Depuis le toit d’un immeuble, Feng scrutait les rues de Moscou, le regard durci par les souvenirs. La corruption y suintait comme un poison lent : commissariats, tribunaux, mairie, banques, aucun organe de pouvoir n’échappait à l’infiltration de la mafia russe. Depuis son départ, l’organisation avait proliféré comme une tumeur, ancrée au cœur même de la ville. La méfiance régnait, la confiance n’existait plus que dans les souvenirs d’une époque révolue.. Les riches s’enrichissaient sans retenue, tandis que le peuple se recroquevillait dans l’injustice, vivant dans la peur d’un regard de travers, d’un geste mal interprété, d’une agression gratuite.
Feng comptait bien faire de sa vengeance un moyen d’éteindre cette tyrannie. Elle allait reprendre le contrôle de l’organisation, non pas pour le pouvoir, mais pour que les civils cessent de payer le prix de crimes qu’ils n’avaient pas commis. C’était une promesse ambitieuse, presque irréaliste, car elle savait que le sang versé appelait toujours plus de sang. Mais il le fallait. Pour Yeva. Pour lui offrir une vie paisible, loin de ce monde pourri. Pour briser le cycle. Elle était prête à réduire en cendres le village de son enfance, cet antre déguisé de la mafia, pour faire naître quelque chose de nouveau.
Assise sur le rebord du toit, les jambes dans le vide, elle leva les yeux vers le ciel embrasé. Peut-être contemplait-elle son dernier coucher de soleil. Ce soir, elle retournerait dans ce lieu qu’elle avait autrefois appelé « maison », et quiconque tenterait de s’interposer mourrait sous ses mains. Une étrange paix l’habitait. Pas de panique. Pas d’hésitation. Une sérénité teintée d’excitation. Son cœur battait pour le combat à venir. Lorsque la nuit dévora les dernières lueurs du jour, elle se leva, vérifia ses armes, retira la manchette dissimulant le tatouage de son bras gauche… et se mit à courir.
Le "village" n’en était pas un, du moins pas dans l’acception courante. C’était un nom de code. En vérité, il s’agissait d’un ensemble d’immeubles disposés en cercle autour d’une fontaine monumentale, inondée de lumière. Un bastion. Infranchissable sans autorisation. Chaque entrée était gardée, et seules des cartes magnétiques d’une précision chirurgicale permettaient d’y accéder. Chacune d’elles contenait une puce unique, liée au sang du porteur. À chaque passage, le propriétaire devait poser son pouce sur un capteur ; des micro-aiguilles prélevaient une infime quantité de sang pour confirmer son identité. Ces cartes étaient infalsifiables, impiratables. Feng avait jadis la sienne. Jusqu’au jour où son père la lui avait arrachée… le jour où elle fut brisée.
Ceux qui n’avaient pas de carte ? Les apprentis… et les rejetés. Ceux qui n’avaient plus aucune valeur. On les traitait comme des outils. Des ombres. Feng en avait fait partie. Elle ferma brièvement les yeux pour chasser ce souvenir acide et bascula dans son état d’instinct-tueuse.
L’instinct reprit le dessus. Elle n’était plus qu’une machine précise, glaciale, déterminée. Grâce à une entrée dérobée, connue du seul parrain, elle s’introduisit dans l’immeuble principal. Elle avait découvert cette issue par hasard, autrefois, et son père lui avait révélé son rôle : une échappatoire secrète, au cas où la loyauté venait à se fissurer. Ladislas avait prévu sa survie. Il n’avait pas prévu sa chute.
Feng s’engouffra dans les escaliers, silencieuse comme une ombre. Elle évitait les angles de caméra, contournait les gardes. Un à un, elle les éliminait d’un geste sûr : une lame glissée dans la gorge, un souffle coupé, une vie éteinte. Pas une once de regret. Ces hommes avaient été sa famille, autrefois. Aujourd’hui, ils n’étaient plus que des pions aux ordres d’un monstre. Ils avaient choisi leur camp.
— Mais qui voilà ? lança une voix moqueuse. Notre chère Xenia est de retour au village. Quelle surprise ! Pourquoi ne pas avoir annoncé ta venue ?
Clarence. Le bras droit fidèle de son père. Il souriait, insolent.
— Je préfère l’effet de surprise.
Son sourire se mua en éclat de glace, et elle se rua sur lui, entaillant sa joue avec une précision clinique.
