Le sol vibrait légèrement sous les pieds de Feng, assise dans les gradins au deuxième rang, juste à côté de Shu-Fang. Autour d’eux, les cris enthousiastes du public se mêlaient à la musique électro qui ponctuait les transitions sur les écrans géants. Une foule compacte, bariolée de fanions et de pancartes, occupait l’arène de Moscou. C’était la première journée de la grande compétition internationale, et l’équipe Dragon allait enfin entrer en scène.
Sur l’estrade centrale, cinq fauteuils ergonomiques étaient alignés derrière une table bardée de néons aux reflets bleu et violet. Les maillots des joueurs, à manches courtes, portaient les mêmes couleurs — certains avaient enfilé un sous-maillot noir moulant, d'autres arboraient une seule manchette pour soutenir leur bras dominant. Feng aperçut les petites chaufferettes posées devant chacun d’eux, ces patchs chauffants qu’ils pressaient dans leurs paumes pour que leurs doigts restent souples malgré le stress. D’ici, elle voyait tout : leurs visages tendus, leurs lèvres serrées, les regards échangés sans un mot.
Lenny ouvrit et ferma les mains plusieurs fois. Tsao Wu fixait l’écran, impassible. Yung Ming, comme à son habitude, parlait à voix basse, ses mots couverts par les bruits de la salle, mais les autres hochaient la tête. Leong Shui souriait légèrement, pour se donner du courage peut-être, et Duàn Li-Wei… la jeune remplaçante respirait par à-coups, mains crispées sur sa souris. Elle était si jeune, son casque à peine ajusté sur ses cheveux tirés en arrière. C’était sa première compétition professionnelle. Et la nouvelle mise à jour du jeu, annoncée seulement deux jours avant, avait rebattu toutes les cartes.
Sur les écrans géants suspendus au-dessus de la scène, la sélection des shikigamis commença.
Dans ce jeu, chaque joueur incarnait un "shikigami", un esprit combattant issu du folklore asiatique. Ils avaient chacun leurs forces, leurs faiblesses, et un rôle dans l’équipe : attaque, défense, soutien, infiltration… Feng connaissait leurs choix par cœur. Ming, en midlane, opta pour Enma, une shikigami à l’allure de prêtresse aux longs cheveux noirs, capable d’interrompre les sorts ennemis et de ralentir le rythme de la partie. C’était un choix sûr, stratégique. Wu, fidèle à lui-même, prit Ibaraki Dōji : une créature démoniaque avec un bras gigantesque pour balayer ses adversaires en duel. Shui, leur tireur, choisit Chin, une shikigami qui ressemblait à une jeune arbalétrière de jade, redoutable à distance. Lenny sélectionna Komatsu, un petit esprit bondissant, presque mignon, mais qui excellait à poser des pièges et offrir de la vision sur la carte. Et enfin, Li-Wei surprit tout le monde.
Elle verrouilla Hako Shoujo.
Feng sentit sa nuque se tendre. Ce shikigami-là, c’était tout ou rien. Un esprit enfermé dans une boîte funéraire, capable de surgir derrière un ennemi pour l’éliminer d’un seul enchaînement. C’était un choix audacieux, agressif, parfait pour déséquilibrer l’adversaire… si on le maîtrisait.
Le match commença.
Les caméras filmaient chaque recoin de la carte virtuelle projetée sur l’écran. Un décor de village en ruines, baigné par une lumière crépusculaire. Deux équipes s’affrontaient : la leur, Dragon, en bleu-violet, contre les Américains de Grey Fang, en rouge. C’était rapide, presque trop rapide. Feng, malgré sa connaissance du jeu, avait du mal à suivre toutes les actions. Elle se concentra sur la minimap, les indicateurs colorés, les trajectoires.
