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Chapitre 4

Capitaine

L’annonce de mon élévation au rang de capitaine s’était déroulée mieux que je ne l’espérais. Même Faucon, qui depuis la mort de Descartes était le seul corsaire naviguant depuis plus longtemps que moi sur le Fer Blanc, et qui donc aurait dû être capitaine s’il n’y avait pas eu cette lettre, accueillit bien la nouvelle. Bien sûr, il était chagriné de la mort de son vieux compagnon coléreux, mais il ne contesta pas mon autorité nouvelle. Seul Motus avait évité mon regard, sans doute parce qu’il savait que j’étais né femme. Il était d’ailleurs le seul au courant, à présent. A la mi-journée, nous nous étions réunis sur le pont et je leur avais communiqué les dernières volontés du capitaine. C’aurait été tout autre que moi, ils auraient pu avoir des soupçons : aucun d’eux ne savait lire pour s’assurer des dernières volontés du capitaine, et même si tel avait été le cas, rien ne garantissait que je n’y avais pas posé le sceau moi-même après les avoirs écrites. Mais tous savaient que j’étais un homme d’honneur, et que j’étais par mes exploits et mon dévouement un choix logique. Le soir, une fois les dégâts sommairement réparés et tout l’équipage reposé, je convoquai mes hommes et ceux du Kotarn à mon bord. Les pirates ennemis semblaient pour les plus jeunes nerveux, mais les plus forts et les plus expérimentés bombaient le torse, prêt à mourir avec honneur si tel devait être leur châtiment pour avoir perdu la bataille. En rang, ils attendaient en silence, face à face avec mon équipage qui montrait les dents. Entre eux, je pris la parole.

- Corsaires du Kotarn, équipage du vaincu ! Vous savez ce qui vous attend à présent : le châtiment pour avoir provoqué plus fort que vous. Néanmoins, je suis prêt à me montrer clément : votre capitaine fut assez brave pour provoquer le redoutable Guillotin, il est parvenu à le tuer ! Oui, Guillotin est mort de sa blessure à l’épaule, il s’est vidé de son sang dans son lit, et m’a désigné comme son successeur dans ses derniers instants. Mais surtout, il a demandé une vengeance ! Trois parmi nous sont morts durant cette bataille nocturne. Guillotin, dont le meurtrier a péri, Descartes et Courte-Jambe, dont les meurtriers périront !

Je parcouru les pirates des yeux, et repérai le grand blond que m’avait décrit le capitaine.

- Par respect pour votre capitaine, qui a vaincu celui qui ne l’avait jamais été, je suis prêt à laisser les autres en vie. Mais pour cela, vous allez devoir faire preuve d’un grand courage ! Que ceux qui ont tué se dénoncent !

Un silence me répondit.

- Peut-être que voir le visage des morts vous rafraîchira la mémoire. Coule-Sang…

Le grand gaillard s’approcha de deux longues caisses de bois prêt du bastingage. Il en prit une sur chaque épaule sans broncher et les déposa devant les pirates vaincus. Il me jeta un regard et j’hochai la tête. Il ouvrit les caisses. Entourés de leurs armes et de leurs biens les plus précieux, Descartes et Courte-Jambe gisaient.

- Alors ? dis-je. Qui se souvient avoir tiré sur cet homme ? Avoir transpercé ce brave de son épée ? Si personne ne parle, tout le monde passera par-dessus bord sans hommage ni mémoire.

Cette déclaration tendit tout le monde, sauf un pirate un peu âgé aux cheveux grisonnant, manifestement le plus vieux de l’équipage.

- Je suis l’auteur de ces meurtres, dit-il bravement. Les deux.

- Tu es un homme très courageux, le félicitai-je. Mais c’est un mensonge.

Il sembla surpris, puis baissa la tête.

- As-tu vraiment tué l’un de ces hommes ?

- Oui.

- Lequel ?

Il désigna Descartes, au hasard manifestement.

- Tu es sûr ? Je déteste les menteurs.

- Et qu’est-ce que cela change ? J’offre ma vie contre celle du meurtrier véritable !

- Tu n’as donc tué personne.

- Non ! Mais ces hommes ne méritent pas de mourir, ils sont braves !

- S’ils le sont vraiment, ils se dénonceront d’eux même.

- Vous êtes injuste !

- Mon capitaine a demandé vengeance sur son lit de mort, qui que soit les meurtriers, est-il injuste d’honorer les volontés d’un défunt ?

Il n’y trouva rien à redire.

- Tu es un homme d’honneur, ajoutai-je, quel est ton nom ?

- Renard.

J’hochai la tête sans rien ajouter.

- Alors ? repris-je. Qui a tué ?

J’ajoutai devant le silence :

- Je n’aurais aucune pitié pour des lâches !

Le grand blond prit alors la parole :

- Tuez-nous tous en ce cas ! Nous accompagnerons les braves ayant tué dans la mort !

Personne ne sembla satisfait de cette réponse.

- Personne ne prend ton parti, mon grand, raillai-je. Mais dis-moi… as-tu tué l’un de ces hommes ?

- Non, dit-il avec assurance.

- Tu en es certain ?

- Oui.

- Je te pose cette question une dernière fois… As-tu tué un de ces hommes ?

- Je vous ai dit que non !

Je dégainai mon sabre.

- Menteur ! criai-je. Livre-moi ta tête en brave ou je te tuerai, tu mourras en infâme, dans le déshonneur et la honte !

Il ne bougea pas, mais sembla un peu inquiet. Sans doute espérait-il encore me tromper. Je m’avançai vers lui. Je lui arrivai à hauteur de torse.

- Baisse immédiatement la tête, intimai-je.

Il ne s’exécuta pas. Alors que je préparai mon coup, il m’attaqua, visant mon cou de ses mains nues. Anticipant cet acte de lâcheté, je les lui tranchai toutes deux, lui arrachant un cri de douleur. Avant qu’il n’ait pu se remettre, je lui tranchai les jarrets, le forçant à s’agenouiller. Une main sur sa tête, je menaçai sa nuque de mon sabre.

- Tu as dix secondes pour avouer et récupérer le peu d’honneur qui reste à ta portée.

- Je n’ai pas tué !!!

Je lui tranchai froidement la tête, et son corps tomba sur le pont, inerte. Je brandis sa laide figure.

- En voilà un qui a refusé toute les portes que je lui ai ouvertes ! Vous vous souviendrez de lui comme étant un lâche traître, qui a voulu livrer vos vies à tous pour avoir une chance de sauver la sienne ! Que l’assassin de Courte-Jambe se dénonce sur le champ s’il ne veut pas finir comme lui !

Ce fut un jeune homme tremblant qui s’avança.

- C’est… c’est moi, gémit-il.

Il ne devait pas même avoir vingt ans.

- Depuis quand navigue-tu sur le Kotarn ?

- Cinq mois.

- Il est regrettable que tu ais à mourir si jeune.

Il retenait ses larmes à grande peine.

- Ravale ta peur, dis-je. Tu n’as pas à craindre la mort : une fois parti, tu ne ressentiras plus rien.

Voyant qu’il tremblait toujours, j’ajoutai :

- Sois fier de mourir en brave. Tes proches et amis se souviendront de ton courage face à la fin.

Le garçon se retourna. Dans le camp ennemi, quelques-uns lui firent des rictus amicaux et des discrets signes de la main. C’est avec un petit sourire qu’il s’approcha de moi et posa un genou à terre, m’offrant sa tête. Avant de la lui prendre, je demandai :

- Quel est ton nom ? Ce serait un honneur pour moi de le retenir.

Il releva la tête, visiblement heureux de la valeur que je lui donnais.

- Je n’en ai pas encore. Je suis le Blanc-bec, la Bleusaille, le Petit Nouveau, le Moussaillon…

- Alors je te baptise Brave.

- Je vous remercie, capitaine. Si les morts ont une mémoire, j’aimerais aussi me souvenir de votre nom.

- Je suis l’Edenté.

