton esprit. Tu tends des filets pour la retenir, en vain. Plus tu resserres ton étreinte, plus elle t’échappe. Elle est libre, Alvaro et plus tu la contraindras, plus elle se déchaînera. Prends garde à ce qu’elle ne te brise pas, car entre la liberté et le chaos, la frontière est infime. La liberté a toujours besoin d’un cadre pour s’exprimer au risque de tout détruire.

Ses prunelles sont deux puits vides. Sa main s’empare de son verre et il m’enjoint à faire de même.

– À la tienne !

D’un trait, l’homme en avale le fond, faisant rouler la liqueur sur sa langue, avant de la projeter dans sa gorge. De ses yeux désormais transformés en marées de feu, il fixe son ombre qui se détache.

– Eh oui, Alvaro… Qui suis-je ?

Sa voix devient lointaine et râpeuse.

– Voici, la véritable question. Je suis le marionnettiste, Alvaro. Trouve donc ma marionnette. Et comme je suis joueur, avant que je ne me retire, je te confierai ceci : elle est encore en vie. Néanmoins n’espère pas t’en souvenir à ton réveil ; seulement de l’essentiel. Je désire l’équilibre, rien de plus. Alors, me permets-tu de me retirer ?

– …

– Merci, Alvaro. Garçon !

L’homme se lève et hèle un jeune homme en tablier à qui il glisse deux billets. Puis il se penche et d’une courbette salue l’ombre.

– Au revoir, Alvaro. Mes amitiés à tes amis.

Mais alors qu’il s’apprête à quitter la terrasse, l’homme suspend son pas.

– Alvaro, ne t’égare pas, car à quoi bon poursuivre sa route lorsque l’on perd son plus fin adversaire.

Et sur ces derniers mots l’homme s’éloigne. Sa silhouette devient de plus en plus floue, puis finit par disparaître au milieu de la foule urbaine.

– Ah…

Enfin ! Enfin, je m’arrache à ce cauchemar balançant Ercus fondement par-dessus tête et me précipite vers la fenêtre. Penché sur le rebord, j’exhorte cette présence à quitter mon esprit à grands renforts de borborygmes. Dans la nuit glacée, je crois apercevoir la figure ricanante de ce démon grimaçant. Qui est-il donc ? Chaque fois que j’essaie de faire revenir à moi son visage, il en est un autre qui surgit ; autant de masques sans signification. Ce mot a une saveur amère, car je n’ai pas osé affronter tous les mystères qui lui sont rattachés. De lui, il ne me reste que nos échanges ; un simple monologue où je n’étais que l’ombre spectatrice fascinée par son incroyable logorrhée. Encore une fois qui est-il ? Est-il comme il le prétend un marionnettiste ?

– Tss, tss, le Marionnettiste, Alvaro.

– Encore toi !

Silence, tout n’est que silence et… oui il est le marionnettiste. Mais n’est-il pas, bien plus que cela… Ses paroles, ses paroles, étaient les mêmes que ce Silencieux rencontré quelques heures – quelques jours ? – auparavant. Alors qui est-il ? Qui sont-ils ? Et ses propos sur l’équilibre entre ombre et lumière. Je me perds dans ce qui ressemble à labyrinthe de glace, amer et sans repère. Un lieu semblable à cette nuit nuageuse et pleine de ténèbres, qui engloutit la ville dans un océan d’obscurité, monstruosité enfantée par une lune demeurée cachée. Malgré le froid qui envahit mon corps, je reste accoudé sur le rebord de ma fenêtre à contempler les trop rares points lumineux qui trouent la nuit épaisse.

– Retourne donc te coucher Alvaro. Je ne suis plus là pour te protéger.

À contre-cœur, je referme la fenêtre non sans jeter un ultime regard en arrière. À mes pieds, Ercus visiblement fort mécontent de s’être fait expulser manu-militari de son creux favori. Je me tente de l’attraper à la place ce dernier, dédaigneux, se retourne et me présente, avec toute l’ostentation qu’il faut, l’arrière de son train.