Au début, tout semblait fluide. Les lignes se tenaient, les affrontements restaient équilibrés. Mais au bout de dix minutes, un premier accrochage tourna mal. Li-Wei s’avança un peu trop, tenta un piège derrière une tour ennemie. La coordination n’y était pas. Ming arriva trop tard. Shui n’avait plus de munitions. Et Wu était occupé sur la ligne du haut. La jeune jungle se fit piéger et l’écran afficha une première élimination en rouge.
Premier sang.
Le public réagit immédiatement. Quelques cris. Des sifflets. Et à côté d’elle, Feng sentit Shu-Fang se crisper. Sur scène, Li-Wei ne broncha pas, mais Feng vit ses épaules se contracter.
L’écart se creusa ensuite. Un mauvais positionnement de Lenny, un piège raté, un objectif volé. En face, les Grey Fang semblaient connaître la mise à jour par cœur. Leurs déplacements étaient fluides, calculés. Ils avaient même intégré les nouvelles optimisations apportées au terrain. Feng comprit alors ce que Xie Tao craignait : ils manquaient de recul, de temps, de stabilité. Ils étaient encore en train d’apprendre.
Vingt-cinq minutes après le début du match, une ultime altercation dans la rivière signa leur défaite. Wu fut isolé. Ming tenta de retourner la situation, mais fut mis à terre. Shui tomba en quelques secondes. Li-Wei voulut fuir… et fut stoppée net.
Un silence pesant s’abattit sur la salle.
Le Nexus de Dragon explosa à l’écran. Et tout s’éteignit.
Feng resta figée, le regard braqué sur les visages de ses joueurs. Aucun ne se levait. Li-Wei retira lentement son casque. Elle avait les yeux rouges. Ming posa une main sur son épaule, mais elle détourna la tête.
Puis les lumières se rallumèrent. Le public se dispersait déjà, les projecteurs passaient à un autre match. Eux, ils quittaient la scène en silence, comme des ombres. Des pas lents, le froissement des vestes zippées, les chuchotements des techniciens.
Feng descendit les gradins sans attendre Shu-Fang. Il fallait qu’elle les devance, qu’elle soit là quand ils arriveraient dans la loge. Pour les soutenir.
Quand la porte s’ouvrit, c’est Ming qui entra le premier. Il avait retiré son maillot et le tenait roulé dans sa main. Le regard dur. Shui et Wu suivaient, sans un mot. Lenny s’adossa directement au mur et ferma les yeux. Puis, enfin, Li-Wei. Elle marcha vite jusqu’au fond de la pièce, laissa tomber son sac sur un banc et s’assit, dos tourné à tout le monde.
Feng les observa. Chacun enfermé dans sa bulle. Ils avaient perdu. Éliminés. Avant même d’avoir eu le temps d’exister. Elle connaissait la défaite, la douleur dans le coeur, les images qui tournaient en boucle dans l’esprit, toutes les erreurs.
— Vous avez fait de votre mieux, finit-elle par dire. Soyez fier de vous.
Silence. Elle n’attendait pas de réponse, c’était à eux seuls d’accepter et de continuer d’avancer.
Wu passa une main sur son visage. Shui se mit à fouiller dans son sac, sans but précis. Ming s’approcha de Li-Wei. Il s’accroupit, posa une main sur le banc, près d’elle.
— Tu n’as pas à porter ça toute seule, dit-il doucement.
Elle ne répondit pas. Mais ses épaules tremblaient légèrement.
— On savait que ce patch allait nous poser problème, ajouta Lenny, sans ouvrir les yeux. On a fait ce qu’on a pu.
— Je suis désolé… souffla Li-Wei d’une voix brisée.
— C’est pas ta faute, coupa Wu en secouant la tête. Ils nous ont juste surpris.
— On a mal anticipé leur changement de stratégie après la première manche, ajouta Shui. Mais personne ne pouvait le prévoir.
— Faut juste qu’on se relève, conclut Ming en se redressant. La prochaine fois, on sera prêts.
Lenny ouvrit enfin les yeux, fixant le plafond.
— On se relève toujours. Ça fait partie du jeu.