Il baissa à nouveau la tête, et je lui coupai la gorge. Je brandis fièrement son chef.

- Remerciez Brave !

Des applaudissements et des acclamations retentirent. Nos jetâmes avec la cérémonie traditionnelle les corps de Descartes, Courte-Jambe, Guillotin et Brave à la mer. Quant au gros blond, il fut découper en petits morceaux et abandonné dans la hune du Kotarn. Soit il coulerait avec lui, soit il serait dévoré par les mouettes en approchant de la terre. Quant au reste de l’équipage, je leur avais accordé la vie sauve, je tiendrais ma parole. J’invitai Renard dans ma cabine pour discuter de l’avenir des deux équipages.

- Qu’envisagerais-tu pour la suite des évènements ?

- Je l’ignore, capitaine. Tout dépendra de vous.

- Tu es un sage, je tiens à ton avis.

- Mon plus grand espoir serait que vous nous fassiez rejoindre votre équipage, ne serait-ce qu’en tant que moussaillons pour laver les ponts.

- Je vois. Crois-tu que ces hommes seraient prêts à me jurer fidélité ?

- Comment pourraient-ils ignorer vos valeurs ? Vous avez couvert d’honneur leur défunt capitaine, punis un lâche, félicité la bravoure ! Je les connais tous, ils tiennent à ces valeurs et ces principes de la piraterie. Même les plus jeunes : tous auraient été prêts à agir comme Brave. L’homme dont vous avez abandonné les restes était le seul maillon faible de notre équipage, mais nous le tolérions pour sa force brute.

- Je vois… tu m’as l’air de bien les connaître, parle-moi d’eux un à un.

- Tout d’abord, il y a Gosier. Je suis de dix ans son aîné, mais il est plus âgé que le reste de l’équipage. On l’appelle ainsi pour deux raisons : il mange comme deux et c’est lui qui crie le plus fort en cas d’accrochage. Il a tendance à faire passer les sentiments avant l’honneur, mais pas les siens : il tiendra toujours compte en premier lieu de ce que ressentiront les autres. Il est grand, avec des cheveux noirs et de bons yeux qui lui confèrent une grande précision de tir.

J’hochai la tête l’invitant à poursuivre.

- A peine plus jeune que lui, il y a Glacier, tout son contraire : pour lui, les émotions sont une perte de temps : il a toujours l’air fermé, seul Gosier arrive à le cerner. Il lit en lui comme dans un livre ouvert et est capable de dire s’il est en colère, triste ou joyeux, ce qui le fait beaucoup rire car nous autres aurions pu jurer le contraire. Il tient son nom de cette froideur, et de son imposante carrure : tout en muscle, il fonce dans le tas sans regarder, répandant plus de sang que de mort.

- On en a un comme ça aussi. On l’a appelé Coule-Sang, c’est celui qui vous a présenté les restes de nos compagnons.

- Ensuite, on a Caboche. Il vient d’une famille noble, lit beaucoup et nous sort des mots que l’on croirait étranger. D’ailleurs, on le soupçonne d’inventer parfois des trucs pour nous emmerder. Mais sinon, il nous fait bien rire avec ses blagues bien pensées. Il est très doué à l’épée, sa petite taille lui confère une grande agilité, mais il est absolument nul en tir, et je n’exagère pas. Je crois qu’il est myope, mais des lunettes ne peuvent être conservées sur un navire corsaire. Il est un peu timide avec ceux qu’il ne connait pas bien, il se cache parfois derrière sa tignasse brune, mais il devient vite un bon camarade. Puis il y a Serpent. C’est un excellent stratège militaire, même s’il ignore lire et écrire. Au cœur d’une bataille, il ne vaut pas grand-chose, il préfère se tenir en embuscade pour prendre l’ennemi par surprise s’il venait à s’approcher un peu trop des cales.

- Intéressant…

- Mais ne vous y trompez pas : il est courageux, il sait seulement qu’en duel il ne ferait pas le poids. Il connait ses forces et ses faiblesses. Il y a aussi Grandes-Dents. Les plus jeunes croient qu’il s’appelle ainsi car il jacasse, ce qui est le cas, mais en vérité c’est parce qu’il s’est un jour blessé gravement à la hanche, mais n’en a rien laissé paraître. Quand le capitaine lui a fait des reproches pour cette négligence vis-à-vis de sa santé, il a grogné "Il faut savoir serrer les dents". Reconnaissant son courage, le capitaine lui a alors donné son nom. Il est aussi d’une fidélité sans borne, il a plus d’une fois pris des coups pour en prévenir ses compagnons. Son honnêteté est aussi à noter : il n’a jamais rien caché à son capitaine, tant parce qu’il n’en a pas envie que parce qu’il est incapable de mentir. Sous ce tas de muscle se cache un cœur d’or. Ensuite viennent les deux plus jeunes, ils ont à peu près l’âge qu’avait Brave. Ils sont jumeaux, inséparables, mais leur personnalité est très différente : l’un s’appelle Iris Noir, l’autre n’a pas encore gagné son surnom. Iris Noir avait deux yeux de couleur différente : l’un noir, l’autre vert. C’est en perdant son œil foncé au cours d’une bataille où il s’est bravement battu qu’il a obtenu ce nom. Il est très courageux, mais méprisant. Il n’estime pas ceux dont il ignore les exploits. Seules quelques personnes ont obtenu son respect, à savoir son frère, notre défunt capitaine et moi-même. Il est rusé, et préfèrera toujours les stratagèmes aux corps à corps, ce qui lui vaut l’amitié de Serpent, même s’il sait très bien qu’Iris Noir se considère au-dessus de lui. Quant à son jumeau il est, comme je l’ai dit, tout son contraire : modeste, il est amical et rieur, doué au combat quoi qu’il ne sache pas par quel bout prendre une épée. Il préfère se battre à main nu, quel que soit l’armement de son adversaire, et est prêt à défier quiconque s’en prend à ses proches, ce qui ennui parfois son frère. Tous deux sont les meilleurs amis du monde, ils se connaissent mieux que personne. Je suis bien obligé de vous le dire : ils feront passer leur fratrie avant vous, avant le Fer Blanc.

- Je comprends. Quelqu’un d’autre ?

- Eh bien… Il y a mon enfant adoptif… Je l’ai trouvé à l’âge de cinq ans, errant dans les rues d’un port. Son nom est Feu-de-Sang. Feu-de-Sang a gagné ce nom d’abord à cause de ces cheveux roux, ensuite parce que Feu-de-Sang a un jour déclenché un incendie sur un navire dont l’équipage nous mettait en difficulté. Le capitaine a failli tuer Feu-de-sang ce jour-là, car il avait été privé d’un duel d’honneur. Mais il a finalement reconnu son courage et l’a accepté comme membre de son équipage en lui donnant son nom. Feu-de-Sang était alors âgé de douze ans.

- Quel âge a-t-il aujourd’hui ?

- Quinze ans.

- Un sacré gaillard, donc.

- Oui...

Il semblait un peu gêné. La manière dont il parlait de son fils aussi était étrange : il n’avait cessé de répéter son nom. De plus, pourquoi le capitaine avait d’abord voulu le tuer pour son acte puis l’en récompenser ? Changer d’avis était possible, mais aussi radicalement ? Alors qu’il était prêt à tuer le jeune homme ? Renard voulait-il me cacher quelque chose ?

- Tu n’as rien omis ?

- J’ai nommé tous les membres de l’équipage.

- Tu m’as dit l’entière vérité ?

- Je ne vous ai pas menti.

- Encore une chose… pourquoi t’appelle-t-on Renard ?

- Pour ma ruse, mes tours et mes manipulations. Je sais me sortir des mauvais pas.

- Hm…

Je tournai la tête vers mon hublot.

- La nuit tombe, dis-je. Répartissons les nouveaux arrivants dans les cabines.

Renard sourit.

- Vous nous faites rentrer dans votre équipage ?

- Oui. Tous ceux que tu m’as décrits me semblent digne de confiance. Vous êtes neuf, il me semble.

- Exact.

