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tome 1, Chapitre 1 « Romains 8:25 (partie 1) » tome 1, Chapitre 1

Le geôlier ventripotent, crasseux jusqu'aux os, fondit sur moi pour me relever avec la brutalité dont il m'avait toujours entourée depuis que j'avais terminé dans son royaume. La pauvre couverture que j'avais fait mienne dès mon premier jour dans la cage glissa à terre et rencontra un rat qui s'enfuit, terrorisé par ce surprenant contact. Je m'étais aussi habituée aux rongeurs, et même aux insectes qui grouillaient dans les interstices suintants de la courtine. Parfois, il leur arrivait de quitter leurs aires familières pour me rejoindre et chercher un refuge dans mes cheveux graisseux et emmêlés.

- Dehors !

J'avais enfin réussi à calmer les tremblements qui avaient pris possession de tout mon être depuis plusieurs heures mais la voix caverneuse du gardien les réactiva dans l'instant. Il me poussa sans ménagement dans le couloir mal éclairé qui desservait les cellules, presque toutes occupées. Je remontai l'allée sous les quolibets et les rires gras des prisonniers qui se ruèrent sur leurs grilles pour ne manquer aucune miette du fabuleux spectacle que je devais leur proposer. Je ne pus rien faire d'autre, excepté contempler le bout de mes souliers tachés. Il était hors de question d'offrir à ces idiots mes larmes et ma honte. Ils ne cessèrent de m'importuner, sans que le cerbère ne crut bon de les réprimander. Je le soupçonnai même de prendre un plaisir certain à cette avanie. Juste avant les deux ou trois marches qui nous hissaient des Enfers vers le commun des mortels, l'homme m'arrêta et retira les fers qui enserraient mes chevilles et mes poignets. Il commença par la partie haute en n'oubliant pas de poser ses sales pattes sur moi. Une ultime satisfaction que son abus de pouvoir lui octroyait sur ma personne. J'eus de violents haut-le-cœur que je contins comme je le pus. Puis, alors qu'il venait de défaire mes chaînes aux pieds, il tenta de glisser ses mains sous ma jupe. Immédiatement, je remuai mes jambes afin de m'en débarrasser et, dans la foulée, je fis claquer la semelle de ma chaussure sur le pavé, écrasant ses doigts boudinés avec une délectation inouïe. Le porc vociféra et ses ridicules gesticulations provoquèrent l'hilarité générale des captifs. Mais, là où je l'avais toujours trouvé gauche et empoté, quelle ne fut pas ma surprise quand, mué par l'humiliation dont je venais de l'éclabousser, il se dégagea avec adresse et me gratifia d'une gifle du revers de sa main sans que je n'eus le temps de retirer ma joue. Le geste fut rapide et violent, si bien que je sentis presque instantanément un liquide chaud et poisseux envahir le bord de ma lèvre inférieure et même s'infiltrer dans ma bouche pour la remplir de ce goût métallique caractéristique.

- Les chiennes dans ton genre, j'en fais mon affaire, me confia-t-il à l'oreille.

Son souffle pestilentiel glissa sur mon cou et me souilla probablement davantage que toute la saleté qui s'accumulait entre ses murs depuis des années. Il ne se priva pas pour serrer avec sévérité mon bras, avant de me pousser vers le petit escalier sur lequel je trébuchai, déclenchant à nouveau les ricanements des détenus et la jubilation de mon tortionnaire. «Cuivis potest accidere, quod cuiquam potest», murmurai-je, assez fort cependant pour que la locution parvienne à ses oreilles qu'il avait trop grandes. Ses petits yeux noirs et rentrés se durcirent davantage : son infirmité culturelle fut piquée au vif. J'eus pu m'exprimer dans un tout autre langage que celui des Anciens que l'énergumène aurait cru que je lui crachais les plus ignobles insultes au visage.

- Qu'est-ce que tu racontes là, sorcière ?!

Son hébétude gonfla d'animosité les veines de son cou de taureau. Je crus qu'elles se rompraient sous la colère mais les vaisseaux résistèrent, à mon grand étonnement. La pointe de sa botte percuta mon flanc. Cette attention, aussi sèche fut-elle, fut bien plus douce que je ne l'aurais espéré. Je n'avais que trop côtoyé ce crétin pour témoigner du zèle absolu avec lequel il remplissait son infâme besogne. Il était plus que temps de revoir le monde.

