«

»

Quatre mois étaient passés depuis qu'elle avait quitté la Russie. Shanghai était devenue son nouveau terrain de jeu, son nouveau champ de bataille.

La tête plongée dans son carnet, Feng avançait d’un pas tranquille dans les rues animées de Shanghai, baignée par un ciel dégagé en ce doux mois de mai. Les murmures de la ville, les klaxons au loin et les éclats de voix se mêlaient à ses pensées, sans jamais parvenir à la distraire.

Soudain, un homme surgit d’un imposant immeuble. Le visage dissimulé sous une casquette et une capuche, il ne vit pas Feng, tout aussi absorbé. Ils se heurtèrent. Le carnet de la jeune femme lui échappa des mains et tomba au sol.

— Vous allez bien ? s’empressa de demander l’homme, visiblement inquiet.

— Oui, merci.

Elle parlait le chinois couramment, sans accent. Un atout qu’elle avait soigneusement cultivé durant ses années d’études, bien avant son arrivée ici.

L’homme, lui, avait cet accent léger du nord. Natif de Luoyang, il avait pourtant les gestes et la posture d’un Shanghaïen de toujours.

— Je vous prie de m’excuser, je n’étais pas attentive.

— Il n’y a pas de mal.

Feng s’inclina brièvement, ses doigts frôlant machinalement le manche du couteau dissimulé dans son dos. Un simple réflexe, dicté par cette tension sourde qu’elle ne parvenait jamais tout à fait à relâcher.

L’homme s’était penché pour ramasser le carnet, qu’il ouvrit sans réfléchir. Ses yeux parcoururent quelques lignes, et un sourire s’esquissa.

— Des tactiques de jeu ? Très impressionnant !

Feng garda le silence, observant sa réaction avec attention. Elle remonta sa manchette pour dissimuler le tatouage sur son bras gauche, puis rajusta sa casquette.

— Ce n’est pas mauvais du tout. Vous êtes une joueuse ?

— Je travaille pour une équipe.

— Entraîneuse ?

— Liu Feng. Manageuse de Dragon.

Elle le dit simplement, sans fierté excessive, mais avec assurance.

— Enchanté, Liu Feng. Je suis… à quoi bon vous le dire, soupira-t-il. Vous m’avez reconnu, n’est-ce pas ?

Il afficha un sourire las, celui qu’on garde pour les inconnus bienveillants ou les admirateurs égarés. Mais ses yeux trahissaient autre chose : une fatigue sourde, une lassitude profonde.

Feng hocha lentement la tête.

— Je connais le rappeur et le danseur. Mais vous ? Je ne vous connais pas. Alors, dites-moi : qui êtes-vous ?

Il resta figé une seconde, décontenancé. Il n’avait pas l’habitude d’une telle question, et encore moins d’un regard qui cherche à voir l’homme derrière le masque.

— Je… Shi Shu-Fang.

— Enchantée, Shi Shu-...

Son téléphone vibra.

— Excusez-moi, je dois vous laisser.

Elle décrocha, s’éloignant sans se retourner, laissant intentionnellement son carnet dans les mains de l’idol.

L’après-midi touchait à sa fin quand quelqu’un toqua à la porte du bureau. Feng était en plein appel avec un sponsor potentiel.

— Entrez ! lança-t-elle sans détour.

Ming, le capitaine de Dragon, s’avança avec une expression contrariée.

— Un problème, Ming ?

— L’idol Shi Shu-Fang est dans le hall. Il demande à te voir.

Un froncement de sourcils. Puis un soupir. Elle remercia son interlocuteur et raccrocha.

Feng se leva et suivit Ming jusqu’au hall. Là, la scène était risible : une horde d’employés entourait l’idol, lui posant mille questions, lui demandant des autographes et le mitraillant de photos.

— Vous n’avez pas un travail qui vous attend ? lança-t-elle d’un ton sec.

Les employés se dispersèrent aussitôt, visiblement intimidés.

— Vous n’avez pas un entraînement ? ajouta-t-elle à l’attention des cinq joueurs, qui traînaient non loin. Dehors !

Ils détalèrent vers l’étage, mais prirent la tangente vers la cuisine, qui donnait vue sur le rez-de-chaussée. Ils voulaient écouter. Bien sûr.

— Désolée pour ce petit…comité d’accueil.

— Ne vous excusez pas. Je suis habitué à ce genre d’effusions.

Feng eut un sourire triste. Elle connaissait cette ferveur. Elle l’avait vécue. La célébrité n’avait rien de glorieux quand on la portait depuis l’enfance.

— Vous avez oublié votre carnet ce matin. Je suis venu vous le rendre.

— Merci.

— Je me suis permis quelques… commentaires, ajouta-t-il, presque gêné.

Feng feuilleta rapidement l’ouvrage. Elle aurait pu se vexer, mais venant de lui, c’était attendu.

— Shu-Fang ! intervint une femme à la porte. Nous devons y aller !

Elle jetait des coups d’œil nerveux à l’extérieur. L’invasion médiatique n’était jamais loin.

— Veuillez m’excuser. Au revoir.

— Au revoir.

Leurs regards se croisèrent une dernière fois avant qu’il ne quitte le QG. Feng retourna à son bureau, bien consciente que les cinq joueurs l’observaient toujours depuis leur cachette.

Elle les rappellerait à l’ordre plus tard.

La nuit était tombée. Dans sa chambre, Feng relut les commentaires laissés par Shu-Fang dans son carnet. Elle devait l’admettre, ses remarques étaient pertinentes, presque brillantes. Il connaissait vraiment le jeu, ses mécaniques, ses dynamiques de groupe.

Mais ce n’était pas ce qui l’intéressait le plus.

À la fin du carnet, elle avait noté, dans un langage codé, des informations cruciales sur sa véritable activité. Et elle était certaine que Shu-Fang les avait décryptées. Il faisait partie de ce monde, lui aussi.

Elle secoua doucement le carnet. Un petit morceau de papier en glissa. Elle le récupéra. Un numéro. Le sien. Et le sceau des Shi.

Le message était clair.

Feng attrapa son téléphone.

« Merci pour vos indications. Vous avez une grande connaissance des techniques du jeu. »

Quelques secondes plus tard, la réponse s’afficha.

« Si vous avez besoin à l’avenir, n’hésitez pas à me demander. Nous pourrons convenir d’une entrevue. »

Parfait. Se rapprocher de Shu-Fang, c’était se rapprocher des Shi. Et les Shi contrôlaient Shanghai. Ils représentaient une pièce maîtresse sur l’échiquier.

Feng avait besoin d’eux pour prospérer. Pour survivre. Pour atteindre son objectif.

Mais elle restait prudente. Car derrière les alliances, les masques et les sourires, il y avait toujours un piège qui attendait de se refermer.