- Nous avons deux cabines de libres, l’une à trois lits l’autre à deux. Descartes, Courte-Jambe et moi-même avons laissés des places libres, nous réorganiseront les chambres pour pouvoir mettre trois d’entre vous ensemble.

- Il manquera toujours une place. Je peux dormir sur le pont.

- Il y a un lit dans ma cabine, mais pas très grand.

- Je m’en contenterais.

- Non, mieux vaut ne pas vous déranger, autant faire appel à quelqu’un de petite taille. Feu-de-Sang dormira ici.

- Je ne sais pas si c’est une bonne idée…

- Il n’a que quinze ans, il ne doit pas prendre beaucoup de place. Ne vous en faites pas, je veillerais sur votre fils. A moins que vous ne me fassiez pas confiance ?

- Si, bien sûr que si. C’est juste… Feu-de-Sang peut-être difficile à vivre.

- Ma décision est prise, Renard.

- Mais… Vous êtes vraiment certain que…

- Oui.

- Je… vais avertir les hommes.

- Bien. De mon côté, je vais expliquer le changement à mon propre équipage.

Renard se retira et alla parler aux marins restés sur le pont. Pour ma part je descendis dans les cabines et découvris qu’un dîner improvisé s’était organisé, avec quantité de vin.

- Eh bien ? dis-je en prenant un air sévère. Que se passe-t-il ici ?

Tous s’immobilisèrent. Ils étaient assis de part et d’autre du couloir, le verre en main, le pain à la bouche. Voyant qu’ils semblaient un peu inquiets de ma réaction, je ris.

- Pourquoi n’ai-je pas été invité ?

Les rires reprirent, et Jambon-Beurre me tendit amicalement un verre.

- On célèbre la victoire, capitaine !

- Je vois ça !

Je pris une gorgé de vin. Il était excellent et devait se trouver parmi le butin du Kotarn.

- Ecoutez-moi un instant ! criai-je par-dessus le vacarme.

Le silence se fit de nouveau, ponctué de sourires.

- On a remporté une grande bataille, et ce grâce au capitaine Guillotin qui a malheureusement succombé malgré tout. Le capitaine ennemi était un brave, aussi, vous le savez, j’ai promis la vie sauve à son équipage. Ils vont nous rejoindre à bord du Fer Blanc, aussi pour que vous soyez toujours entre connaissances dans vos cabines, et que Coule-Sang se retrouve soudainement sans compagnons de chambre, il prendra ma place auprès de Coutelas et Jambon-Beurre, laissant sa cabine de libre pour trois de nos nouveaux compagnons.

- Cap’taine, il y a un problème avec ce que t’as dit, déclara Jambon-Beurre d’un air soucieux.

- Ah oui, quoi donc ?

- Ben, t’occupais le lit du haut dans not’ cabine… Et moi j’veux pas mourir écraser dans mon sommeil !

Des rires accueillirent cette plaisanterie sur la taille imposante de Coule-Sang, et je me joignis à eux.

- Allez les gars, je dois vous laisser à la ripaille. J’ai à faire.

- Holala, dit Coutelas, déjà à moitié ivre. Monsieur capitaine à des responsabilités, c’est dur…

Je lui arrachai son verre des mains et le vidai d’une traite.

- C’est ton crâne qui sera dur demain si tu continues de boire comme ça.

Il me tira la langue et repris la bouteille. Je retournai sur le pont supérieur et trouvai les nouveaux corsaires du Fer Blanc réunis, attendant les ordres.

- Vous pouvez y aller, dis-je. Ils vous attendent dans une bonne atmosphère à l’odeur de vin, en bas.

Ils passèrent gaiement la porte, sûrement impatient de participer à la saoulerie. Seul Renard était resté sur le pont, une main sur l’épaule d’un jeune garçon aux cheveux longs lui couvrant en grande partie le visage, une vieille casquette trouée abaissée sur ses yeux.

- Voici Feu-de-Sang, dit Renard. Cet enfant est la prunelle de mes yeux, j’espère qu’il ne lui arrivera rien.

- Tout se passera bien, Renard. Ce jeune homme occupera la meilleure cabine du bateau.

Il me répondit d’un hochement de tête suivit les autres.

- Par ici, dis-je en me dirigeant vers la poupe ou se trouvaient mes nouveaux quartiers.

Il me suivit en silence, même ses pas semblaient ne faire aucun bruit. J’ouvris la porte de ma cabine et, ignorant le lit où était mort le capitaine, me dirigeai vers une pièce annexe plus petite où se trouvaient deux lits l’un sur l’autre, chacun de taille modeste.

- Prends celui du dessus, l’autre est pour moi.

Il hésita un instant, mais monta. Il tenait tout juste dans la couche. Comme il fit mine de dormir déjà, je demandai :

- Tu ne te déshabille pas ?

Il secoua la tête.

- Il est tôt encore, tu ne veux pas boire un verre ? J’ai ici un excellent rhum.

Il hésita encore une fois.

- Allez, descend de là.

Il secoua finalement la tête.

- Ne m’oblige pas à te l’ordonner.

Nouveaux hochement négatif.

- Tu as perdu ta langue ?

Il ne répondit rien. Comme il ne faisait toujours pas mine de venir boire un coup avec moi, je grimpai sur un barreau de l’échelle, le chargeai sur mon épaule comme un sac de pomme-de-terre et le forçai à descendre. Il s’agita en me frappant de ses poings, sans toutefois proférer une seule parole. L’ignorant complètement, je l’assis sur une chaise devant le bureau, sortit le rhum d’un placard et en remplis deux verres. Il prit l’un deux et sirota son alcool. Je m’assis à demi sur le bureau et, le regardant en face :

- Je bois à l’honneur de mon capitaine, le grand Guillotin, et du tien. Comment s’appelait-il ?

Il n’ouvrit pas la bouche. Je grimaçai.

- Serais-tu muet ?

Il secoua la tête.

- Regarde-moi quand je te parle.

Il se contenta de boire une autre gorgé d’alcool. Gardant mon calme, je fis de même. Après quelques minutes, je vis qu’il observait le lit de Guillotin. Sans doute se demandait-il pourquoi je n’allais pas y dormir. Je satisfis sa curiosité.

- C’est là qu’est mort Guillotin il y a quelques heures. Je ne me coucherai pas dans ce lit pendant mon deuil.

Il détourna la tête, tendu.

- De quoi as-tu peur, petit ? Je ne te ferai pas de mal.

Il reprit une gorgée d’alcool et toussa, avant de se couvrir la bouche. Je m’approchai de lui et posai une main sur sa poitrine. Il se tendit comme un arc.

- Ton cœur bat à une vitesse folle, dis-je. Tu devrais reposer ton verre.

C’est ce qu’il fit.

- Tu essayes de me cacher quelque chose.

- Non, dit-il d’un ton rauque.

- Ça y est, j’ai compris.

Je portai la main à sa casquette. Il la maintint sur sa tête.

- Tu n’es pas le fils de Renard.

De force, je lui arrachai son couvre-chef et dégageai ses cheveux. Ses traits étaient d’une féminité frappante.

- Tu es sa fille.

Feu-de-Sang soupira.

- Ouais… Mon père avait peur que vous ne vouliez pas de moi à bord, c’est pourquoi il était réticent à l’idée de me laisser dormir ici.

« Je vois, songeai-je. C’est pour cette raison que son père ne cessait d’employer son nom tout à l’heure. Il ne voulait pas avoir à mentir en employant le "il". Ainsi en cas de besoin, il pouvait me jurer à avoir dit la vérité sans compromettre son honneur. C’est un vrai renard. »

J’eus un petit rire et commençai à délacer ma chemise.

- Que faites-vous ? s’écria-t-elle.

Comme je ne répondis rien, elle se leva et recula.

- Si vous me touchez…

Elle se saisit d’un poignard à la garde ornée sur une étagère. Ignorant sa crainte, j’ôtai mon vêtement. Un long silence s’en suivit. Elle absorbait le choc.

