La nouvelle s'était répandue : Liu Feng avait éliminé le parrain de la mafia russe.
— Laissez-moi aller en Russie, implora Shi Shu-Fang.
— Elle reviendra, le rassura son grand-père, Shi Yue-Yan.
— Cela fait deux semaines que nous sommes sans nouvelles, précisa-t-il avec gravité.
Le visage de Shu-Fang trahissait son épuisement. Ses cernes sombres témoignaient de nuits sans sommeil, rongées par l’angoisse. Il craignait chaque instant de voir un membre de l'organisation franchir le seuil du repaire pour lui annoncer sa mort. Cette idée lui lacérait le cœur, au point de le faire vaciller.
— Elle a besoin de temps, déclara calmement Shi Shen, son père, en croisant le regard du Tak Khunn.
— Tu sais où elle est ? lança Shu-Fang, brusquement tendu.
Le silence lui répondit. Mais l’expression fermée de Shi Shen était plus éloquente que n’importe quelle parole : il savait. Feng était donc rentrée en Chine… Pourquoi ne l’avait-elle pas contacté ? Pourquoi s’était-elle tournée vers son père, et non vers lui ?
— Que se passe-t-il ? Elle va bien ? Où est-elle ?
— Elle va bien, répondit simplement Shi Shen.
— Pourquoi ne m’a-t-elle pas contacté ? Depuis quand êtes-vous en contact ?
— Ton père est le Bâton Rouge de la Triade, dit le Tak Khunn comme si cela suffisait.
— Je dois la voir. Dis-moi où elle est !
Shu-Fang ne comprenait pas. Pourquoi Feng l’évitait-elle ? Pourquoi son père refusait-il de lui dire la vérité ?
— Elle ne veut pas me voir… murmura-t-il, dévasté.
Dans ses yeux noirs, la lumière s’éteignit. Son visage devint impassible, vidé de toute émotion. Il s’inclina respectueusement devant son père et son grand-père, puis quitta le Hall du Feu Ardent sans un mot.
— Ne pourrait-il pas l’aider ? demanda Shi Yue-Yan à son fils.
— Regarde dans quel état l’a plongé son absence. Il ne supporterait pas de la voir telle qu’elle est devenue.
— Aucun progrès ?
— La torture est inefficace. Elle est allée trop loin… trop profondément.
— Pourtant, elle t’a demandé de l’aide. Elle n’a donc pas complètement disparu.
— Nous n’avons jamais vu l’instinct tueur atteindre un tel niveau. Je ne sais pas si un retour est possible, admit Shi Shen.
— Sa fille pourrait être la clé. L’instinct maternel pourrait supplanter l’instinct de mort, suggéra le Tak Khunn.
— Ce sera notre dernière tentative, prévint Shi Shen. Ensuite… je devrai l’abattre.
Le Tak Khunn acquiesça. Shi Shen s’inclina et quitta le Hall. Il se rendit dans les quartiers résidentiels du repaire, devant la maison où Yeva vivait depuis le départ de sa mère. Il frappa deux fois à la porte. Une voix claire lui répondit avec assurance :
— Que puis-je faire pour vous, Shi Shen ?
— Ruby, je présume.
Feng lui avait parlé des troubles dissociatifs de sa fille. Il avait rapidement appris à reconnaître qui s’exprimait parmi les trois identités.
— Nous avons besoin de vous. Vous êtes notre dernier espoir pour sauver votre mère. Sinon… je devrai la tuer.
— Expliquez-moi.
— Feng est allée en Russie pour éliminer le parrain de la mafia. Pour y parvenir, elle a activé son instinct de tueuse. Mais elle y est restée trop longtemps… et elle ne parvient plus à en sortir. À son retour à Shanghai, elle m’a contacté.
— Elle n’a donc pas totalement sombré, conclut Ruby, attentive. Qu’avez-vous tenté pour la ramener ?
— La torture.
— La douleur comme déclencheur émotionnel…
— Sans succès. Elle ne ressent plus rien.
— Conduisez-moi à elle. Nous allons la ramener.
Elle enfila sa veste et ses chaussures, prête à partir. Mais Shi Shen la retint :
— Soyez conscientes : Liu Feng est méconnaissable. Physiquement et mentalement.
— C’est donc pour ça que vous n’avez rien dit à Shu-Fang. Vous pensez qu’il ne le supporterait pas ?
— L’amour qu’il lui porte l’empêcherait d’agir lucidement.
— Et vous pensez que ce sera différent pour nous ?
— Nous verrons.