– Si tu le prends ainsi, marmonné-je en haussant les épaules.

Mélancolique, j’appuie mon front sur les montants. Cela m’en coûte de l’admettre, mais il a raison eut égard aux sentiments que j’ai ressentis en sa présence. Dans le même temps je me rassure, car je ne suis pas narcissique au point de tomber amoureux de mon reflet. Par-delà l’horizon, j’aperçois un bref flamboiement. Sans doute, un résidu de songe égaré dans la nuit, car, soudain, s’élève le portrait d’une femme dont je me demande si elle vit encore. Que dois-je croire ? Ne m’a-t-il pas affirmé qu’elle était encore de mon monde ? Que m’a-t-il dit d’autres ? Plein de choses, trop… Cependant, il est un mot qui flotte au-dessus de tous : Vérité. Il n’a eu de cesse de l’élever comme sa vertu cardinale, ultime vertige d’un être éparpillé qui ne chercherait qu’à se rassembler… ou à me ressembler. Troublé par cette pensée, je m’assois sur le lit, songeur. En dépit du sommeil qui m’appelle et de l’oubli qu’il m’a imposé, j’essaie de rappeler à moi ses paroles perdues au milieu de ses paraboles. Alors que je fouille ma poche à la recherche d’un mouchoir, afin d’essuyer la goutte pendue au bout de mon nez qui menace de tomber, j’entends le bruit du métal qui choit sur le parquet. C’est un napoléon… Naïvement, je ramasse la pièce que je m’amuse à faire tourner sur sa tranche sur ma table de chevet. Certains s’amusent en y peignant de fausses moustaches qui ornent alors la figure de l’impératrice, quand il tourne assez vite. Je ris en imaginant la chose, mais celui-ci se fige lorsque retombe la pièce découvrant une figure qui n’est pas autre que la mienne. Tremblant, je retourne la pièce… sa face est vierge, couleur de ténèbres.

– Ah Alvaro ! Pauvre de nous. Vois-tu cette pièce ? Elle est la métaphore de nos deux existences.

La voix se tait. C’est à peine si j’entends encore le souffle de ma propre respiration

– Alvaro, trouve la vérité…

Cette fois c’est celle d’un être suppliant, dévoré par ses propres tourments.

– Dommage que je ne puisse te tendre mon miroir et toi me montrer le tien. Enfin, où serait l’amusement ? Je te le demande… ah, ah, ah.

– Alvaro… La vérité… Trouve la vérité… Avant que je te dévore…

Supplicié par ces incessants éclats de voix, je hurle de terreur, renversant au passage la table de chevet et la lampe. Bris de verre sur le parquet et un fragment de porcelaine pénètre ma chair. La douleur me tire de ma torpeur. Perché en haut du baldaquin, Ercus me fixe, terrorisé, seul Loki ose s’approcher.

– Alvaro ! Que se passe-t-il enfin ?

Hébété, je contemple mon pied ensanglanté, d’où jaillit à gros bouillons un liquide noir et poisseux, au milieu des débris de céramique.

– Je… je… je ne sais pas. Je dormais, il me semble, puis je me suis éveillé en sursaut. Je faisais un cauchemar. Ensuite, je me suis précipité vers la fenêtre que j’ai ouverte, car j’étais pris de nausées. Tu m’as rappelé l’ordre et je l’ai refermé. Des questions m’assaillaient et…

Je ne peux achever ma phrase, je suis trop terrifié par ce que j’ai trouvé dans la poche de ma robe de nuit.

– Enfin de quoi parles-tu ? Ercus et moi dormions de tout notre saoul, lorsque tu t’es mis à hurler comme si tu avais le Diable aux trousses.

– Tu ne crois pas si bien dire Loki, pouffé-je.