- Vous…

- Ce poignard était à Guillotin. Remets-le où tu l’as trouvé, par respect pour lui.

Elle reposa l’arme sans y faire attention.

- Vous êtes une femme.

- Plus maintenant, mais je l’ai été. Tu n’as rien à craindre de moi, Feu-de-Sang. Mais dit moi, tout l’équipage est au courant ?

- Oui. Griffe Sanglante, mon précédent capitaine, voulait me tuer pour cela, mais lorsque j’ai brûlé un navire adverse, il m’a acceptée. Et vous, l’Edenté ? Vos hommes savent ?

- Mon ami Descartes savait, il a été tué. Le capitaine Guillotin l’a découvert, il est mort aussi. Seul Motus, un muet, le sait à présent. Il m’a entendu lorsque j’en parlais à Descartes. Il ne me regarde plus de la même manière, mais les choses n’ont pas encore été mises au clair entre nous. Malheureusement, il n’est pas aisé de communiquer avec lui, il ne sait pas écrire, et je ne comprends que quelques mots en langue des signes.

- Vous allez leur apprendre, maintenant que vous êtes capitaine ?

- Peut-être. A vrai dire, tu me donnes une idée. Que dirais-tu d’une petite combine ?

- Laissez-moi deviner. Vous voulez m’utiliser pour étudier les réactions de vos hommes envers les femmes. Ai-je tort ?

- Pas complètement… Mais on va faire plus drôle que ça. Une petite farce pour punir ton père de ne pas m’avoir pas tout dit quand je lui en ai laissé l’occasion.

Elle me regarda d’un drôle d’air, peu rassurée.

- Ne t’en fais pas. Ça va être amusant. Mais auparavant…

Je pris son verre à moitié vide et le remplis à nouveau. Pendant ce temps, elle se rassit, s’attendant à trinquer avec moi. Je le lui présentai, et lorsqu’elle tendit la main pour le recevoir, je le lui jetai à la figure.

- Voilà pour avoir cru que je voulais te violenter.

Une main sur le dos de sa chaise, je me penchai vers elle, à quelques millimètres de son visage.

- Rappelle-toi bien, si tu veux avoir ta place ici, que nous sommes tous des hommes d’honneur. D’autres que moi t’auraient passée au fil de l’épée pour un tel affront.

- Je sais me défendre. Ce n’est parce que je suis une fille que je…

- Ce n’est pas parce que tu es une fille, la coupai-je, que tu peux te permettre d’insulter qui que ce soit à bord de ce bateau. Et ne te surestime pas en combat, non pas à cause de ton sexe, mais parce que tu n’as que quinze ans.

Elle baissa la tête et frotta ses yeux irrités par quelques gouttes d’alcool les ayant atteints.

- D’accord.

- D’accord qui ?

- Vous n’allez tout de même pas jouer à ça ?

- Ton père avait raison, tu es une impertinente. Si tu veux que je traite en pirate, traite-moi en capitaine.

- D’accord… capitaine, souffla-t-elle.

- Bien. Maintenant au lit.

- Mais… et le rhum ?

- C’était le préféré de Guillotin, et tu en as déjà eu deux verres.

Je rouge lui monta aux joues.

- Et ce plan dont vous vouliez me parler ?

- Tu verras ça à l’aube. Tu n’auras qu’à te laisser faire et avoir confiance.

En voyant que je me dirigeai vers la porte, elle me demanda :

- Où allez-vous ?

- En bas, rigoler avec les copains. Mais je doute que tu veuilles participer à la saoulerie.

- Et pourquoi pas ?

- Parce que je ne pense pas que tu parviennes à dissimuler ton genre une fois ivre. Et un homme bourré peut-être dangereux avec une femme.

- Vous avez dit que vos hommes étaient d’honneur !

- Tu apprends vite.

Sur ce, je refermai la porte, un sourire aux lèvres. Elle me plaisait bien cette gamine. Je fus accueilli dans le couloir par les rires et les plaisanteries de mes compagnons. Je constatai avec plaisir qu’eux et l’ancien équipage du Kotarn était confondus comme de vieux amis. Je bus avec eux et finis par m’endormir, comme la moitié de l’équipage, assis dans le couloir, moins soûl cependant que l’on pourrait le croire. Je me réveillai un peu avant l’aube, comme à mon ordinaire, sans gueule de bois. Me dépêtrant des bouteilles et des corsaires empilés les uns sur les autres, je traversai tant bien que mal le couloir. Tous dormaient encore, c’était le bon moment pour entamer ma petite mise en scène. Je rentrai dans ma cabine et me dirigeai vers le lit de Feu-de-Sang. Elle dormait toujours et, comme je l’espérais, poitrine à l’air. Je m’éclaircis la gorge, et commençai alors mon grand jeu d’acteur.

- Aaah ! Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?! Noms de tous les monstres des mers, une femme !

Réveillée en sursaut, Feu-de-Sang regarda autour d’elle d’un air perdu. Je saisis son poignet et la fis descendre de sa couche, la ménageant du moins pour ne pas la blesser.

- Eh ! Mais que faites-vous ?

Je posai un doigt sur mes lèvre et lui fis un clin d’œil, mais elle ne sembla pas comprendre et continua de se débattre. Malgré ses efforts, je l’entraînai sans difficultés vers la sortie, continuant de vociférer des insultes. Mes cris réveillèrent les hommes, qui se ruèrent sur le pont, pour la plupart avec une jolie trogne de soûlard. Je jetai Feu-de-Sang à terre.

- Je veux qu’on m’explique ! Que fait une femme sur ce navire ?!

Renard repoussa les autres pirates pour s’avancer.

- Ne la touchez pas ! rugit-il.

- Renard ! Traître ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

Il allait dégainer, mais je menaçai sa chère fille de mon épée et il se tint tranquille.

- Oui, elle est une femme, et alors ? Êtes-vous à ce point misogyne ?

- Tais-toi, menteur ! Et vous, mes braves, séparez-vous de ces cachotiers !

Deux groupes se formèrent, à regret manifestement. Me tournant vers les hommes du Fer Blanc, je demandai :

- Et bien ? Qu’en dites-vous, mes gaillards ? Ils ont introduit une femme sur notre bateau !

Tous s’entreregardèrent. Ils avaient manifestement leur avis sur la question. Seul Motus me fixai avec ébahissement.

- Alors ? Parlez, ou je la tue sur le champ.

Feu-de-Sang me regardais, la rage brûlant dans ses yeux. Elle croyait que je l’avais réellement trahie.

- Comment oses-tu, fils de larve ?! hurla-t-elle. Je croyais être la bienvenue à bord !

- Avant que je connaisse ta véritable nature, sorcière.

- Mais…

- Plus un mot !

J’appuyai ma lame contre sa gorge.

- Vous n’êtes qu’un menteur !

- J’ai dit...

- Arrête, l’Edenté.

C’était Cadavre. Cet homme fermé me regardait en fronçant les sourcils.

- Quoi ?

- Laisse-la.

- Pourquoi ? C’est une femme.

- Et donc ?

- Ça ne change rien, renchérit Coule-Sang. Vous le saviez, vous ?

Il regarda les nouveaux venus. Tous hochèrent affirmativement la tête.

- Et pourtant, poursuivit le costaud, ils l’ont gardée à bord. Elle doit être douée.

- Exact, furoncle pourri ! gronda Feu-de-Sang.

- Tais-toi ! Vous autres, vous êtes d’accord avec Coule-sang et Cadavre ?

Ils hochèrent la tête.

- Si elle est vraiment un bon élément, y’a pas de raison.

- Sûr. Ce serait con de la butter pour si peu.

Même Motus confirma en souriant. Il avait sans doute compris à quoi rimait tout cela.

- Voilà, espèce de cafard crevé ! cria feu-de-Sang. Tu peux arrêter de faire genre ! Tu voulais que vous restiez entre hommes, hein ? Mais je te rappelle que tu n’en es même pas un !

- Feu-de-Sang, prend garde à ce que tu vas dire.