Ce ne fut pas la lumière du jour qui me sauta à la gorge lorsque la porte du cachot fut poussée, mais bel et bien la chaleur accablante. Quelques jours à l'abri du soleil me firent presque oublier la rudesse dont il savait faire preuve sous ces latitudes, et j'octroyai dans l'instant et sans réserve à ma détention l'avantage de m’avoir fait goûter à une trêve salutaire. Mes yeux, à nouveau habitués à la clarté crue, virent ensuite les faces de la foule qui s'était assemblée dès le pas du fort. C'est alors qu'un doigt s'enfonça dans mon dos m'obligeant à me jeter à l'eau.

Toute la population des environs s'était donnée rendez-vous à n'en pas douter. Des femmes, leurs enfants, parfois encore accrochés à leur sein, des hommes, le contingent le plus important sans nul doute. Même les vieillards, agrippés à leurs canes, séniles ou aveugles depuis bien longtemps, avaient trouvé une place dans la haie d'honneur que tout Cornucopia m'offrait gracieusement. Je n'étais pas dupe. On ne cherchait pas à me rendre hommage ou à m'assurer d'une certaine sympathie, même relative. Seule la curiosité avait poussé ces âmes perdues au beau milieu de l'océan à assister à mon exécution.

Seuls les croassements rauques des corbeaux tournoyant à l'horizon déchiraient le silence de mort qui rôdait dans les rues de la ville prospère. Je sentais sur moi les regards de celles et de ceux que j'avais croisés durant toutes ces années à arpenter ce sol de terre battue. Quelques dizaines de mètres plus loin, j'atteignis, avec l'aide empressée de mon chaperon, le cœur névralgique de l'île. Devant le bâtiment imposant se tenait une ribambelle de femmes, plus attrayantes les unes que les autres. Une fois n'était pas coutume, les dames s'étaient couvertes pour l'occasion. Derrière le groupe de nymphes, leur souteneur, adossé à l'embrasure de la large porte d'entrée, projetait de colossales bouffées de tabac dans les airs. Par réflexe, je me mis à chercher du regard pour tenter de l'apercevoir parmi ses compagnes d'infortune. Mon espoir fut bien vite étouffé par la réalité, qui me rattrapa dans la seconde. Je cherchais un fantôme. En levant un peu la tête, deux pas plus loin, je vis la fenêtre du premier étage du palais aux courtisanes comme on aimait appeler le bordel. Fermée, les rideaux tirés, la pièce semblait abandonnée pour de bon. Une salve d'images envahirent alors ma tête. Il me suffisait de baisser mes paupières pour redessiner avec précision les contours de la chambre, le jour, la nuit, en plein soleil ou lors de ces tempêtes prodigieuses dont le climat tropical savait nous gâter de temps à autre. Son corps aussi. Sa voix. Je ne savais si je devais chérir ces souvenirs ou les maudire au regard de ma condition.

C'est une substance tiède et gluante qui m'extirpa de mes élucubrations. Projeté sur ma tempe droite, le crachat avait d'abord tapissé la peau de cette partie de mon visage avant de s'affaisser mollement en quelques secondes. Ce fut le signal que l'assistance espérait pour déchaîner ses passions. Les hurlements sauvages recouvrirent la cité comme les vagues inondent le rivage sans que rien ne puisse l'en défendre. Les traits des membres de la horde indisciplinée se raidirent et tous les pores de leurs corps suintèrent le courroux et la cruauté. Certains tentèrent de s'approcher de moi, poings levés, prêts à me corriger et à soulager ainsi leur viscérale fureur. Mon compagnon malgré lui se précipita alors sur le forcené pour l'empêcher de me massacrer, ce qu'il aurait fait sans état d'âme si j'en croyais les feux qui consumaient l'intérieur de ses orbites enfoncés. Il le fit reculer avec résolution et l'individu chuta lourdement au sol, sans que quiconque ne daigne lui prêter main forte pour se relever.

