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Feng travaillait à son bureau, au QG de Dragon, un œil sur l’écran, l’autre sur sa fille. Allongée sur le tapis aux couleurs de l’équipe, bleu et violet, la petite remplissait consciencieusement un livre d’énigmes.

Yeva était arrivée de Russie trois semaines plus tôt. Feng avait voulu aller la chercher elle-même, retourner dans son pays natal, mais son organisation l’en avait dissuadée. La première fois, la mafia russe avait toléré sa présence sur leur territoire. Rien ne garantissait que cela se reproduirait. Après avoir pesé les risques, Feng avait confié la sécurité de sa fille à la Triade Huo.

De retour à Shanghai, elle avait convoqué une réunion avec Dragon pour leur expliquer la situation, brièvement, en dissimulant bon nombre d’informations. Inutile de les mettre en danger ou de leur imposer un stress supplémentaire. Ils connaissaient déjà l’existence de Yeva, l’ayant rencontrée à l’hôtel lors de leur séjour en Russie. Mais Feng et sa fille avaient décidé de taire sa maladie, ainsi que les spécificités de son identité. Un secret appelé à resurgir un jour ou l’autre.

Elle avait sollicité l’accord du PDG Zhang Heng, de l’entraîneur Xie Tao et des joueurs pour que Yeva puisse vivre quelque temps au QG. Ils avaient accepté sans hésiter, affirmant que Dragon était une famille où le soutien mutuel primait. Feng les avait remerciés chaleureusement, mais l’inquiétude persistait. Est-ce que sa fille réussirait à s’adapter à cet environnement ? Allaient-ils comprendre que derrière « Yeva » se cachaient plusieurs alters ? Et si un accident survenait de nouveau ? Tant de questions sans réponses.

Les premiers jours, Feng ne la quittait pas des yeux. Elle refusait même de la laisser seule dans une pièce. Peu à peu, elle avait relâché sa vigilance : les alters semblaient s’acclimater. Anushka prenait le plus souvent le contrôle du corps, vaquant à ses activités. Ruby apparaissait parfois pour discuter de l’avenir avec Feng, faire le point sur leur état. Seule Edmée restait silencieuse, en retrait. C’était peut-être une bonne chose… ou un très mauvais signe.

Trois semaines avaient passé, et tout semblait bien se dérouler. Yeva s’entendait avec les joueurs et l’entraîneur, même si leurs emplois du temps rendaient les rencontres rares. Chaque matin, Shu-Fang venait la chercher dans une voiture blindée et l’emmenait à la Triade Huo. Elle y suivait un entraînement martial rigoureux, apprenait à manier diverses armes. Seule la partie « torture » restait inaccessible, une étape pourtant cruciale dans la formation.

Les alters étaient trop différents. Et dans le cas d’Edmée, la douleur infligée ou reçue, même sans qu’elle soit aux commandes, risquait de briser l’équilibre mental précaire. Cela pourrait détruire le corps qu’elles partageaient.

Le midi, Feng allait la chercher. Elle en profitait pour discuter avec Shi Shen, le Tak Khunn, et Shu-Fang : ils faisaient le point sur les activités de leurs organisations, sur les menaces de la mafia russe et de la Triade 14K. Tout était étrangement calme, et Feng savait que ce silence n’augurait rien de bon.

Son père n’accepterait jamais sa fuite, ni sa trahison. Quant à la Triade 14K, elle restait tapie dans l’ombre, sûrement en attente des ordres du parrain russe.

En parallèle, Feng poursuivait ses recherches sur les enfants de Xue Yi, le propriétaire de l’atelier où la mafia Phénix avait établi son repaire. Sacha avait renforcé la sécurité des lieux et modernisé l’équipement informatique, leur permettant de surveiller la Triade 14K. Mais Feng avait réduit toutes les activités secondaires pour ne pas attirer l’attention, surtout sur sa fille.

Le trafic de drogue était limité à une cargaison toutes les deux semaines. Arkadi et Vitali la réceptionnaient, puis les hommes de la Triade Huo se chargeaient de la distribution. Ils avaient le monopole de l’opium, tandis que la mafia Phénix gérait la cocaïne. Cette collaboration leur apportait puissance, innovation et croissance.

