Feng reposa son couteau sur le chariot sans se départir de son regard meurtrier. À ses côtés, Shi Shu-Fang appela ses hommes et leur ordonna de nettoyer la pièce et de se débarrasser du corps de Vyacheslav.
— Faites parvenir ceci à cette adresse, leur demanda Feng en leur tendant une boîte contenant les ongles du cadavre, soigneusement ramassés.
— Ce sera fait, acquiescèrent-ils en s’inclinant.
Feng quitta ensuite la pièce et gagna les toilettes de l’hôtel pour se laver les mains et ôter les gouttes séchées de sang sur son visage. Shu-Fang la suivit. Il l’observa sans un mot. Elle semblait encore absente, comme lui. Difficile de refermer les vannes émotionnelles après ce genre de scène. Il n’avait pas torturé cet homme, mais il avait assisté à sa mort, il y avait participé. Il ne regrettait pas. Il ne regrettait jamais. Pourtant, à chaque fois, c’était le même vertige silencieux, cette sensation de néant, de solitude, d’obscurité. Éteindre une partie de soi laissait toujours un vide. Mais en la regardant, il se sentit moins seul.
Il s’approcha d’elle, passa ses bras autour de sa taille et enfouit son visage dans son cou. Feng suspendit ses gestes et leva les yeux vers le miroir. Il semblait ailleurs, usé. Ils venaient de deux mondes différents, mais leur formation avait été semblable. Et son état faisait écho au sien.
— Ne dis rien, souffla-t-il avant qu’elle n’ouvre la bouche. Restons juste comme ça. S’il te plaît.
Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Feng. Elle lui fit face, passa à son tour ses bras autour de sa taille et posa sa tête contre sa poitrine pour écouter battre son cœur. Il la serra un peu plus fort, se laissant envelopper par la chaleur de leur étreinte.
— On devrait remonter, murmura-t-elle après quelques minutes, en se détachant à regret.
Il acquiesça, et ils prirent l’ascenseur jusqu’à leur étage. Le calme régnait dans la suite, comme si le temps s’y était figé. Feng s’apprêta à rejoindre sa chambre, mais Shu-Fang la retint par le poignet.
— Est-ce que… tu accepterais de dormir avec moi ?
Il plongea son regard dans le sien, guettant sa réaction. Sa demande aurait pu sembler déplacée, mais il n’y avait aucune arrière-pensée. Il avait seulement besoin de sa présence pour retrouver pied, pour pouvoir dormir.
— Ce n’est pas pour… voulut-il expliquer.
— D’accord.
— De ?
— Ta présence me fait du bien. Je n’arriverai pas à dormir seule dans ma chambre, avoua-t-elle, les joues légèrement rosies.
Il lui sourit et la guida jusqu’à sa chambre. Tandis qu’elle gagnait la salle de bain attenante, il se changea et enfila un simple short pour dormir. Quand la porte s’ouvrit de nouveau, Feng apparut, vêtue uniquement de ses sous-vêtements. Son corps, marqué de cicatrices, parlait pour elle. Son histoire, ses blessures, son endurance. Un pansement recouvrait encore sa blessure à l’abdomen.
Mais ce fut son tatouage qui l’arrêta. Il n’avait jamais eu l’occasion de le voir en entier. Il s’avança jusqu’à elle, à quelques pas seulement, et fit glisser ses doigts sur les chaînes enroulées autour de son poignet, remontant le long de son bras. Puis, doucement, il caressa la large bande noire portant une inscription en russe : Par la lame nous vivons, par la lame nous mourrons. Enfin, il laissa ses doigts suivre les contours d’un phénix majestueux déployant ses ailes sur sa poitrine. Les couleurs mêlées, la finesse des lignes… tout semblait avoir été tracé avec douleur et fierté.
Il releva les yeux vers Feng. Dans son regard, les émotions affluaient à nouveau.
— Est-ce que tout sera différent après ? murmura-t-il.
— De ?
— Si je t’embrasse.
Elle ne répondit pas. Les mots de Feng se perdirent quand Shu-Fang posa ses lèvres sur les siennes. Une main dans le creux de ses reins, l’autre sur sa joue, il l’embrassa avec une infinie douceur. Son cœur s’accéléra, son corps se rapprocha du sien. Mais il se reprit, se détacha légèrement.
— Je suis un papillon qui a perdu ses ailes. Un papillon qui veut voler à nouveau. Avec toi, je peux. Avec toi, le néant disparaît. Il y a encore tant de choses que l’on ignore l’un de l’autre, mais l’avenir est incertain, et je ne veux pas regretter d’avoir attendu le bon moment.
Il fit le tour du lit et s’installa sous la couverture. Feng, debout, restait figée, le cœur battant. Elle porta ses doigts à ses lèvres, encore empreintes du contact des siennes.
— Viens.
Elle fit un pas, puis un autre, et s’allongea à ses côtés. Son corps effleura le sien. Un frisson la parcourut. Elle ne savait pas encore ce qu’elle voulait, ni comment réagir. Elle aurait besoin de temps. Heureusement, Shu-Fang semblait prêt à l’attendre. Ils s’endormirent, paisibles, dans un sommeil profond et réparateur.