- Ça t’emmerde, hein, espèce de connard ! Ben oui, les gars, votre cher Edenté est une femme, aussi ! Doublée d’un imbécile !

Tous restèrent muets de stupeur. Je grondai :

- J’aillais dire que j’étais content de mes hommes. Mais quelqu’un parmi eux me déçoit beaucoup. Feu-de-Sang, ta vie ne tient qu’à un fil. As-tu déjà oublié notre échange, la veille ?

- Oublié ? Bien sûr que non, bâtard ! Tu as découvert que j’étais une femme et a prétendu pouvoir me faire confiance en me révélant ton propre secret ! Tu as dit que tu voulais l’apprendre à tes hommes, et donner une leçon en faisant peur à mon père. Que tu allais m’utiliser pour voir leurs réactions…

Sa voix se fit timide au fur et à mesure qu’elle réalisait son erreur.

- C’était… c’était factice ?

- Oui.

- "Tu n’auras qu’à te laisser faire et avoir confiance"… murmura-t-elle.

Elle répétait les paroles que je lui avais laissées en partant hier soir.

- Pardon…

- Pourquoi n’as-tu pas retenu la leçon, hier ? Je t’ai dit que nous étions des hommes d’honneur, et que tes affronts pouvaient te valoir la mort.

- Je n’ai pas réfléchi… Excusez-moi…

Tout le monde était silencieux autour de nous. Ils comprenaient lentement ce qu’il s’était passé. Seul Renard semblait encore complètement à l’ouest.

- Attendez, quoi ? Je ne comprends pas bien. Qu’avez-vous fait, tous les deux ?

- Hier, expliquai-je d’une voix forte en m’adressant à tous, j’ai découvert que Feu-de-Sang était une fille. Elle a alors cru que je voulais la violenter. Je lui révélai être aussi né femme…

Pour illustrer et prouver mes dires, j’ôtai ma chemise, laissant apparaître les cicatrices que Motus avait déjà vues, et qui firent pâlir les corsaires.

- … et je lui ai clairement dit que penser ainsi était offensant, que cela revenait à douter de nos valeurs. Puis nous avons évoqué une manière de vous mettre tous au courant, et d’évaluer si oui ou non vous étiez enclin à accepter des femmes parmi vous. Je lui ai dit de me faire confiance, que j’agirais à l’aube. Mais vous avez tous vu qu’elle n’a pas appris de ses erreurs.

Tous assimilaient les informations, comprenant la gravité de la situation. Feu-de-Sang m’avait insulté. Deux fois.

- Pardon, dit-elle, à genoux sur le pont, les mains tremblantes. Les yeux larmoyants.

- Oh oui, pardon tu peux le demander pour ta bêtise. Mais cela ne te priveras pas de châtiment. La mort aurait pu être donnée à n’importe quel adulte ici présent, mais je vais être clément et considérer ta jeunesse. Penche-toi en avant.

Elle s’exécuta. Je pris le poignard qui m’avait jadis amputé à ma ceinture, et l’approchai de son dos.

- Que faites-vous ? s’inquiéta Renard.

- Tais-toi, père, gronda sa fille en lui jetant un regard noir. Je n’ai que ce que je mérite.

Elle ferma les yeux. De ma dague, je traçai le sigle du Fer Blanc dans son dos, la pieuvre à cinq tentacules, de sorte que ce forme une cicatrice lors de la guérison. Lorsque je retirai mon arme, elle releva la tête et je déclarai :

- Tu te souviendras à jamais de ce jour, Feu-de-Sang, et apprendra à respecter un pirate. Par cet acte, je te lie au Fer Blanc : tu lui dois désormais fidélité, ainsi qu’à son capitaine, quel qu’il soit au fil des générations.

La jeune fille se redressa et, quelques filets de sang coulant de son dos, dit avec solennité :

- J’accepte cette punition et promet d’en respecter toutes les conditions. Si je me fais parjure, que je sois précipitée au fond des océans, et que mon nom soit à jamais synonyme de mépris.

Je lui tendis la main. Elle la saisit et se remit debout.

- Parfait. Tu peux aller t’habiller, maintenant.

- On ne peut pas se la faire, avant ? demanda Coutelas.

Feu-de-Sang tressaillit, mais les corsaires commencèrent à rire. Elle se renfrogna.

- C’était vraiment de mauvais gout…

D’un geste de la tête, je l’invitai à filer, et elle s’exécuta en grommelant.

- Quant à toi, Renard, dis-je, j’espère qu’à l’avenir tu ne me feras plus de cachoteries.

- Non, capitaine. Et je tiens aussi à m’excuser pour le comportement de ma fille à votre égard.

- Elle est jeune, ça lui passera. A son âge, j’aurais sans doute commis les mêmes erreurs.

- Est-ce que je peux… aller la voir ?

J’hochai la tête. Ce devait faire beaucoup d’émotions pour ce vieil homme.

- Allez, vous autres ! m’exclamai-je. Puisque vous vous êtes tous levés de si bonne heure, commencez le travail ! Et Coutelas, n’oublie pas que ta punition est finie aujourd’hui.

- Comment l’oublier ! s’écria mon ancien compagnon de chambre.

- Je compte sur vous, les gars, pour apprendre aux nouveaux comment on fonctionne ici.

Par groupe de deux ou trois, ils se mirent au travail. Je m’approchai d’un corsaire que je reconnus comme étant Gosier, le plus âgé après Renard.

- Dis-moi, quelqu’un de votre équipage parle-t-il la langue des signes ?

- Ouais, y’a Caboche.

Caboche, bien sûr. Le jeune lettré.

- Merci, Gosier.

J’allai m’en aller, mais il me retint par l’épaule.

- Faut pas en vouloir à la petite, vous savez. Elle réfléchit avec sa langue.

- Ne t’en fais pas, je l’ai compris.

- Vous avez été dur avec elle.

- J’ai cerné cette gamine. Elle a du caractère, il lui manque de l’expérience.

- Ne me faites pas croire que vous auriez agi autrement à son âge.

- En effet, il y avait des lacunes dans mon éducation que j’ai dû combler seul par la suite. Je tiens à offrir à cette petite ce que je n’ai pas eu : elle sera un vrai corsaire avant ses vingt ans.

- Elle l’est déjà.

- Pas sous tous les angles.

Il grogna, peu convaincu, mais partit avec Jambon-Beurre pour préparer le petit-déjeuner. Je cherchai Caboche parmi les corsaires : Renard l’avait décrit comme était petit avec une tignasse brune. Je le trouvai avec Motus, faisant de grand signe en se dirigeant vers les serpillères pour nettoyer le pont. Le muet le dépassait de deux têtes, mais il semblait apprécier le petit érudit.

- Caboche, Motus !

- Ils s’arrêtèrent et se tournèrent vers moi.

- Bonjour, capitaine, dis Caboche. Que pouvons-nous pour vous plaire ?

Je vis Motus réprimer un sourire. Renard n’avait pas exagéré la qualité de l’élocution de Caboche.

- Je suis content de vous trouver tous les deux. J’aimerais avoir une discussion avec Motus, pour mettre deux trois petites choses au clair. Caboche, pourrais-tu me servir d’intermédiaire ?

- Bien sûr, capitaine l’Edenté, à vos ordres.

Motus, quant à lui, grimaça. La situation lui déplaisait manifestement.

- Désolé, mon vieux, dis-je en lui tapotant s’épaule, mais il faut qu’on parle, toi et moi. Ne t’en fais pas, ce ne sera pas long. Feu-de-Sang et Renard doivent avoir une bonne conversation dans ma cabine, allons dans la tienne.

Motus fit quelques gestes, que Caboche traduisit :

- Il dit que nous ferions mieux d’aller dans la cale.

- Dans la cale ?

De nouveaux gestes.

- "Nous serons plus tranquilles. D’ailleurs, n’est-ce pas à ce sujet que vous voulez m’interroger ?"

- Tu es perspicace, Motus. D’accord, je te suis.