- Avance, avance !

Je sentis une pointe de panique dans les sons gutturaux exprimés par celui qui, je devais l'admettre, s'était métamorphosé en sauveur. Même son emprise portait en elle une touche de douceur, jusqu'ici insoupçonnable. Nous arrivâmes au pied de la potence en moins de temps qu’il ne le fallut pour le dire, toujours sous les huées et les projectiles des plus investis dans ce qui n’était qu’une vengeance à grande échelle. Des épluchures fatiguées se heurtèrent à mon corsage. En tournant la tête, je pus distinguer sans difficulté l’auteur de ce geste voué à me mortifier davantage, sans pour autant qu’il n’atteigne son but. De profondes et mauvaises cicatrices barraient son front ainsi que ses deux joues. Court sur pattes et peu avenant, l’homme portait à sa ceinture une dague d’une simplicité confondante. Je croisai son regard. Il esquissa un léger sourire, à peine capable de rehausser sa commissure, et fit glisser son pouce de part et d’autre de son cou ruisselant. Son projet me concernant ne souffrait aucun errement. Le mien fut du même acabit. Je n’eus qu’à tendre mon bras, puis mon majeur dans sa direction. Ses naseaux se dilatèrent mais ce fut tout ce que je puis saisir car mon garde du corps me fit presser le pas. Je n’avais plus qu’à emprunter les planches irrégulières cloutées à la hâte pour former un escalier menant tout droit à la plateforme d’exécution, où m’attendait déjà le bourreau, les bras croisés sur son tablier d’une blancheur suspecte. Les braillements du public redoublèrent d’intensité. Quelques légumes avariés lancés à vive allure gagnèrent le bas de mon vêtement. Je n’en n’eus cure. Mes yeux se portaient vers l’anse et la petite plage scintillante sous les rayons obliques du soleil qui la bordait. Aucun bâtiment naval ne mouillait plus dans ses eaux cristallines et l’horizon restait désespérément vide. J’espérai, encore un peu, voir apparaître un pavillon au loin. Des voiles gonflées par les vents qui, déployées, réussiraient à cacher le soleil et l’espoir aux gens de cet îlot du bout du monde. Qu’un équipage déferle sur Cornucopia et m’arrache à mon sort, décidé sur un pauvre morceau de papier décoré du sceau de cire rouge sang du tout nouveau Gouverneur. J’avais encore le droit de rêver. Car c’était certainement la dernière chose qui me restait, au soir de ma vie.

J’aurais espéré une exécution rapide. Mais alors que le bourreau m’avait installée pile devant la corde qui me briserait la nuque, il fallut encore attendre. Toujours attendre. La lecture publique de mes hauts faits d’armes devaient être faite par un représentant de la Couronne qui tardait à se montrer. Tout autour de la plateforme, il n’y avait plus un seul centimètre carré de disponible. Il y eut même quelques évanouissements chez les dames des premiers rangs, gênées par la moiteur ambiante, la proximité des corps et leur corsage bien trop corseté. Mais pourquoi diable s’attachaient-elles à faire vivre une mode européenne, déjà dépassée sur le Vieux Continent et pour le moins inadaptée aux spécificités locales ? Je n’eus aucun indice tangible pour m’aider à résoudre cette énigme. Un grondement sourd et des hourras exaltés firent disparaître mes profondes réflexions sur la mode vestimentaire féminine qui, à vrai dire, ne fut jamais l’un de mes centres d’intérêt, que j’avais au demeurant fort nombreux. Un cavalier juché sur une bête magnifique réussit le miracle de fendre la foule compacte pareil à Moïse séparant la Mer Rouge en deux. D’abord trop loin, je ne vis de lui que son chapeau orné d’une plume claire gigantesque et le rouge criard de son manteau boutonné. Mais plus il se rapprochait du gibet, plus mon sang se figea dans mes veines : j’eus froid pour la première fois depuis mon arrivée dans cette région du monde, une bonne dizaine d’années en arrière. Et lorsqu’il plongea son regard désincarné et lymphatique dans le mien, je sus que j’étais perdue pour de bon.


Texte publié par HypatiaDeS, 9 mars 2024 à 11h39
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