— C’est comme ça que tu salues la famille ? gronda-t-il en essuyant le sang sur sa joue.
— Elle m’a pris bien plus que ce qu’elle m’a donné.
— Tu t’es toi-même mise dans cette situation.
Un frisson parcourut Clarence. Il avait vu son regard. Il savait. Il comprenait qu’elle était déjà perdue dans son instinct, dans cette zone de non-retour où seul le meurtre avait un sens. Il sortit son couteau d’un geste vif. Feng avançait lentement, dangereusement, faisant danser sa lame entre ses doigts. Il attaqua le premier, visant sa gorge, mais elle esquiva avec souplesse, puis lui tordit le bras dans un craquement sec. Il hurla de douleur. Elle le poignarda plusieurs fois dans l’abdomen. Lentement. Cruellement. Puis, sans un mot, le souleva et le projeta à travers la fenêtre. Il chuta dans le vide. Elle resta là, le visage impassible.
Ce combat, bref mais intense, avait réveillé la tempête en elle. C’était le point de bascule. Le moment où il n’y aurait plus de retour possible. Elle avait accepté ce risque en venant ici. Mourir. Ou se perdre définitivement dans ses ténèbres.
Les étages suivants furent traversés sans aucune discrétion. Elle voulait que son père sache. Qu’il l’attende. Elle voulait que le monstre se prépare à mourir. Le long des couloirs, elle laissait des cadavres comme autant de messages, sous les yeux implacables des caméras. Une alarme retentit. Les sirènes hurlèrent dans l’immeuble. Qu’importe. Elle entra dans l’ascenseur, sanglant, armée, l’esprit en feu. L’ascension vers le dernier étage avait commencé.
Le silence régnait. Seules les gouttes de sang chutant de sa lame troublaient l’atmosphère étouffée. Dans le miroir de la cabine, elle aperçut son reflet. Mais ce n’était plus elle. Ses traits étaient figés, ses pupilles dilatées, ses émotions absentes. Elle se perdait. Elle le sentait. Elle n’avait plus de nom, plus d’histoire, plus de souvenirs. Juste une mission : tuer.
Au « ding » métallique, les portes s’ouvrirent… sur un vide. Les soldats ne comprenaient pas. Feng était déjà sur le toit de la cabine. Elle dégoupilla un fumigène, le lança. La fumée envahit la pièce. Elle jeta ensuite trois grenades. Les explosions secouèrent le sol. Cris, sang, chaos. Les survivants suffoquaient, désorientés. Elle sauta dans l’ascenseur et les exécuta un à un. Froids. Précis. Aucun ne put riposter.
Essoufflée, maculée de sang, elle contempla le carnage. Elle avait des entailles, des brûlures, mais aucune ne l’arrêterait. Elle avança jusqu’aux grandes portes. Derrière elles, son père l’attendait. La dernière étape. Le sommet de la colline.
Elle entra sans hésiter.
Elle avait franchi une frontière.
— Tu crois pouvoir revenir après m’avoir tué ? Je vais t’épargner la question : tu ne pourras pas. Il est déjà trop tard.
Son regard brillait. De fierté. Il contemplait son œuvre. L’arme parfaite. Sa création. Et pourtant, il savait. Il allait devoir l’abattre. Sauf si… Yeva. L’enfant. Elle était malléable, elle pouvait encore être modelée.
Feng attaqua. Une première entaille. Il para sans peine, répliqua d’un coup sec au ventre, puis planta sa lame dans son épaule, avant de l’entailler au flanc. Elle chancela. Du sang jaillit de sa bouche. Lui s’éloigna, calme, confiant. Il croyait avoir gagné.
Elle leva les yeux. Vacillante… mais vivante.
Et la véritable bataille ne faisait que commencer.
— La douleur est une émotion. Je ne la ressens pas ! lança-t-elle.
— Mais ton corps, lui, la ressent, répliqua-t-il. Tu es déjà en train de t'effondrer.
— Et pourtant… je vais te tuer.
Elle s’élança.
Elle n’avait plus de temps. Il avait raison : même si la douleur était tue, son corps, lui, souffrait. Chaque mouvement était une torture muette. La pointe de sa lame effleura la carotide de Ladislas, qui esquiva et lui fit une clé de bras. Elle lâcha son couteau.