Le muet prit les devants, et bientôt nous nous retrouvâmes dans la cale encore inondée, mais qui avait cessé de se remplir suite aux réparations effectuées à la fin du combat. Motus, dont l’eau dépassait à peine les genoux là où Caboche était trempé jusqu’à la taille et moi à mi-cuisse, s’approcha d’une pile de caisse. Certaines d’entre elles, empilées sur les noyées, étaient encore miraculeusement intactes. Il tendit les mains vers l’une d’elle, se ravisa et se retourna pour effectuer quelques gestes.

- "Je tiens d’abord à dire", traduisit Caboche, "que lorsque je vous ai vu avec Descartes ici même, et que je suis parti sans un mot, ce n’était pas par mépris pour vous, ou à cause du fait que vous êtes une femme. C’était même tout l’inverse : j’étais terrifié par vos cicatrices et votre immense bravoure. Je vous ai fui comme on fui un puissant souverain, par crainte et respect."

- Merci Motus, heureux de l’entendre.

Quelques gestes à nouveaux.

- Pardon, dit Caboche en s’adressant à Motus. Je trouvais ça plus élégant.

- Quoi ?

- Il a dit que j’avais embelli ses propos.

- Peu m’importe. Maintenant, Motus, explique-toi sur ta présence ici.

Le corsaire fit quelques gestes.

- "Je vous ai caché quelque chose, mais ça ne sers plus à rien de le dissimuler."

Il ouvrit la caisse et s’effaça pour me laisser approcher.

- Des livres ? dis-je.

Motus hocha ma tête.

- "Oui", traduisit Caboche.

- Je crois que je sais ce qu’un hochement de tête veut dire, ris-je.

- Désolé capitaine, l’habitude.

Je pris un livre dans la caisse. C’était des contes.

- Mais donc… tu sais lire Motus ?

Le corsaire hocha à nouveaux la tête.

- Pourquoi n’avoir rien dit ?

Avec une nouvelle série de gestes traduits par Caboche, Motus expliqua :

- "Je n’aime pas communiquer avec les autres. Je voulais rester inaccessible, je ne suis qu’un poltron. Mais maintenant qu’il y a Caboche pour traduire mes paroles, me cacher ne sert plus à rien."

Je regardai mon homme d’un air suspicieux. Il semblait tendu. J’ouvris le livre à une page au hasard et le présentai à Motus.

- Lis.

Il parcourut la page des yeux.

- Avec tes gestes, répète ce qui est écrit.

Le muet fit quelques gestes à Caboche, l’air paniqué.

- Il a dit… hum… ce sont des mots trop compliqués pour moi…

- Il a menti, c’est ça ?

- Ouais… désolé Motus, je ne sais pas mentir.

Je sortis ma dague de mon fourreau. Il avait essayé d’inventer un mensonge pour se tirer d’affaire.

- Maintenant, fini les coups fourrés, grognai-je. Tu vas m’expliquer la vérité sur-le-champ.

Quelques gestes rapides.

- Il ne peut pas.

- Et pourquoi donc ?

Motus resta immobile. J’avançai vers lui, il recula, et ce jusqu’à ce qu’il se retrouve acculé contre le mur. Finalement, il fit quelques gestes précipités. Je me tournai vers Caboche, qui s’excusa :

- Désolé, je ne l’ai pas vu. Il peut recommencer ?

Excédé, je laissai Caboche approcher et Motus recommencer ses gestes.

- Il dit de demander à Cadavre.

- Cadavre ?

Caboche observa les nouveaux signes de Motus et expliqua :

- Il y a quelques jours, vous les avez vu tous les deux debout, en pleine nuit, sur le pont des cabines. Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi ils étaient là, mais c’était pour la même raison que la présence de Motus dans cette cale le jour de l’attaque.

J’hésitai à m’écarter de Motus, mais je m’effaçai finalement.

- Allons-y.

Motus, contraint, prit les devants. Peu après, nous trouvâmes Cadavre s’occupant des voiles, en haut du mat de poupe. Nous devions essayer de monter la grand-voile ailleurs maintenant que le grand mat était tombé.

- Cadavre ! criai-je. Descend, j’ai à te parler.

Le corsaire sembla un peu inquiet de me voir en compagnie de Motus, mais s’exécuta après avoir dit quelques mots à ses compagnons, que je reconnu comme étant Iris Noir et son jumeau.

- Qu’y a-t-il, l’Edenté ? Pardon, capitaine !

Il rit, mais fut le seul dans cette gaité.

- Ok, qu’est-ce qui se passe ici ? dit-il en perdant son sourire.

- A toi de me le dire. Que faisais-tu avec Motus il y a trois nuits sur le pont des cabines ? Tu sais, quand le capitaine m’a réprimandé.

- Oh. Heu… ça dépend… vous savez quoi ?

- Cadavre, n’excite pas ma colère.

- Ouais, heu, d’accord. Ben en fait… heu…

- Cadavre !

- C’est que, c’est pas le genre de chose qu’on dit comme ça, quoi. Faut dire, tu pourrais nous tuer si tu savais.

- Ca suffit, j’en ai assez entendu. Si dans dix secondes tu t’obstines toujours je vous mets aux fers !

- Attends, tu ferais pas ça ?

- Si je le ferais. Sept. Six.

- Ok, ok, heu… tu sais que j’aime pas parler, pourtant.

- Au contraire, tu me semble avoir la langue bien pendue aujourd’hui. Quatre. Trois. Deux.

- Ok, merde ! On voulait butter Guillotin !

Un long silence s’en suivit. Ils voulaient tuer le capitaine Guillotin ? Motus se frappa le front du plat de la main, dépité que son compagnon ait avoué.

- Qu’est-ce que tu as dit ? grognai-je, menaçant, en séparant mes mots.

- Il nous faisait chier, avec ses punitions, ses règles, sa trogne… On en a eu marre. Ça faisait un bail qu’on préparait notre coup.

J’étais furieux.

- C’était le capitaine du Fer Blanc ! Vous lui deviez fidélité !

- Ouais… Mais franchement avec ce type, une parole vaut plus grand-chose tant il nous emmerde.

- Putain ! T’es qu’un connard !

Je me jetai sur lui, il tomba sur le pont et je lui enfonçai furieusement ma dague dans l’épaule.

- C’est la mort que vous mériteriez pour avoir ainsi comploter contre votre capitaine !

- Peut-être. Mais tu vas pas nous faire ça, hein l’Edenté ? T’es notre pote.

- Ta gueule ! Tu la fermes ou je t’égorge à l’instant ! Allez, lève-toi avant que je change d’avis !

Je le pris par le bras et le remis sur ses pieds.

- Vous allez vous rendre bien gentiment à fond de cale, compris ?

- Mais… protesta Cadavre.

Motus lui prit le bras et lui jeta un regard dissuasif. Ils commencèrent à marcher et je les suivis, mon poignard ensanglanté à la main.

- Caboche, retourne à tes tâches.

- Oui, capitaine.

Le petit homme se fit une joie de s’éclipser, et je conduisis ces traîtres jusque dans la cale, à la proue, là où se trouvaient les fers. Ils s’assirent tous deux et j’enchaînai leurs jambes au sol dans les menottes prévues à cet effet.

- Vous avez de la chance, dis-je. Les murs et les portes hautes ont empêché l’eau de pénétrer ici en trop grande quantité.

- Ce n’est pas si grave, tenta encore une fois Cadavre alors que je verrouillais les chaînes. Et puis, on ne l’a pas vraiment butté.

- Si vous étiez prêts à le trahir, qu’est-ce qui me garantit que je peux vous faire confiance ?

- Ben… que toi, tu es sympa. On ne veut pas te tuer, toi, t’es un pote.

- Plutôt que d’essayer de t’en tirer, tu ferais mieux de me dire pourquoi Motus allait dans la cale.

- Il préparait le plan d’attaque. Si tu cherches, tu devrais trouver des armes qu’on a volées, un plan du navire avec des traits de partout… ce genre de truc, quoi.

