Le héros de l’Œil des mers
Le Fer Blanc… J’ai découvert la légende de ce monstre le lendemain de notre victoire dans l’œil des mers, que beaucoup m’attribuaient. A l’époque, Guillotin m’avait appelé dans son bureau.
— Vous vouliez me voir, capitaine ?
Il se tenait les mains dans le dos, face à la fenêtre.
— Assied-toi, dit-il sans se retourner.
Je pris place sur la chaise devant son bureau, attendant en silence qu’il prenne la parole, un léger froncement de sourcils inscrit sur mon visage. Je ne doutais pas qu’il m’avait venir pour me réprimander des libertés que j’avais prises ces derniers jours, parmi lesquelles une désobéissance récurrente à ses ordres. Si j’avais de la chance et que je m’aplatissais, la réprimande resterait peut-être verbale. Sinon, je connaissais assez Guillotin, quoique je n’aie pas souvent conversé avec lui, pour savoir qu’il n’hésiterait pas à en venir aux mains. Et je préférais un bon coup que de jouer les carpettes.
Enfin, le capitaine prit la parole sans se retourner :
— Sur l’île, tu t’es comporté en véritable corsaire.
Cette amorce me surprit, mais je ne dis rien.
— Tu es un homme brave, ton sabre est vif et fort.
Il se retourna enfin :
— L’Edenté, c’est à toi que le Fer Blanc doit de voir ses cales pleines aujourd’hui.
— Merci capitaine, dis-je d’un ton dont je tentai de neutraliser la surprise et la méfiance.
— C’est d’hommes comme toi dont j’ai besoin, poursuivit-il en s’asseyant face à moi. Tu es comme mes premiers compagnons, les premiers hommes du Fer Blanc.
— Les quatre qui l’ont baptisé ? Ceux qui lui ont donné son sigle ?
— Oui. Mais nous n’étions pas que quatre.
Je fronçai un peu plus les sourcils, attendant qu’il s’explique.
— Les cinq tentacules ne représentent pas les cinq fondateurs. Cette pieuvre est bien réelle, et elle est le but de la création de ce navire. Nous étions onze. Onze jeunes hommes plein d’espoir : celui de tuer la Fièvre des océans.
— La Fièvre ?
— Cela te dit-il quelque chose ?
— Vaguement… Oui, je crois en avoir déjà entendu parler dans une taverne. Un monstre terrible, dont la mort fait le bonheur de celui qui le tue. C’est tout ce qu’on en dit, un grand mystère plane autour de cette créature, qu’on décrit souvent comme, je crois, un serpent de mer. C’est une des rares légendes à laquelle je n’ai jamais cru. Mais vous me dites…
— Que la Fièvre des océans existe, oui, et que c’est en vérité une pieuvre à cinq tentacule. J’ai passé toute ma vie à la chercher avec mes compagnons.
— Vous êtes sûr qu’elle est bien réelle ? ça me semble tout de même un peu gros…
— Oui, j’en suis sûr. Dit-il d’un ton plus dur. Et pour preuve…
Il releva la manche de sa chemise sur son bras droit, et me le montra, poing serré. Il était parcouru d’une longue cicatrice noire semblable à des veines.
— … nous l’avons trouvé, conclut-il. Moi seul en ai réchappé. Mon dernier compagnon est mort il y a neuf ans du poison que le monstre avait introduit dans ses veines.
Il remonta la manche de sa chemise.
— J’ai faillis finir comme lui. Mais par chance, j’ai trouvé un moyen de me guérir et seul mon bras en a été marqué.
Il croisa les bras avec un soupire de mécontentement.
— Cette pieuvre, je la tuerai. Mais onze marins n’y ont pas suffi. Alors je te le demande, l’Edenté : accepterais-tu de m’aider à me venger ? Tu as les talents nécessaires pour y survivre.
Je croisai les bras à mon tour.
— C’est bien honorable de vouloir vous venger, vous et vos compagnons, mais si à onze vous n’y êtes pas arrivés…
Je secouai la tête.