Ils rejoignirent le parking, montèrent dans un véhicule blindé et quittèrent le repaire en direction d’un entrepôt abandonné.
À l’intérieur, la lumière peinait à percer les vitres poussiéreuses. Ruby suivait silencieusement Shi Shen, mais dans son esprit, l’une des identités paniquait déjà. Anushka, la plus jeune, n’avait que douze ans. Ce monde n’était pas fait pour elle, et pourtant elle devait y survivre. Ruby gardait le contrôle pour éviter tout débordement.
Shi Shen alluma les projecteurs installés sur pied.
Feng apparut.
Debout au centre d’une bâche noire souillée de sang séché, elle semblait figée dans une posture animale. Son visage était tuméfié, presque méconnaissable.
— Xenia…, souffla Yeva, bouleversée.
Feng leva la tête, esquissa un sourire… sans chaleur, sans âme.
Yeva frissonna. Plus rien n’était humain chez sa mère. Mais… dans son regard, elle perçut une lueur, un éclat ténu. Une chance.
— Xenia, l’appela-t-elle en russe. Es-tu encore là ?
— Xenia est morte depuis longtemps, répondit-elle fièrement.
— Feng, alors… es-tu là ?
Feng sourit d’un air narquois, puis tourna la tête vers Shi Shen.
— Quelle torture m’avez-vous préparée aujourd’hui ? On monte d’un cran ?
Yeva comprit que rien ne serait simple. Il fallait plus que des mots.
« Laisse-moi prendre le relais. »
C’était Edmée.
« Edmée, je ne suis pas sûre que… »
« Je peux la ramener. »
« Si tu en profites pour… »
« Je te le jure. Je n’essaierai plus de mourir. »
Ruby céda, mais resta en alerte.
Edmée, figée à l’âge de seize ans, était la plus tourmentée. La dépression la consumait, mais Feng lui avait un jour tendu la main… Aujourd’hui, elle avait une dette à honorer.
— Feng, c’est Edmée.
— Une nouvelle tortionnaire ? Que vas-tu me faire ? M’arracher les ongles ? Me brûler ? Me noyer ?
— Je ne vais pas te torturer. Je veux juste que tu m’écoutes.
Elle s’approcha.
— Les ténèbres, c’est reposant, n’est-ce pas ?
Feng fronça légèrement les sourcils.
— Ne plus rien ressentir… c’est facile. C’est confortable. On se sent enfin libre… Délivré de la souffrance, des responsabilités. Pourquoi redevenir humaine, alors que ton instinct te donne la force de tout accomplir ? Tu pourrais partir. Je ne t’en empêcherai pas. Je vais même t’aider.
Elle se tourna vers Shi Shen.
— Donnez-moi votre couteau.
Il hésita, puis le lui tendit. Edmée coupa les liens. Feng se massa les poignets, fit deux pas…
— À la seconde où tu franchis la bâche, tu seras éliminée, la prévint Edmée. Mais tu t’en moques, n’est-ce pas ? Alors laisse-moi te dire ce qui suivra ta mort.
Feng s’immobilisa.
— La mafia Phénix disparaîtra. Tes hommes rejoindront la Triade ou mourront. La mafia russe renaîtra. Le nom von Keyserling s’effacera. L’équipe Dragon te pleurera un temps, puis passera à autre chose. Tu les abandonnes. Comme tu abandonnes ta fille… et la fondation que tu rêvais de créer.
Le visage de Feng se crispa.
— Voilà. Tu n’aimes pas mes mots ? Tu es en colère ? C’est bon signe, dit Edmée, un sourire triste aux lèvres. Ce n’est que le début.
Feng arracha le couteau des mains d’Edmée et le plaqua contre sa propre gorge.
— Fais-le, hurla-t-elle. Rends-moi service !
« Edmée ! » cria Ruby dans leur esprit.
— Mais avant… sache ceci. Si tu me tues, tu ne pourras plus jamais te regarder en face. Et cette douleur… cette douleur te détruira à jamais.
Feng abaissa lentement l’arme et relâcha sa prise sur le manche.
— Sage décision, commenta Edmée avec audace. Poursuivons. Je t’ai parlé de ce qui arriverait à ton organisation, à ton projet de fondation… Mais qu’en est-il de Yeva ? Anuska, Ruby et moi faisons partie d’elle. Es-tu prête à nous abandonner ? À nous laisser aux mains de la Triade Huo ? Livrées à nous-mêmes dans ce monde ? L’histoire pourrait se répéter. Nous pourrions vivre ce que tu as vécu : la trahison, le viol, la grossesse…
Le visage de Feng se décomposa à ces mots, et des larmes commencèrent à se former.