En m’en allant, je me retournai :

- Vous me décevez les gars. Vraiment.

Tous deux parurent un peu attristés, et je refermai la porte sur eux, me retrouvant à nouveau les pieds dans l’eau. Je commençais à regretter les paroles échangées avec Cadavre sur le pont, surtout la blessure que je lui avais infligée. Jamais je ne me serais douter qu’en devenant capitaine je me retrouverais à devoir traiter ainsi mes amis, mes compagnons. Mais ils avaient voulu tuer Guillotin ! Se mutiner ! Comment pouvaient-ils s’abaisser à ce point ? Guillotin était strict et sévère, mais il était juste et avait à cœur le bien de son équipage. Il devait y avoir quelque chose de plus derrière cette affaire, ce ne pouvait être que le fruit d’une haine insensée. Une fois sur le pont supérieur, je me dirigeai vers ma cabine, songeant que Renard et Feu-de-Sang devaient avoir fini leur conversation. En ouvrant la porte, je fus surpris de les entendre.

- … mais je ne te suivrai pas ! criait Feu-de-Sang.

- C’est ce qu’il y a de mieux pour nous, ma fille, pour l’équipage !

- J’ai promis !

Je m’avançai vers la pièce annexe. Feu-de-Sang était assise sur mon lit, son père debout devant elle. Tous deux étaient rouges de colère, mais leur débat cessa lorsqu’ils m’aperçurent.

- Quelle est la cause de votre dispute ? demandai-je en fronçant les sourcils.

- Oh, peu de chose… répondit Renard. Une vieille histoire entre père est fille.

- Je vois. Mais vous avez assez discuté, à présent. Feu-de-Sang, va aider les jumeaux avec les voiles, et Renard, reste, j’ai à te parler.

- Oui, capitaine, dirent-ils en cœur.

Feu-de-Sang se leva et s’empressa de partir. Je me dirigeai vers mon nouveau bureau, où j’invitai Renard à prendre place. Je lui servis un verre de rhum de Guillotin et, après avoir bus, je lui demandai, en regardant par le hublot d’un air absent :

- Tu sais panser des blessures ?

- Bien sûr.

- Tu iras voir Cadavre à fond de cale et soigneras son épaule.

- D’accord. C’est tout ce que vous vouliez me dire ?

- Non.

Me détournant du paysage marin, je m’assis sur la chaise de Guillotin, non sans une pointe de pitié pour cet homme que l’on s’apprêtait à trahir avant sa glorieuse mort.

- Vous étiez des corsaires au service des Trois Royaumes, n’est-ce pas ?

- Tout à fait.

- Je doute que vous changiez de camp sans rechigner, alors que la guerre avec l’Empire fait rage.

- Cela sera dur, en effet, de passer du côté de l’ennemi après s’être si longuement battu avec les Trois Royaumes. Mais nous sommes des corsaires, la mer et le pillage sont nos raisons de vivre avant la guerre.

- J’accepte de te croire, Renard. Avec le temps, vous vous y ferez, mais je pense que certains d’entre vous pourraient éprouver de la rancœur pour l’Empire.

- Sans doute. Mais où voulez-vous en venir ?

- Nos cales sont inondées et notre navire abîmé. Nous mettons le cap sur l’Empire, pour nous faire réparer au frais de l’empereur et lui donner ce butin sans grande valeur. Puis, une fois au mieux de notre forme, je vous propose de trahir l’Empire.

Renard fronça les sourcils, hésitants.

- Vous ne voulez tout de même pas… combattre pour les Trois Royaumes ?

- Non, en effet. Je ne veux combattre pour personne.

- Vous voulez que nous devenions des pirates ?

- Exact.

- Et vos hommes ?

- Je les connais bien. Nous avons déjà eu de nombreuses conversations sur les pirates et les corsaires. Ils n’y verront pas d’inconvénients. Peut-être même se réjouiront-ils. Quant à l’ancien équipage du Kotarn, ils trouveront toujours cela mieux que d’être à la solde de l’Empire. Qu’en dites-vous ?

- J’en dis que ce ne peut en effet n’être que bénéfique au Fer Blanc, qui est loin d’avoir besoin du soutien impérial. Mais puis-je vous demander pourquoi m’en parler à moi ?

Je fus surpris de sa question.

- Mais… parce que j’ai confiance en tes avis. tu tiens à ton équipage, cela se voit. tu étais prêt, hier, à sacrifier ta vie, et ce malgré le fait que tu avais une fille. C’est tout bonnement admirable.

- Je vous remercie, capitaine.

- Quel était ton statut, sur le Kotarn ?

- J’étais le second de Griffe Sanglante.

- Second ?

- Je lui suppléais lorsqu’il avait à faire, j’avais le pouvoir de donner des ordres aux corsaires.

- Je comprends mieux ton dévouement.

Il hocha la tête.

- Néanmoins, il n’y a pas de second sur le Fer Blanc. Navré de te dire que, à part le respect de tes hommes, tu n’auras pas d’autorité supplémentaire ici.

- Je m’en doutais.

- Néanmoins, sois assuré de ma considération pour ton expérience et tes conseils.

- Merci, capitaine.

- Restes discret quant à la décision qui a été prise ici. Je leur annoncerai la nouvelle lorsque nos affaires fleuriront à nouveau, en quittant le port.

- Bien.

- Merci de m’avoir accordé ton temps, tu peux aller t’occuper de Cadavre à présent.

Sans un mot de plus, il se leva et sortit de ma cabine. Je me levai à nouveau, m’approchant du hublot. Combien de fois Guillotin avait-il fixé le large depuis l’endroit où je me tenais à présent ? Combien de temps s’était-il laissé bercer par les vagues qui venaient soulever la coque ? Combien de fois avait-il vu le soleil se refléter sur cette étendue infinie ? Après de longues minutes, je me détournai pourtant du spectacle et sortis de ma cabine. J’avais à faire. Motus et Cadavre n’avaient pas orchestré leur mutinerie sans raison valable, je devais la trouver. A qui la mort du capitaine aurait-elle pu profiter ? Faucon, sans aucun doute. Il n’était certes pas le plus âgé quand Descartes était encore en vie, mais c’était lui qui était sur le Fer Blanc depuis le plus longtemps. Il aurait pu devenir capitaine. M’approchant de l’Ouïe d’Or qui tressait de nouveaux cordages suite à l’assaut, écarté des grosses tâches à cause de sa blessure, je lui demandai :

- Salut, double O. Tu sais où est Faucon ?

- Oui, je l’ai croisé tout à l’heure, peu après que tu sois parti dans ta nouvelle cabine. Il m’a dit qu’il allait tenter de sauver de l’eau ce qui pouvait l’être, tu le trouveras dans la cale.

- Merci. Au passage, l’aurais-tu entendu récemment Faucon, Cadavre et Motus discuter ?

- Motus sans doute pas, ha ! Mais ouais, il y a quoi, une semaine ? Ils étaient tous les trois sur le pont en train de passer la serpillère et murmurer des trucs.

- Quels "trucs" ?

- Bof, rien de spécial je crois. Attends que je me souvienne… Ils ont évoqué Guillotin, ils ont parlé d’une mission.

- Tu ne te souviens de rien d’autre ?

- Pas pour l’instant. Mais je vais y réfléchir, si je me rappelle d’autre chose je te préviens, cap’taine. Et au fait, tu nous raconteras, un jour ?

- Vous raconter ?

- Comment ces trucs ont disparu.

Il ouvrit les paumes vers le haut et les approcha de sa poitrine, mimant grossièrement des seins.

- Idiot ! ris-je en lui donnant une claque amicale derrière la tête.

- Flatteur ! répondit-il alors que je m’éloignais.

