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Feng se rendait au Hall du feu ardent de la Triade Huo, accompagnée par les premiers rayons du soleil et le chant timide des oiseaux. La veille au soir, l’Institut lui avait annoncé que Yeva allait pouvoir sortir. Les derniers bilans médicaux étaient excellents. Pourtant, Feng soupçonnait que les médecins cherchaient surtout à se débarrasser d’elle, par crainte de ce que représentaient ses parents. Elle ne leur en voulait pas. L’Institut accueillait des cas fragiles, et le calme était essentiel à leur équilibre. Même si la décision avait été dictée en partie par la peur, Feng savait qu’ils ne l’auraient pas prise si Yeva n’était pas prête à vivre hors de leurs murs.

Sitôt l’appel terminé, elle avait contacté Shi Shen pour lui demander une entrevue avec lui et le Tak khunn.

Un bruit derrière elle sur les graviers attira son attention. Elle se retourna, sur le qui-vive.

Shu-Fang avançait droit sur elle, le visage fermé, la démarche chargée d’une énergie qu’elle ne lui connaissait pas. Il transpirait, du sang maculait ses mains et sa peau, et son regard brillait d’un éclat sombre, presque dangereux. Il montait les marches sans ralentir, avec une détermination si féroce qu’un frisson aurait pu la traverser… si elle n’avait pas grandi dans un monde où le sang et la peur étaient monnaie courante.

Ils entrèrent ensemble dans le Hall du feu ardent, puis dans la pièce rouge où les attendaient l’Ancien et Shi Shen.

— Shu-Fang ? l’interpella son père.

Il leva les yeux vers lui, le regard brûlant d’audace.

— Quelle est ta réponse ? demanda Shi Shen, un mince sourire au coin des lèvres. Feng le vit. Elle n’était pas sûre de savoir ce qu’il signifiait.

Sans un mot, Shu-Fang s’agenouilla et s’inclina jusqu’à ce que son front touche le parquet glacé.

— Maître des encens, Shi Shu-Fang. Jusqu’à ce que le feu qui brûle en moi me consume, je protègerai ce lieu et ses membres. Je m’incline devant vous et offre ma vie à la Triade Huo..

Un silence solennel suivit sa déclaration. Le Tak khunn se leva et prit une broche de fer chauffée à blanc dans une coupe où dansaient les flammes. Au bout du fer incandescent, Feng distingua l’emblème de la Triade : le caractère chinois du feu 火 entouré de flammes stylisées.

Shu-Fang écarta son haut et tendit sa poitrine. Là, juste au-dessus de son cœur, se trouvait déjà le tatouage des initiés. C’était le signe des apprentis. En apposant la marque brûlante sur ce même symbole, le Tak khunn le transformait en membre officiel.

Feng observa la scène avec attention. C’était bien différent de ce qu’elle avait connu dans la mafia russe. Là-bas, on envoyait les recrues en isolement dans des lieux reculés, non pas pour les former, mais pour briser leurs limites, faire émerger un instinct de survie brutal. Ceux qui revenaient en vie étaient marqués au bras gauche, tatoués pour rappeler que leur vie ne leur appartenait plus. Chaque nouveau grade s’ajoutait à ce premier dessin comme une cicatrice supplémentaire, preuve d’allégeance, mais aussi de soumission.

Ici, c’était autre chose. Plus symbolique. Plus intime.

Shu-Fang se redressa, le torse marqué de rouge et de cendre. Il s’inclina une dernière fois, puis le Tak khunn remit le fer au feu avant de reprendre place.

— Commençons, déclara Shi Shen en tournant les yeux vers Feng.

Elle hésita un instant, puis croisa le regard de Shu-Fang. Il lui adressa un hochement d’encouragement.

— Vous pouvez parler librement, dit-il.

Elle hocha la tête.

— Ma fille m’a contactée. Elle quitte l’Institut dans quelques jours.

— Est-ce la décision des médecins ? demanda Shi Yue-Yan, toujours attentif à la sécurité de Yeva.

— Le dernier bilan était très concluant, oui. Mais… je pense qu’ils préfèrent s’éloigner d’elle. Par peur.