De ma poche, je sors un mouchoir et une pièce… tout à fait ordinaire.

– Un diable qui me ressemble, à moins que ce ne soit moi qui suis son semblable, murmuré-je.

Oublieux de la douleur lancinante, je me lève et ouvre en grand la fenêtre. Dehors la nuit est claire et la lune est presque pleine. Dans ma main, la pièce brille d’une lueur malsaine.

Assuré que mes deux complices se sont endormis et je m’éclipse en silence de la chambre, Ercus non plus n’a pas bougé d’un fil. Pourtant, je le soupçonne, parfois, de ne dormir que d’un œil. Dans le couloir sombre, je retiens le rire qui monte en moi, un rire glacial, mêlé d’effroi. Dans ma main, coincée dans le creux de mon poing, la pièce de vif-argent. Je la sens. Elle brûle ma paume. Mais de cela, je n’en ai cure, de même que mon pied, qui marque de son empreinte sanglante le sol. Arrivé dans la salle de bains, je prends soin de ne tourner aucun interrupteur. La pâle lumière, seule, de l’orbe lunaire me suffit pour contempler mon reflet hilare dans le miroir, avant de m’en détourner pour me concentrer sur cette petite pièce, qui luit dans le noir.

– Trouve la Vérité, murmuré-je dans la nuit.

Le mot tourne dans mon esprit. Il n’a eu de cesse de le dire. Parabole du miroir, la Vérité qu’il cherche est en moi.

– Là ! ricané-je, en pointant mon index sur mon front. La pièce est toujours dans ma main, plus brûlante que jamais.

– Et elle ? Elle ? Elle est la clé, la clé de la porte vers les Ténèbres, une clé vers mes Ténèbres. Hi, hi, hi, hi…

Coincé entre mes doigts, je le sens qui s’effrite et qui s’allonge en une fine tige métallique, terminée par un corps complexe, composé d’ombres et de lumières. Je le pose sur le rebord en faïence, puis passe mon index le long de mon front, y traçant un sillon sanglant. Mes doigts fouillant les ombres, mes doigts heurtent un objet sombre et glacial. C’est un coutelas. Je m’en saisis, lame d’obsidienne, tranchante et chantante, qui reflète des larmes de sang. D’un coup, je me fends en deux le visage. Lentement j’écarte les chairs sanglantes, jusqu’à apercevoir la porte ; juste là, derrière mes yeux. C’est ma maîtresse impatiente. Elle m’attend. Me saisissant alors de la clé, face au miroir, je l’enfonce dans la cavité noire, qui orne mon visage. Cette ombre au fond de laquelle se trouve la porte des Miroirs.

**********************

Sur la terrasse de son appartement, l’homme déguste une tasse de temps présent, tandis que s’efface la ville derrière un brouillard sans âme.

– Que lui as-tu dit ? murmure une voix doucereuse derrière lui.

Sa main tremble, il repose son infusion sur un guéridon en métal.

– Ah, il y avait longtemps que tu ne m’avais fait grâce de ta visite, soupire-t-il glacial.

Froufroutement d’habits de soie dans le soir, la présence se rapproche. Une main gantée de noir s’étend et pique un biscuit, qu’elle trempe dans la tasse.

– Vous jouez un jeu dangereux, ma chère.

Elle croque le gâteau, tandis que, de l’index, elle souligne les traits du visage de celui qui fut son amant.

– Pas plus que le tien…

L’homme se retourne et fait face à une femme tout de noir vêtu, le visage dissimulé par un voile. Derrière le carré de soie, il devine un regard dur et en même temps empli de pitié. S’il le voulait, il pourrait l’insulter, la frapper, la violenter, la violer. Mais voilà, il n’en fera rien et il se met à ricaner. Quelle grotesque et sinistre ironie !

– Que lui as-tu dit ? reprend-elle, d’un ton mortel.


Texte publié par Diogene, 14 octobre 2016 à 20h38
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