Un grondement discret monta du couloir : des voix, des pas pressés, le cliquetis des caméras qu’on installe. Le temps s’accélérait déjà, comme si le monde voulait tourner la page.
Feng se tourna vers Ming.
— Tu es prêt ?
Il hésita, regarda les autres, puis hocha la tête.
— Oui.
Il était le capitaine. Celui qui faisait front quand tout vacillait.
Ils rejoignirent l’entraîneur dans le couloir. Xie Tao avait la mâchoire crispée, les bras croisés sur sa veste. Son regard trahissait une fatigue plus lourde que les nuits blanches des derniers jours. Feng s’approcha de lui sans rien dire, leur simple présence suffisait à combler le silence. Ensemble, ils entrèrent dans la salle.
Une vingtaine de journalistes, certains déjà penchés sur leur ordinateur portable, d’autres le doigt levé, prêts à dégainer la première question. Derrière la table blanche, trois micros et un panneau avec l’inscription : DRAGON — CONFÉRENCE POST-MATCH.
Feng s’installa à gauche, Ming au milieu et Tao à droite.
— Merci de vous joindre à nous, lança un organisateur. Nous allons prendre quelques questions. Une seule par personne, s’il vous plaît.
Les mains se levèrent aussitôt.
— Ming, commença une voix, que s’est-il passé sur cette partie ? Est-ce la nouvelle mise à jour qui vous a déstabilisés, ou un manque de préparation ?
Le capitaine ne détourna pas les yeux et répondit avec calme.
— Les deux. On a essayé de s’adapter en quarante-huit heures à des mécaniques entièrement nouvelles. On a étudié les autres équipes autant qu’on a pu. Mais la réalité, c’est qu’on manquait de recul, et que certains de nos automatismes n’étaient plus valides. On a été dépassés.
Une autre main se leva.
— On a vu une tentative très audacieuse de votre jungle avec Hako Shoujo. Pourquoi avoir pris ce risque dans un BO1 ? Est-ce une décision d’équipe ou individuelle ?
Feng garda une postule droite, les mains jointes devant elle. Elle jeta malgré tout un œil vers Ming.
— C’était notre décision. On savait que nos adversaires étaient plus expérimentés sur ce patch. Pour espérer une victoire, il fallait créer la surprise. On a choisi de tenter une stratégie agressive. Ça n’a pas fonctionné, mais on l’assume ensemble.
Un murmure passa dans la salle. Les claviers crépitaient.
— Une question pour la manageuse, dit une journaliste. Li-Wei est la seule femme de la compétition cette année. Pensez-vous que cela a influencé sa performance, en bien ou en mal ?
Feng serra légèrement les dents. Elle savait que cette question viendrait. Qu’importait le milieu, être une femme dérangeait.
— Li-Wei est une excellente joueuse. Ce qu’elle vit en ce moment, c’est ce que vivent tous les rookies dans leur première compétition internationale. La pression, les attentes, l’exigence. Le fait qu’elle soit une femme ne change rien à son niveau. Mais il est clair que les regards posés sur elle sont parfois plus durs, plus intrusifs. Elle s’est battue avec courage aujourd’hui. Et ça, aucune défaite ne l’effacera.
Il y eut un silence. Pas un mot dans la salle. Juste le cliquetis des touches.
— Une dernière question ?
Personne ne leva la main. L’organisateur les remercia. Et ce fut fini.
En ressortant, Feng s’attendit à ressentir quelque chose. Un soulagement, peut-être. De la tristesse, de la colère, n’importe quoi. Mais rien ne vint.
Elle avançait dans les couloirs comme à travers un rêve qu’on oublie en marchant. La conférence était derrière eux, les questions avaient été posées, les regards s’étaient tournés ailleurs.
Ce monde, elle ne s’y sentait déjà plus à sa place.
Pourtant, elle savait qu’elle devait encore tenir. Être là pour eux. Les aider à se relever, les accompagner aussi loin qu’elle le pourrait. Jusqu’à la fin, quelle qu’elle soit.
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