— Je ne vais pas risquer ma peau pour blanchir la voile d’un autre. Qu’est-ce que j’y gagne, moi ?
Il sourit.
— La légende dit que qui tue la pieuvre accède au bonheur.
— Si vous croyez qu’une légende me suffit…
— Tu t’en es bien contenté pour de jeter dans l’œil des mers.
Je le regardai quelques instants, avant d’hausser les épaules.
— La quête était bien moins dangereuse, la rétribution plus crédible.
— Je vais te dire ce que tu as à y gagner. Je ne serais pas non plus parti, ni mes compagnons, sans perspectives plus alléchantes.
Il ouvrit un tiroir, sembla retirer un double-fond et sorti un vieux livre à la couverture tombant en lambeaux. L’ouvrage avait tellement été consulté qu’il s’ouvrit de lui-même à la page qui l’intéressait. Il lit :
— Nous chasserons les cinq serpents de mer, les cinq semeurs de mort. Nous percerons leur carapace de fer et ramènerons les cinq trésors. Longévité, pouvoir, richesse, amour et gloire, arrive le bonheur quand la Fièvre se meure.
Il me montra le livre. A côté de la prophétie presque illisible sur les pages jaunies, se trouvent des croquis : un tentacule sillonné de profondes veines, un sceptre agrémenté d’un cristal sphérique, une pierre précieuse, un bracelet de métal gravé et un sigle : un cercle entouré de cinq branches. Le sigle du Fer Blanc. La pieuvre à cinq tentacules. La Fièvre.
— Ceux sont les cinq trésors, expliqua Guillotin. La pierre est grosse comme deux fois un crâne humain, et fait la richesse de son possesseur. Le sceptre possède des attributs magiques, conférant un pouvoir aux limites difficilement définies. Le bracelet est également un artefact magique, accordant à qui le possède l’amour inébranlable de celui qui le porte. Le liquide qui coule dans les veines du tentacule assure une santé de fer et une extrême longévité, voire l’immortalité. Et enfin ce sigle, ajouta-t-il en pointant le dessin rudimentaire de la Fièvre, est gravé sur le cinquième tentacule, à son extrémité. C’est celui qu’il faut trancher et ramener à terre. C’est celui que l’on brandira, preuve de notre victoire sur la Fièvre. C’est celui qui nous offre la gloire.
Il reprit le livre et caressa la page.
— Cinq tentacules, cinq trésors, cinq ingrédients pour un bonheur parfait. Voilà ce qui est à gagner, l’Edenté.
Je me frottai le menton, intéressé. Je ne pouvais nier que la tentation était très forte de me lancer à corps perdu dans cette quête à la rétribution fantastique. Mais justement, elle était trop fantastique.
— Avec tout mon respect, capitaine, j’ai du mal à croire à ces cinq trésors. Aussi, même si votre équipage est d’une qualité bien au-dessus de la moyenne, je doute qu’il suffira à venir à bout de la Fièvre. J’imagine que vos dix compagnons d’aventure étaient de votre trempe, et ils ont tous succombé. J’en conclus qu’il va falloir recruter d’autres corsaires et, en conséquence, diviser davantage le butin. Et même, en tant que corsaire de l’Empire, la majorité de nos profits reviendrait à l’Etat. Non vraiment, je suis désolé capitaine, mais je suis brave, pas fou. Cette histoire est bien trop grosse pour que je m’y jette tête baissée.
— Je comprends ce que tu penses. Mais tu n’as pas vraiment le choix. Bien sûr, la quête n’est pas pour tout de suite, je dois trouver d’autres hommes de ton calibre, et je tiens à ce que tu m’y aide. Mais nous irons, coûte que coûte. Je ne vis plus que dans ce seul but. Mais si tu n’as pas les tripes je peux toujours te laisser dans le prochain port où on passera.
Je grimaçai. Me laisser dans le prochain port… Belle manière de dire qu’il me ferait tabasser, voire me livrerai aux forces de l’Empire en tant que traître à la couronne.