— Un espace sera aménagé ici pour vous, déclara Shi Shen en désignant le domaine de la Triade.

— Merci, mais je ne peux pas accepter.

— Vous y seriez en sécurité, insista l’Ancien.

— Ce n’est pas une question de sécurité. Mon travail avec l’équipe Dragon est exigeant. Et ma fille aura besoin de toute mon attention.

— Comptez-vous abandonner votre couverture ? demanda Shi Shen.

— Bientôt. Je dois régler encore quelques détails. Mais avant tout, je veux m’assurer que Yeva va bien. Qu’elle s’adapte.

— Que s’est-il passé avec elle ? intervint soudain Shu-Fang.

Feng inspira, le cœur serré. Parler de Yeva lui coûtait toujours. Elle avait appris à survivre dans un monde impitoyable, à devenir un pilier de la mafia Phénix. Mais rien ne l’avait préparée à ce que sa fille affronte un tel destin.

— Elle avait cinq ans quand son comportement a commencé à changer, murmura-t-elle. Les médecins ont fini par découvrir trois tumeurs, inopérables. Elles sont situées dans la zone du cerveau où se forment la personnalité et l’identité. Résultat : trois identités distinctes se sont développées.

Un long silence s’installa.

Feng se demanda une fois de plus à quoi ressemblerait sa fille sans ces tumeurs. Aurait-elle été une enfant rieuse, insouciante ? Ou bien discrète, posée ? Elle ne le saurait jamais. Et même si elle n’y était pour rien, une part d’elle se sentait coupable.

— Elle vivra avec moi au QG de Dragon, reprit-elle. Je veux veiller sur elle pendant un temps, avant de quitter l’équipe.

— Ce serait plus sûr ici, dit doucement Shu-Fang. Je la protégerai. Je te le promets.

Feng détourna les yeux. Elle ne pouvait pas. La Triade Huo et la mafia Phénix étaient alliées, mais elle devait préserver son indépendance. Elle ne voulait pas devenir dépendante d’eux. Ni de lui.

— Shu-Fang, intervint Shi Shen, voyant son fils s’approcher.

Il s’arrêta net, puis se pencha vers Feng.

— Promets-moi de m’appeler au moindre souci, souffla-t-il.

Elle acquiesça en silence.

Puis elle se tourna vers Shi Shen.

— Des nouvelles de la Triade 14K ?

— Nous les surveillons. De loin.

Elle comprit. La Triade Huo ne voulait pas se mêler à cette guerre. Elle ne pouvait pas leur en vouloir. Ce combat était le sien, pas le leur.

— Alors je vais partir.

Elle s’inclina, puis quitta la pièce sans se retourner. Shu-Fang fit un pas pour la suivre, mais son père l’arrêta d’un ton sec.

— Tu es désormais membre à part entière de la Triade Huo. Tu n’as plus le droit à l’erreur. Tu dois rester concentré sur l’organisation. Rien d’autre.

— Oui, répondit-il, résigné.

— La mafia Phénix est notre alliée, rappela l’Ancien. Il est naturel de vouloir maintenir le lien.

Shi Shen soupira, agacé. Il faisait tout pour couper Shu-Fang de Liu Feng, mais l’Ancien faisait tout pour les rapprocher. Il comprenait sa logique. Une alliance forte, un avenir partagé… Mais Liu Feng restait une énigme. Elle n’avait rien d’une ennemie. Pourtant, elle était la fille du parrain de la mafia russe, et les raisons de sa fuite demeuraient floues.

Shi Shen ne voulait pas que son fils se retrouve au cœur d’un cyclone qui apporterait la mort.

Mais il savait aussi qu’il ne pourrait pas le retenir.

La Triade avait ses règles. Certaines avaient disparu. D’autres avaient été créées. Mais une seule était restée, gravée dans le feu :

« Si le choix menace le feu, la mort accueillera le décideur. Si le choix altère le décideur, la mort devra lui être donnée. »

Et Shi Shen était prêt à faire appliquer la loi. Même sur son propre fils.