— N’oublie pas qui t’a formée, gronda-t-il. Tu ne peux pas me vaincre. Regarde-toi !
Il la frappa au visage, puis la projeta violemment contre le bureau.
Feng peinait à respirer. Son haut poissé de sang, ses plaies à vif, elle vacilla. Ses paupières se fermèrent. Le monde se dissout. Les fauteuils en cuir, le tableau masquant le coffre, la bibliothèque dorée… tout disparut. Même le bureau sembla s’effacer. Les lumières tamisées se noyèrent dans le néant.
Elle chuta en elle-même. Prisonnière de son propre esprit. De son instinct.
La fin l’attendait.
Elle pensa à sa fille. À Shu-Fang. Mais ne ressentit ni tristesse, ni peur. Rien. Elle n’était plus qu’une coquille vide, prête à mourir sans vengeance, sans paix.
— Il est encore temps d’abandonner, souffla la voix de Ladislas dans l’obscurité.
Ses yeux se rouvrirent d’un coup. La pièce revint, trop vive, trop brutale. Le monde tanguait.
Ladislas s’était armé de deux OTs-4, vieux couteaux de la police soviétique. Un pour lui. Un pour elle.
— Un seul sortira d’ici en vie, dit Feng en recrachant le sang qui inondait sa bouche.
Elle tituba, récupéra son couteau au sol, le serra, sa main glissant sur son propre sang. Elle leva les yeux. La Mort rôdait, tapie dans un coin, patiente. Une seule âme à prendre.
Le combat reprit. Ladislas frappait avec assurance. Elle, vacillante, résistait. Elle para un coup, et, par un heureux hasard, ou une volonté divine, sa lame perfora son poumon gauche.
Il recula, surpris. Ses yeux s’agrandirent. Le sang envahit sa gorge. Sa respiration devint sifflante, douloureuse.
Il était fort. Il avait été craint. Il l’avait formée pour lui succéder.
Et maintenant, il voyait dans ses yeux la certitude de sa mort.
Elle ne trembla pas. Elle retira la lame. Il s’effondra.
— Ton avidité t’a mené ici, dit-elle en se tenant au-dessus de lui. Tu es le seul responsable de ta mort.
— Ma… fille…
— Non, murmura-t-elle. Xenia von Keyserling est morte le jour où tu as ordonné qu’on me torture et me viole. Il y a douze ans.
— Xe…nia…
— Tu as fait de moi ce que je suis. Pour cela, merci. Mais tu dois mourir.
Il acquiesça, dans un souffle. Elle s’agenouilla, posa une main tremblante sur son épaule, et enfonça la lame lentement, profondément, dans son cœur.
— Par la lame nous vivons. Par la lame nous mourons.
Il la regarda une dernière fois. Ses yeux se voilèrent, ses paupières se fermèrent. Et la vie quitta son corps.
Un silence lourd envahit la pièce. Le temps suspendit sa course. Feng resta là, figée. Il était mort. Et elle… ne ressentait rien. Ni satisfaction. Ni soulagement. Rien que le vide.
Mais ce n’était pas fini. Elle savait. Sa mort allait déclencher l’enfer. Les soldats. Les conséquences. Le chaos.
Elle essuya la lame sur son pantalon, se traîna jusqu’au bureau et s’y assit. Le bois collait à son dos poisseux de sueur et de sang. Elle attendit.
Les bruits de pas résonnèrent. La porte de la cage d’escalier s’ouvrit. Les soldats s’arrêtèrent net face aux cadavres de leurs frères d’armes, baignant dans leur sang.
Ils enjambèrent les corps, entrèrent, et virent.
Le carnage. Le sang. Le parrain, étendu. Et Feng, assise à sa place.
— Deux choix s’offrent à vous, déclara-t-elle. Vous me tuez et vous choisissez un nouveau parrain…
Quelques-uns échangèrent un regard d’assentiment. Feng les connaissait trop bien pour ignorer leur tempérament : certains étaient des menaces latentes. Elle les avait côtoyés durant des années. Elle devrait les surveiller de près… ou les éliminer, avant qu’ils ne trahissent.
— … Ou vous faites de moi votre marraine.
— Toi, marraine ? intervint un membre. Ce serait signer la mort de l’organisation.
Des voix s’élevèrent aussitôt pour réclamer sa tête, mais Feng ne broncha pas. Elle se leva, continuant de faire danser son couteau entre ses doigts, et s’avança sans la moindre hésitation, ignorant le sang qui coulait encore de ses plaies.