— Je vois. Vous auriez pu commencer par cela tout de suite.
Il me jeta un regard noir, je me rappelai soudainement où était ma place et inclinai légèrement la tête.
— Si tels sont vos ordres, capitaine, je m’y plierai avec toute l’énergie possible : je vous aiderais à trouver ceux qu’il vous faut et ne négligerais rein pour augmenter nos chance de succès.
« Et de survie. » ajoutai-je en moi-même.
Il hocha la tête avec satisfaction.
— Je n’en doute pas. Il est dommage d’avoir à en arriver aux menaces pour cela.
Je me sentis obligé de me défendre :
— Vous me présentiez la chose comme une proposition, pas comme un ordre. A ma place auriez-vous accepté de risquer votre peau pour un trésor ayant tout d’une fable, dont on ne verrait sûrement pas la couleur ? Je n’ai fait qu’agir avec sagesse.
— En voilà de la sagesse, rétorqua-t-il sèchement. Je ne saurai jamais ce que j’aurais fait à ta place puisque je n’y suis pas, et cela n’importe en rien, contrairement au fait que nous savons toi et moi ce qui aurait dû être dit. Ensuite, connais-tu ce trait d’esprit : "faites ce que je dis, pas ce que je fais" ? Maintenant, l’Edenté, et avant que ta langue ne t’attire plus d’ennui que tu en as déjà, tu vas réparer les dégâts que ta petite escapade a coûté au navire, et dans le mois qui suit tu seras de corvée de pont et dispensé d’alcool, me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui, capitaine, répondis-je en serrant les dents.
— Et cesse avec cette mine de mutin ou je ne réponds plus de ta vie !
— Oui, capitaine. Je vous présente mes excuses.
— Bien. Maintenant hors de ma vue !
Je me levai avec précipitation et sortis à grand pas de la cabine. Arrivé sur le pont, je soupirai de soulagement.
A chaque fois que je repense à cette conversation, je me retrouve à traiter de tous les noms ma langue bien pendue.
— Capitaine ! interpelai-je Guillotin en le voyant passer sur le pont.
Je délaissai mon chiffon, abandonnant le ménage, et m’approchai de lui. J’avais les genoux irrités de m’y appuyer depuis plusieurs jours pour nettoyer le pont, mais du reste je faisais bonne figure, et c’est avec assurance que je lui dis :
— Je connais peut-être quelqu’un susceptible de nous venir en aide dans la quête que vous méditez.
Il perdit l’air ennuyé qu’il affichait en me voyant ces derniers temps, son intérêt piqué le faisant presque sourire.
— Je suis tout ouï.
— Il a été mon maître d’arme huit années durant, il manie la lame sûrement aussi bien que vous, sinon mieux. Il a aussi enseigné au palais impérial, même s’il a eu quelques démêler avec l’Empereur.
A cette dernière nouvelle, Guillotin fronça les sourcils.
— Quelques démêlés ? De quelle importance ?
— Eh bien… euh… Il l’a fait cocu.
Guillotin éclata de rire.
— Cocu ! Cette vieille canaille, cocu ! Ha ! Je veux rencontrer l’homme qui a réalisé cet exploit ! Où peut-on le trouver, ce phénomène ?
— A Mont-des-Epicéas, il est maître d’arme dans un collège. Son nom est Stéphane de Bellétendre.
— Il a un nom de merde, mais ce doit bien être son seul défaut. Bien ! Cap à l’Ouest, direction Mont-des-Epicéas !
Lorsque la vigie vit la terre, l’aube se levait. Cette nuit-là, j’ai pu dormir, mais je me suis réveillé alors qu’il faisait encore nuit. Debout à la proue du navire, je contemplais un spectacle que m’enflammait le cœur : Mont-de-Epicéas grandissant à l’horizon, illuminé tel un rubis. Adolescent, je croyais haïr cette ville. Mais depuis la mort de ma mère, j’ai trouvé un plaisir nouveau à y être, à ressasser des souvenirs. J’ai aimé d’autant plus cette ville lorsque j’ai pris la mer, que la voir est devenu rare ; elle m’était inaccessible et c’est pour ça que chaque fois que je la voyais j’étais heureux.