— Nous n’avons pas encore parlé de Shi Shu-Fang, poursuivit-elle.
— Ça suffit !
— Shi Shu-Fang, répéta Edmée sans tenir compte de l’interruption. Quel gâchis… Ta mort le détruirait. Lui qui t’aime tant. Anuska et moi le considérons déjà comme notre père. Mais comment pourrait-il l’être après ta mort ? Nous nous faisions une joie de devenir une famille, de partager des moments ensemble, de construire des liens puissants. Cette idée me faisait tenir bon. Elle me donnait l’espoir d’un lendemain, l’envie de me battre pour vivre.
Sa voix se brisa.
--- Mais tout cela ne sert plus à rien… parce que tu as décidé de nous abandonner. Tu m’avais promis d’être là, de me soutenir, de m’aider à m’en sortir… Mais regarde-toi ! Incapable de tenir une promesse faite à ta propre fille !
Elle marqua une pause, la voix tremblante.
— Je ne suis peut-être qu’un fragment… qu’une tumeur qui parasite le cerveau de ta fille. Alors pourquoi rester en vie ? Autant en finir, pour ne plus être un fardeau pour toi… pour les autres.
Edmée prit le couteau des mains de Feng et le leva lentement vers sa gorge.
« EDMÉE ! » hurla Ruby, tentant de reprendre le contrôle du corps.
« Fais-moi confiance », répondit-elle sans quitter sa mère des yeux.
— Adieu, maman… souffla-t-elle en fermant les paupières, prête à se trancher la gorge.
— NON ! cria Feng en se jetant sur elle, arrachant le couteau de ses mains pour le projeter au loin. Je suis désolée… Tellement désolée… sanglota-t-elle en s’agenouillant. Je suis là… Je serai toujours là. Je ne vous abandonnerai jamais.
Edmée recula, scruta le visage de sa mère, puis, soulagée, fondit en larmes et se jeta dans ses bras.
— Merci d’être revenue.
— Je suis désolée…
— Tout va bien maintenant, la rassura-t-elle.
Le corps de Feng s’effondra contre Edmée, trop frêle pour supporter son poids. Shi Shen les rejoignit, souleva Feng dans ses bras et retourna à la voiture, où il l’allongea sur la banquette arrière.
— Elle va avoir besoin de repos, déclara-t-il en démarrant pour rejoindre le repaire de la Triade. Merci, Edmée.
— C’est vous qui formez les recrues ?
— En effet.
— Pourrais-je vous assister ? Je pense savoir comment les empêcher de se perdre dans les profondeurs de l’instinct tueur.
Shi Shen détourna un instant le regard de la route pour la dévisager, puis acquiesça.
Edmée n’était encore qu’une adolescente, et elle le resterait toujours. Pourtant, elle avait connu l’agonie dès sa naissance. Cette souffrance lui permettait de comprendre ce qu’ils appelaient « l’instinct tueur ». Elle voulait se rendre utile, mettre son expérience au service de l’organisation.
Le véhicule se gara devant le repaire. Shi Shen prit Feng dans ses bras et la porta jusque chez elle. Sur les marches, Shu-Fang était assis, la tête entre les mains. En entendant des pas, il se redressa d’un bond et accourut en voyant Feng. Il laissa son père entrer et l’installer dans la chambre avant de revenir dans le salon.
— Dis-moi ce qui lui est arrivé, exigea-t-il.
Le Bâton Rouge s’exécuta et lui raconta tout, depuis le coup de téléphone de Feng jusqu’à l’intervention de Yeva.
— Pourquoi me l’avoir caché ? demanda Shu-Fang, blessé. J’aurais pu l’aider !
— Non, Shu-Fang. Tu es trop impliqué émotionnellement.
— Qu’est-ce que je suis censé comprendre ?
— Je ne pouvais pas te laisser intervenir… au risque que tu te perdes à ton tour.
Il sembla accablé par ces mots. Alors Yeva s’approcha, leva une main minuscule vers sa joue pour l’effleurer.
— Je l’ai ramenée, Shu-Fang. C’était mon rôle. Le tien, c’est d’être auprès d’elle. Parce qu’elle a besoin de toi. De ton soutien, de ton amour, dit-elle, les yeux brillants de larmes. Ensemble, nous sommes plus forts. Ensemble, nous sommes une famille.
— Yeva… murmura-t-il avant de s’accroupir pour la serrer dans ses bras, comme le ferait un père.
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