Je me contentai de lui tirer la langue en souriant avant de passer la porte des ponts inférieurs. Faucon était donc dans la cale… Peut-être parlait-il avec Motus et Cadavre. Arriver discrètement serait dur étant donné toute l’eau qui faisait bruiter le moindre de nos pas. Dommage, je ne pourrai pas les surprendre en pleine conversation. Quoique… Je ralentis dans les escaliers, une idée me traversant l’esprit. Finalement, je m’arrêtai au pont des cabines, juste au-dessus de la cale, et allai vers les deux dernières, celles nouvellement occupées par cinq hommes du Kotarn. Entrant dans l’une d’elle, je m’agenouillai et posai l’oreille sur le plancher de bois. Des voix se firent entendre.

- Pardon, les gars… disait Cadavre. C’est ma faute ces emmerdes.

- Bah, répliqua Faucon, ça va passer. L’Edenté est un chic type, tant que tu lui dis pas qui tu es, ça passera.

- Ouais… mais franchement mon excuse était pourrie. Il va se poser des questions.

- Alors je lui dirai que c’était en vérité parce que je voulais devenir capitaine.

Un silence s’en suivit, puis Cadavre soupira.

- Sûr, t’a raison Motus.

- Qu’est-ce qu’il a dit ?

- Qu’en ce cas, l’Edenté nous ferait plus confiance, puisque t’es toujours pas capitaine. On est dans la merdre.

Cadavre savait donc parler la langue des signes ?

- Si tes parents t’entendaient parler !

- Eh, c’était leur idée à la base, c’est leur faute si vous m’avez contaminé avec votre langage de pouilleux.

- Oh oui, reprit Faucon en prenant un air théâtral, les gens du peuple ne sont pas assez bien pour monsieur… Excusez-moi, votre Majesté, prince du Premier Royaume.

Mon cœur s’accéléra. Faucon plaisantait, n’est-ce pas ? Il se moquait de Cadavre, forcément.

- Exacte, petit peuple de l’Empire. Je suis trop bien pour vous. Mais nan, sans déconner, je suis mal.

- Tu as encore une chance, tu sais. Je suis sûr que tu pourrais convaincre l’Edenté d’abandonner l’Empire pour se faire pirate.

- Oui… Mais plus j’y pense, plus je me dis que ça suffira pas. Surtout maintenant que le Kotarn est tombé, le Premier Royaume n’a plus assez de force militaire.

- Tant pis. Je te l’ai dit la première fois, je veux bien abandonner l’Empire, mais pas être à la solde des Trois Royaumes. Pour commencer, tente de faire du Fer Blanc un navire pirate en parlant à l’Edenté. Et si tes parents te disent que ça ne suffit pas de l’avoir neutralisé… tu devras renier le roi et la reine.

- Putain ! Tu te rends pas compte de ce que tu dis ! Je ne reverrai plus ma famille ! Mon père et ma mère, je m’en fous, ce sont des connards, mais mon frère et mes sœurs ! La petite Lysa, comment elle fera sans moi ?

Je me relevai, la mine sombre. J’en avais assez entendu. Cadavre était bien un traître, pire, il faisait partie de la famille royale de l’ennemi ! Au moins son vœu allait-il être exaucé, nous deviendrons pirates. Mais que faire de lui ? Manifestement, il ne voulait pas nous causer de tort. C’était avec lui que je devais en discuter. Maintenant que je savais tout, je pouvais aller les confronter. Je descendis dans la cale et, alerté par le bruit de mes pas dans l’eau, je vis Faucon sortir précipitamment.

- Je peux t’expliquer, dit-il, sur la défensive. Je voulais juste parler avec Cadavre et Motus… Surtout Cadavre, car Motus ne parle pas, je comprends rien à ses gestes.

- Mais Cadavre te traduit.

- Oui, c’est ça, heu… Quoi ? Comment tu sais ça ?

- Je vous ai entendus.

- Entendus… Tout ?

- Tout, ou presque.

- Heu… ouais, j’avoue, j’étais complice pour tuer Guillotin, mais c’était pas contre lui, c’était pour, hem…

- Devenir capitaine et faire du Fer Blanc un navire pirate, pour le neutraliser dans la guerre contre les Trois Royaumes.

- Ouais… T’as donc vraiment tout entendu.

J’hochai sombrement la tête.

- Je vais les détacher, et on ira discuter tous les quatre. D’accord ?

- Ouais. De toute manière, j’suis pas trop en position de négocier.

- Non, en effet.

Dans mon élan de curiosité, je n’avais pas remarqué que Renard n’était pas venu s’occuper de Cadavre comme demandé.

Quelques minutes plus tard, nous étions tous quatre dans ma cabine.

- Voilà une affaire bien embêtante, soupirai-je. Néanmoins, Cadavre, tu te doutes que je ne peux pas livrer le Fer Blanc aux forces des Trois Royaumes.

- Oui.

- En revanche, j’avais déjà envisagé, et même décidé, de nous défaire de notre dépendance envers l’Empire. Le Fer Blanc, dès qu’il sera réparé, deviendra un bateau pirate. Mais dis-moi… il faudra bien que tu informes ton pays de ce changement. Comment comptais-tu faire ?

- Je n’en sais franchement rien.

Je réfléchis quelques instants. Cette histoire ne concernait que Cadavre, et pouvait coûter gros à tout l’équipage. Et pourtant…

- J’aimerais t’aider, Cadavre. Vraiment. Mais comprends bien que cette situation pourrait nuire à tout le monde à bord.

- Je sais.

Il baissa la tête.

- Crois-tu vraiment que ta famille te rejetterait si tu n’accomplissais pas ta mission ?

- Oui. Mon père a été très clair sur ce point.

- Encore une question : pourquoi en avoir parlé à Motus et Faucon ?

- Je me suis attaché à ce navire, à ces corsaires. Mais ma situation me torturait l’esprit. J’en ai parlé à Faucon, et Motus nous a surpris quand nous en discutions par la suite. C’est lui qui a suggéré de faire du Fer Blanc un navire de pirate. Mais maintenant que le Kotarn est hors-jeu…

- Je vois… Si je comprends bien, pour rentrer chez toi, tu dois faire rentrer le Fer Blanc dans l’armée ennemie…

Nous nous apprêtions à trahir l’Empire. Pourquoi ne pas faire mine de se plier aux Trois Royaumes, puis déserter leur armée de même ? Je me levai de mon siège et m’approchai du hublot. En fixant les vagues sous le soleil, je dis, songeur :

- Admettons : Guillotin est mort lors d’un combat, il lui a fallu un successeur. Chez les corsaires, la tradition veut que ce soit l’homme navigant à bord du bateau depuis le plus longtemps qui prenne la relève, mais Guillotin, dans ses derniers instants, à laisser une lettre remettant le statut de capitaine à un autre, un qui avait gagné sa confiance.

Je pivotai et fixai Cadavre.

- Et cet homme, ce fut toi, Cadavre.

- Mais…

- Alors, le coupai-je, ta mission n’était plus qu’un jeu d’enfant : conduire le Fer Blanc à un port des Trois Royaumes, et lui faire porter allégeance à la famille royale. En guise de récompense, tu pus rester chez toi, entouré de tes sœurs, de ton frère, de la femme que tu aimes, de tous tes proches, loin des vices de la guerre. Le Fer Blanc repartit en campagne mais, oh, malheur, il y eut une mutinerie à bord, le capitaine choisi par la famille royale fut assassiné et le navire devint un navire pirate neutre dans la guerre.

- Vous feriez cela ?

- Parfaitement, mais pas gratuitement. Je veux un gros montant d’or et d’armements lorsque tu auras repris tes fonctions de prince.

Cadavre bondit de sa chaise.

- Merci, l’Edenté !

Il me serra dans ses bras en une accolade puissante et chaleureuse.

- Merci, merci ! Si tu savais à quel point tu me fais plaisir !

- C’est bon, c’est bon. Entre amis… Et puis, il y a une jolie somme à la clef. Nous sommes des pirates, après tout.

Il me regarda avec des yeux larmoyants ou brillait un éclat de reconnaissance. Un bras autour de ses épaules, je l’entraînai sur le pont et criai avec entrain :

- Cap sur Dajostur, capitale du Premier Royaume !


Texte publié par RougeGorge, 25 mars 2024 à 18h32
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