— Alors, tu deviens émotionnel, garçon ?
Je me retournai. Le capitaine sortait de sa cabine.
— Pourquoi ? Vous n’avez jamais été heureux de rentrer chez vous après de longs mois sur mer ?
Il s’assombrit.
— Pas vraiment, non.
— D’où venez-vous, d’ailleurs ?
Il me fixa quelques instants, puis répondit d’un ton froid :
— Philippe.
— Oh.
La capitale, qui portait le nom de premier empereur, n’avait pas la réputation d’être un lieu très agréable. Nous y faisions souvent escale pour remettre nos prises de guerre à l’empereur et recevoir nos gages. Et j’étais forcé d’admettre que la ville était à la bassesse de sa réputation. Dense, froide, trop grande. Malgré le nombre plus qu’élevé d’habitations, on ne peut traverser une rue sans trouver la couchette de quelque pauvre gens, la foule est dense, on progresse toujours épaules contre épaules, la puanteur des rues mal entretenues monte à la tête… Un enfer sur terre.
— Ne me regarde pas comme ça, gronda le capitaine.
Je réalisai que je le dévisageais, et baissai les yeux.
— Tu as des personnes auxquelles tu tiens ici ?
Je souris tristement.
— La plupart sont mortes. Mais il reste Stéphane et un de mes bons amis d’enfance.
— Et cet ami, de quelle trempe est-il ?
— Pas assez bonne pour s’embarquer à la poursuite de la fièvre, dis-je d’un air froid.
— Tu le protèges, je ne suis pas dupe.
— J’optimise mes chances de survie. Et ce n’est pas en s’encombrant de poids mort que nous vaincrons la Fièvre.
Il haussa les épaules. Le silence s’éternisa, nous fixions tous les deux la terre se rapprochant, alors que les hommes s’éveillaient peu à peu et se préparaient pour l’escale.
— Combien de temps resterons-nous à terre ? demandai-je avec espoir.
— Le moins longtemps possible. Dès que ton Bellétendre sera à bord, on met le cap sur Philippe. Faut pas balader notre butin trop longtemps, si on tombe sur des corsaires ennemis.
J’hochai la tête, déçu.
Le capitaine retourna à ses affaires pour préparer la manœuvre. Une heure plus tard, les corsaires descendirent gaiement pour se diriger vers les tavernes du port. Je restai à bord, attendant le capitaine, qui arrivait à la fin de la file d’hommes. Par-dessus le bastingage, je regardais un bâtiment. C’était une taverne, certains de mes compagnons s’y dirigeaient. L’orée de la mer, s’appelait-elle, et sur le panneau de bois affichant fièrement se nom, une rose était peinte, belle et épineuse.
— Content d’être chez toi ? me demanda Descartes en me tapant amicalement l’épaule.
J’hochai la tête.
— Dommage qu’on ne reste pas longtemps.
— On va bien en profiter alors ! Viens, on va boire un verre tous les deux.
Je secouai la tête.
— Guillotin a besoin de moi. Et je ne suis toujours pas autorisé à prendre de l’alcool après ce qui s’est passé…
— Oh, c’est la fête, on est à terre ! Mais bon, s’il te réquisitionne, j’peux rien dire. Si t’as une minute, on ira rire avec les autres.
— Pour sûr, vieux.
Avec un geste de la main, il descendit à quai. Il était le dernier, aussi Guillotin arriva-t-il :
— Alors, où habite-t-il, ce Stéphane ?
Je ne répondis rien, les yeux toujours braqués sur la taverne et mes comparses s’éloignant.
— Eh ! s’exclama le capitaine.
Je sursautai.
— Pardon, capitaine… Vous disiez ?
— On y va, montre-moi ton Stéphane.
— Oui.
Je descendis à mon tour, Guillotin sur mes talons. Je jetai un dernier regard au bâtiment, puis me dirigeai dans le sens opposé.
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