Feng fut réveillée par la voix de Ming.
Elle ouvrit les yeux et réalisa que sa main reposait sur le torse nu de Shu-Fang. Elle se redressa avec précaution, enfila ses vêtements et quitta la chambre à pas feutrés. De retour dans la sienne, elle prit une douche pour effacer les dernières traces de sang.
— Salut, lança-t-elle froidement à Ming en arrivant dans le salon.
— Tu es là, s’exclama-t-il, soulagé.
— Que se passe-t-il ?
Il lui tendit son smartphone.
— Xie Tao l’a vu ?
— Il dort encore.
— Réveille tout le monde. Réunion d’urgence.
Il s’exécuta et alla frapper aux portes. Dix minutes plus tard, toute l’équipe Dragon était réunie autour de la table du petit-déjeuner. Feng, un café à la main, relisait l’article en attendant que tous émergent.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda finalement Xie Tao.
— Une nouvelle est tombée : la compétition se jouera sur la nouvelle version du jeu.
— Mais elle est sortie il y a tout juste une semaine ! protesta Lenny.
— Ils ont le droit de faire ça ? s’étonna Tsao Wu.
— J’ai relu le règlement, soupira Feng. Il est stipulé que les organisateurs peuvent exiger d’utiliser la version la plus récente si elle est sortie au moins une semaine avant la phase suivante.
— On a à peine joué dessus… fit remarquer Duàn Li-Wei, paniquée.
Déjà stressée par sa première compétition professionnelle, cette annonce la déstabilisa complètement. Elle était au bord des larmes. Tsao Wu lui tapota doucement le dos pour la rassurer. Tous affichaient un visage sombre. Une nouvelle version impliquait des ajustements, des tests, des heures de jeu pour maîtriser les mécaniques. Et ils n’avaient que deux jours.
— Vous allez y arriver, les encouragea Feng.
— On peut le faire, renchérit Ming. Restons concentrés.
Feng sentit son cœur se serrer. Voir cette détermination dans les yeux de Dragon ne faisait que confirmer sa décision de les quitter.
— Finissez de manger, puis on sort prendre l’air avant de commencer l’entraînement intensif.
Tous acquiescèrent et se dépêchèrent de terminer. Shu-Fang sortit enfin de sa chambre, se servit une tasse de café, et alla se placer devant la fenêtre.
— On sort, l’informa Feng en se plaçant à ses côtés.
— Deux hommes nous accompagneront, d’autres suivront à distance.
— Bien.
— Ça va ? lui demanda-t-il, inquiet.
— J’ai juste un mauvais pressentiment, avoua-t-elle. Mais elle le repoussa. Pour le bien de l’équipe.
Une fois prêts, elle les emmena au bord de la Volga. Le plus long fleuve d’Europe. L’air y était plus léger, malgré le tumulte de la ville. Les joueurs profitèrent du paysage et du soleil.
Feng, elle, contemplait l’horizon sans ce frisson habituel, ce rappel de ses vieux démons. C’était le signe : sa place n’était plus ici. Il était temps de tourner la page.
— Xenia !
Elle attrapa aussitôt le manche de son couteau. Son prénom de naissance. Elle le reconnut immédiatement.
— Xenia, Xenia, tu n’aurais jamais dû revenir, ricana une voix familière.
Un homme grand, musclé, vêtu d’un long manteau noir se leva d’un banc et s’approcha d’elle.
— Clarence, dit-elle froidement, les mâchoires crispées.
— Eh bien, eh bien… Que voilà ? murmura-t-il en caressant son visage du bout des doigts.
Shu-Fang fit un pas en avant, mais Feng l’arrêta d’un geste.
— Un toutou bien dressé… Dommage que tu ne l’aies pas été autant plus jeune.
— Je n’ai jamais aimé me soumettre.
— C’est étrange. Tu semblais pourtant bien docile quand ils s’occupaient de toi.
Il éclata de rire. Feng se retint de lui trancher la gorge. Clarence était le bras droit de son père. Leur rivalité pour gagner les faveurs du parrain s’était soldée par son échec.
— Que veux-tu ?
— Te saluer. J’ai appris que tu étais de retour. Il était naturel que je vienne avant que tu ne finisses comme ce lapin…
Elle comprit immédiatement le message et masqua ses émotions.
— Tu croyais vraiment pouvoir quitter le pays si facilement ? Xenia… si naïve. Tu pensais qu’on allait te laisser t’installer à Shanghai sans moyen de te faire revenir ? Tu crois que le parrain n’a aucun pouvoir hors de Russie ? Je vais te dire un secret…
Il se pencha vers son oreille.
— La Triade 14K est sous nos ordres.
Il recula et éclata de rire. Dragon, incapable de comprendre le russe, le fixait avec inquiétude. Son aura était glaciale.
— Tu ne dis plus rien ? Tu n’es pas à la hauteur. Regarde-toi… si faible. Un gâchis. Heureusement, il nous reste ta fille. Elle sera peut-être plus coopérative.