Le trafic d’armes suivait le même rythme. Feng voulait limiter les sorties de l’atelier, sachant qu’il était surveillé, tout en évitant d’alerter la police. Shi Wan, la mère de Shu-Fang, avocate influente, leur avait appris qu’une cellule spéciale avait été créée pour enquêter sur les trafics et les organisations criminelles.

Shanghai voulait reprendre le contrôle de ses rues. La prudence était donc de mise.

Feng avait aussi soulevé un point crucial : le blanchiment d’argent. Les sociétés-écrans utilisées par la Triade Huo n’étaient pas viables à long terme. Elle avait alors proposé un projet ambitieux, sur lequel elle travaillait en secret. Elle n’en avait parlé à personne pour l’instant. Pas avant d’avoir évalué sa faisabilité.

Des coups frappés à la porte en verre du bureau la tirèrent de ses pensées.

Quelqu’un entra, mais Feng ne leva même pas les yeux.

— Salut Shu-Fang ! lança joyeusement Yeva, levant la tête de son livre.

— Salut, Yeva, répondit-il en s’accroupissant près d’elle. Tu as fini par résoudre l’énigme d’hier ?

— Oui, regarde.

Elle tourna plusieurs pages et lui montra le raisonnement qu’elle avait suivi. Il la félicita en lui caressant doucement la tête, puis se leva pour rejoindre Feng, toujours absorbée par son écran.

— Feng ? fit-il en agitant la main devant son visage.

— Salut Shu-Fang, répondit-elle enfin. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— J’aimerais te parler.

Il jeta un coup d’œil vers Yeva.

— Tu veux aller te promener un peu ? lui proposa-t-il.

Feng comprit aussitôt. Elle éteignit son ordinateur, rassembla ses affaires, et quitta la pièce avec sa fille et Shu-Fang.

Ils prirent la voiture jusqu’à un parc aux allées ombragées, où les arbres masquaient les immeubles et faisaient oublier la ville. Le calme y était apaisant, presque irréel.

Feng et Shu-Fang marchaient côte à côte, gardant un œil sur Yeva qui s’arrêtait souvent pour observer une fleur, une feuille, un insecte.

— Feng, dit-il finalement, j’ai une proposition à te faire. J’y ai longuement réfléchi, j’en ai parlé au Tak Khunn, et il m’a donné son accord.

— Je t’écoute.

— La Triade Huo t’a offert sa protection. Aujourd’hui, nos organisations travaillent main dans la main.

— Nous sommes alliés, confirma-t-elle. Où veux-tu en venir ?

— Et si je te proposais plus qu’une alliance ?

Elle s’arrêta, se tourna vers lui. Chercha dans ses yeux le fond de sa pensée. Tout ce qu’elle y lut, ce fut une détermination sans faille.

Depuis qu’il avait quitté les projecteurs et s’était consacré pleinement à la Triade Huo, Shu-Fang avait changé. Plus assuré, plus tranchant, presque inquiétant. Feng appréciait cette nouvelle facette : ils se comprenaient mieux. Ils allaient dans la même direction.

— Je te propose une fusion, dit-il d’un ton calme.

— Une fusion ?

— Nos deux organisations. Réunies. Un seul groupe. Effectifs, équipements, techniques, marchandises, bénéfices, règles... tout.

— Pourquoi ?

— Pour évoluer, innover, devenir plus puissants encore. Il est temps que la Triade Huo entre dans une nouvelle ère. Je veux que tu sois à l’origine de cette ère. À mes côtés.

Il leva la main, la posa doucement sur la joue de Feng.

— Je te veux avec moi.

Il pencha la tête. Leurs visages se rapprochèrent. Il allait l’embrasser.

— XENIA ! hurla une voix derrière eux.

Feng se retourna brusquement.

Yeva était effondrée dans la poussière. Ses poignets saignaient abondamment.

— Edmée, murmura-t-elle avant de perdre connaissance.

Feng retira sa veste, la noua fermement autour des poignets pour contenir l’hémorragie. Shu-Fang la souleva dans ses bras, et ils coururent jusqu’à la voiture.

Des passants, choqués, les regardaient. Aucun n’avait bougé. Aucun n’avait aidé. Ils avaient préféré filmer. Reconnaître Shu-Fang et Feng avait suffi à déclencher une avalanche de flashes.

Même s’il s’était retiré de la scène publique, Shu-Fang restait célèbre. L’impact de ces images allait être désastreux. Mais à cet instant, rien n’avait plus d’importance qu’une seule chose : sauver Yeva.