— Tu as fui notre pays. Pourquoi te laisserait-on diriger la mafia ?
— Tu as raison. La Russie ne m’intéresse pas. Mais nous y sommes implantés, et certains resterons pour poursuivre nos activités.
— Et les autres ? Où iront-ils ? lança une femme depuis le fond de la salle.
— En Chine, répondit Feng. Vous rejoindrez les rangs de la mafia Phénix.
— Les Triades chinoises contrôlent déjà tout le pays. Nous n’aurons jamais notre place, affirma un homme en réajustant ses lunettes tordues par trop de fractures.
— Sauf si nous sommes déjà alliés à la Triade la plus influente de Chine, rétorqua-t-elle en souriant.
Elle avait toujours voulu tuer son père de ses propres mains. Pour cela, il avait fallu planifier, anticiper, bâtir. Elle avait réfléchi à cet instant pendant de longues nuits blanches, calculant chaque variable, prévoyant les réactions des fidèles de son père. C'était un pari. Un pari risqué, mais nécessaire. Car même si la Triade Huo possédait un grand nombre de membres, elle manquait de bras pour étendre son influence et se diversifier. Et Feng, elle, avait un projet ambitieux, presque utopique : sa fondation. Elle avait besoin d’eux. Ils avaient besoin d’elle.
Mais il y avait une chose qu’elle n’avait pas anticipée : Shu-Fang.
Initialement, elle comptait se servir de lui, le manipuler pour s’imposer et imposer la mafia Phénix à son arrivée en Chine. Mais les choses avaient pris un tournant inattendu.
— Quelle garantie avons-nous ? demanda une voix perdue dans la masse.
— Aucune, répondit Feng avec une franchise glaçante. C’est à vous de décider si vous me faites confiance. Mais sachez-le : vous n’aurez pas de seconde chance. Soit vous me suivez, soit vous mourrez.
Un silence tendu s’installa, puis lentement, quelques hommes et femmes s’avancèrent pour se placer derrière elle. D’autres suivirent. Bientôt, les trois quarts de l’assemblée s’alignaient à ses côtés.
— Êtes-vous sûrs de votre choix ? Il n’y aura pas de retour possible, avertit-elle en brandissant son couteau face aux derniers résistants.
— Nous préférons mourir que de te suivre ! cracha un homme, le regard noir. Les traîtres comme toi ne valent rien… mais je dois admettre que tu as du cran. Tu t’es bien endurcie depuis cette fameuse soirée, ricana-t-il. Je me souviens encore de la sensation de mon…
Il s’interrompit. Ses yeux s’écarquillèrent. Ses mains se portèrent à sa gorge tranchée, d’où le sang jaillit en cascade. Il s’effondra sans un mot de plus.
— Au suivant, lança Feng.
Les derniers fidèles échangèrent un regard d’acier mêlé de peur. Puis, dans un cri de guerre, ils se ruèrent sur elle. Mais elle les abattit un à un, avec la précision d’un démon et la rapidité d’un éclair.
Lorsqu’elle se retourna vers ses nouveaux soldats, couverte de sang, elle déclara d’une voix forte :
— Vous faites désormais partie de la mafia Phénix. Vous servirez et mourrez en son nom. Par la lame nous naissons, par la lame nous mourrons, et par la lame nous renaîtrons !
Ses paroles furent reprises avec ferveur par les membres agenouillés autour d’elle.
Ce soir-là, un tournant s’opéra dans l’histoire. La mafia russe, autrefois dirigée par Ladislas von Keyserling, s’éteignit. De ses cendres naquit la mafia Phénix, menée par la redoutable Liu Feng.
L’écho de cette nuit franchit les frontières, traversa les océans, parcourut les continents. Le nom de Liu Feng devint un murmure dans les ruelles sombres des métropoles et un frisson dans les hautes sphères criminelles. Bientôt, elle reçut des surnoms : Le Démon d’Or, La Faucheuse de Lame, Le Phénix Pourpre.
Des noms qui semaient autant la peur que la fascination. Et nombreux furent ceux qui, ivres d’orgueil, rêvèrent d’être celui ou celle qui ferait tomber le Phénix.
L’avenir semblait lui sourire. Mais dans l’ombre, les ténèbres veillaient.
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