Un goût de fer emplit la bouche de Feng. Elle serrait si fort son couteau qu’elle en avait mal.
— Ce fut un plaisir, Xenia. À la prochaine. Salue tes hommes… et ta fille.
Il tourna les talons en ricanant. Feng relâcha lentement son arme, puis se tourna vers les autres :
— On va manger quelque part ?
Aucun membre de Dragon ne posa de questions. Ils ne comprenaient pas les mots, mais tous avaient perçu la menace dans sa voix.
Ce n’était pas le cas de Sacha et Shu-Fang. Le premier posa une main discrète sur l’épaule de sa marraine, comme pour lui dire je suis là. Shu-Fang, lui, se sentit étranger à ce monde dans lequel sa famille, et Feng en particulier, évoluaient avec une aisance déconcertante. Il comprit à cet instant que sa carrière d’idol l’avait tenu à distance, et que c’était un choix qu’il avait lui-même fait. Pourquoi avait-il ressenti le besoin de fuir ce monde, malgré ses racines, malgré sa famille, malgré lui-même ? Il n’avait pas encore la réponse. Mais il savait que tôt ou tard, un choix s’imposerait.
Ils entrèrent dans le restaurant, vide. Feng avait privatisé l’endroit pour leur sécurité. Le propriétaire les salua, leur indiqua leur table, et Feng commanda pour tout le monde des plats traditionnels.
Profitant du temps de la préparation, elle se leva, s’éloigna sous prétexte d’aller aux toilettes, mais s’arrêta derrière un paravent sans y entrer. Elle sortit son téléphone et composa un numéro sécurisé. À l’autre bout du fil, la voix de Shi Shen, bâton rouge de la Triade Huo, répondit :
— J’écoute.
— La situation se complique.
— À quel point ?
— Le premier fidèle du parrain de la mafia russe est venu à ma rencontre, dit-elle sans prêter attention à l’agitation à table. La Triade 14K travaille pour eux. Ils ont reçu l’ordre de me ramener auprès du parrain. Ma fille est aussi en danger. S’ils la récupèrent…
Sa gorge se noua. Un haut-le-cœur la coupa. L’image de Yeva, brisée, manipulée, dressée contre elle, l’envahit. Elle ne doutait pas que son père ferait tout pour la plier à ses ordres, jusqu’à lui laver le cerveau et lui ordonner de tuer sa propre mère.
— Votre fille est en sécurité. L’Ancien veille sur elle, la rassura Shi Shen. N’agissez pas. Vous ne devez pas être celle qui déclenche la guerre.
— La guerre a déjà commencé.
— Non. Pas encore. Ils vous testent. Ils espèrent une erreur, celle qui vous coûtera la vie. Ils comptent sur votre connaissance de la mafia russe, sur votre lien avec le parrain. Vous devez garder la tête froide, Liu Feng. Pour votre survie, pour celle de votre fille. Et pour celle de votre organisation.
— Combien de temps dois-je attendre ?
— Jusqu’au moment venu.
— Et quand viendra-t-il ?
— Vous le saurez. En attendant, restez alerte. Ne perdez pas le contrôle. Soyez prête.
— Très bien, conclut-elle avant de raccrocher.
— Explique, ordonna Shu-Fang, surgissant devant elle.
— Plus tard, esquiva-t-elle.
— Non, grogna-t-il, les yeux glacés. Maintenant.
Autour de la table, les conversations cessèrent. Une chaise racla le sol : Ming les avait rejoints derrière le paravent. Feng soutint le regard de Shu-Fang. Baisser les yeux aurait signifié la soumission. Et comme elle l’avait dit à Clarence : elle n’était ni née ni éduquée pour être inférieure à qui que ce soit.
— Plus tard, répéta-t-elle d’un ton tranchant.
Shu-Fang avança d’un pas. Son regard, vide de toute tendresse, ne reflétait plus que l’animosité et une fierté blessée. Ming, témoin de la scène sans en comprendre les enjeux, ressentait pourtant cette tension étrange, un goût amer dans la bouche, nourri par une jalousie sourde. Malgré la gifle que Feng lui avait donnée, il restait là, insistant, fidèle.
— Que se passe-t-il ? osa-t-il demander.
— Rien qui te concerne, répliqua Shu-Fang, sans un mot de plus.
Ils se jaugèrent encore quelques secondes, puis chacun regagna sa place autour de la table, où l’ambiance s’était considérablement alourdie.
Feng fit un effort pour ignorer la présence de Shu-Fang à ses côtés, conscient de la blessure qu’elle lui infligeait en lui dissimulant une partie de la vérité. Face à elle, Ming la regardait avec cette accusation silencieuse qui la brûlait. Elle avait l’impression de vivre en permanence dans le mensonge, de devoir filtrer sa propre personnalité, de jouer un rôle qui n’était pas le sien. Cela l’épuisait. Et même si Dragon, même si son rôle de manageuse, avait une certaine importance… elle avait hâte que tout cela prenne fin. Hâte que vienne son dernier jour auprès d’eux.
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